Succédant à une expression de surprise, c'est une expression plus sombre qui vint s'inscrire sur le visage d'Ozvello. Quel statut social se cachait-il donc derrière cette déclaration un peu obscure de descendante de musicienne ? Cela pouvait signifier à la fois tout et rien, et ne lui en apprenait en somme pas beaucoup sur son interlocutrice, qui paraissait vouloir rester plus que jamais mystérieuse. En effet, les musiciens, à Castelquisianni comme dans de nombreuses autres régions semblables, étaient divisés en plusieurs catégories qui avaient entre-elles peu de choses à voir.
Il y avait pour une part que beaucoup des nobles savaient jouer d'un ou plusieurs instruments. Cet enseignement ne concernait dans la cité marchande, contrairement à certaines cultures voisines, pas seulement les progénitures féminines. Les plus doués de ces individus privilégiés se consacraient également à la composition, dont certains faisaient même une activité prenante. Toutefois, on appelait rarement ceux-là musicien, car même s'ils y passaient beaucoup de temps, ce n'était pas là leur titre principal. Il y avait pour une autre part les fabricants d'instruments, qui savaient assez souvent en jouer, mais qui ne se représentaient qu’exceptionnellement. Le terme consacré était luthier lorsqu'ils faisaient des cordes, facteur quand il s'agissait de vents ou de claviers. Ceux-là étaient de petits artisans, et les plus réputés, des artisans d'art.
Puis il y en avait encore d'autres, qui se spécialisaient uniquement sur l'interprétation. Cependant, pour combien gagnant leur vie grâce au mécénat d'une personnalité fortunée en existaient-il qui trimaient, ne se produisant guère ailleurs que dans les auberges et les places ? Une grande partie de ces derniers, et tout ceux qui vivaient à la campagne plutôt que dans les villes, n'étaient des vagabonds... des forains à l'honnêteté discutable qui se déplaçaient en caravane, cherchant leur public sur les routes et gardant dans leur roulotte toute leur famille. En conséquence, lorsque le père était musicien, de quel travail pouvait bien écoper leurs proches ? Ozvello n'était pas naïf au point de penser qu'une majorité d'entre-eux ne s'adonnaient pas à une mauvaise vie... Une mauvaise vie qui aurait pu d'ailleurs tout-à-fait expliquer leur disparition prématurée. La combinant aux autres éléments qu'il avait réussi à récolter, cela s'orientait vers une explication crédible quoiqu'assez déplaisante.
Toutefois, il n'était pas garçon à garder de suspicions trop encombrantes sur les gens qu'il croisait. Caracole, si elle avait été encore là, songea-t-il malgré lui, aurait certainement tenté de le mettre en garde. Il n'avait connu l'épée que pendant une courte période, mais il avait déjà pu éprouver la méfiance qu'elle avait des individus. Sans doute, se dit-il, aurait-elle fait une partenaire idéale, comblant son manque de prudence et son ambition par sa paranoïa et son scepticisme. En l'absence de la rapière enchantée, il n'avait plus aucune sinistrose pour tempérer son optimisme. Cependant, encore un peu troublé par sa réflexion, qui jetait une lumière particulière sur la nudité dans laquelle il avait trouvé la jeune femme, il se contenta de baisser les yeux et d'affirmer, de façon lacunaire et d'une voix blanche :
« Je suis désolé. »
Comment ses spéculations pouvaient-elles se mouvoir avec une si grande vivacité de cela à l'être mystique ? Probablement parce qu'aucune n'était sûre. Et quand bien même il se serait agit d'une follieuse –il se refusa à la nommer ainsi, et préférait le terme de courtisane– il n'avait pas à la juger de quelque façon que ce soit. Beaucoup de filles, il ne l'ignorait pas, avait leur beauté pour toute ressource, ce qui ne les rendait pas moins dignes d'être considérées. S'il s'était échappé de Castelquisianni, du reste, ce n'était guère pour côtoyer encore la belle aristocratie à la vertu préservée, comme il l'avait fait jusqu'ici. Croiser le chemin de telles personnes ferait partie intégrante de l'apprentissage qu'il avait lui-même décidé de s'imposer. Restait la nécessité de se comporter en homme honorable face à ceux et celles auxquels la vie n'avait pas donné d'éducation semblable.
« Je vous suivrais jusqu'au bout du monde, madame, s'il m'en incombe, et cela avec un plaisir infini. Je vous dois plus que tous les risques qu'il me serait donné de prendre. Toutefois, j'ai pour devoir supérieur de veiller à votre sécurité, et il me faudra faire preuve de discrétion si je veux m'assurer que ma présence à vos côtés ne constitue pas un danger trop important pour vous. Je pourrais peut-être concevoir de me déguiser à l'avenir, car dans la tenue où vous me trouvez, je demeure encore trop identifiable. Il ne faudrait pas plus de quelques pas dans l'enceinte de la ville pour que l'on signale mon retour à la princesse, qui elle me ferait aussitôt emprisonné, et vous avec si je n'y prends pas garde. C'est une perspective qui ne m'enchante guère, mais l'habit d'un bourgeois sera sans doute pour moi salvateur dans le cas de figure où je devrais vous accompagner à l'intérieur même de Castelquisianni. Nous pourrons probablement acquérir tout cela sur la route. »
Il aurait préféré affronter un dragon que de pénétrer à nouveau dans sa ville natale, mais pour autant, les dragons ne l'avaient jamais tant effrayé que cela. Pour celle qui l'avait secouru, de plus, il aurait affronté tous les monstres cracheurs de feu de Terra. Faire face à une famille furieuse et à une monarque voulant plus que sa mort ne demandait après tout qu'un degré légèrement supérieur de courage. Celui d'affronter la possibilité d'un regard sur ce qu'il valait. En plus d'être mort, il risquait bien d'être jugé, et c'était bien plus dérangeant que l’office d'une chimère, qui, elle, se serait contenté, sans autre forme de procès, de le brûler vif.
« Je serais bien en peine de vous comparer la garde de Castelquisianni avec celle de Nexus, ou de toute autre grande ville. Je suppose qu'elles sont toutes plus ou moins semblables, à l'exception de la Specia, la garde militaire, à laquelle nous n'aurons je l'espère pas affaire. C'est un bon corps d'armée, pauvre en hommes mais dont les entraînements sont très exigeants, d'autant que j'en sais. J'ai un frère qui y officie en tant que lugarteniante... ce qui est un bon grade pour un mâle de son âge : les officiers sont le plus souvent des femmes, qui conservent jalousement un pouvoir acquis il y a de nombreux siècles. Quant à ce que vous souhaitez faire au sein même de cette ville, vous voudrez peut-être me le dire ? »
Que son interlocutrice soit en mesure de s'attirer régulièrement suffisamment d'ennuis pour s'en préoccuper ne le rendait pas particulièrement serein. L'inquiétude était pourtant compréhensible, pensait-il, car les provinces où s'exerçait un pouvoir xénophobe relevant de la tyrannie militaire ne devaient pas être rares. On lui avait toujours affirmé qu'il possédait beaucoup de chance de vivre dans une cité dont les dirigeants étaient si éclairés et modérés en toute chose. Évidemment, depuis qu'il était recherché par les dirigeants en question, l'affirmation lui parlait moins.
[…]
Le trajet ne fut pas particulièrement agréable pour Ozvello, qui n'appréciait pas vraiment de se souiller les pieds sur les terres molles de la route. Toutefois, malgré le défaut évident qu'elles présentaient : elles étaient salissantes, elles avaient pour avantage de faire moins souffrir sa cheville que ne l'aurait fait un sol plus ferme. S'enfonçant légèrement dans la glèbe tendre, ses appuis étaient moins violemment sollicités, permettant la marche soutenue qu'il s'imposait. Devant eux, le paysage s'annonça d'abord comme désespérément vide. Les narines du garçon, moins entraînées que celles de sa complice, ne relevèrent dans l'air rien de particulier. Il n'y avait que des collines verdoyantes ou boueuses autour desquelles serpentait inlassablement le cours d'eau au tracé peu régulier. Il espérait seulement que ce voyage épuisant et douloureux pour lui prenne fin au plus vite, et qu'ils trouvent un lieu sûr pour faire escale.
Ses prières furent entendues dans la soirée, après plusieurs heures encore de randonnée éreintante. Arrivés au sommet d'un relief, se découvrit enfin devant les yeux des marcheurs, non-pas le village attendu, mais un hameau isolé. C'était la demeure typique d'un paysan qui devait vivre à une distance relativement importante de toute autre bourg, et qui devait pour cela être dans la capacité de se défendre d'éventuels petits groupes de pillards. Excepté cela, le bretteur, peut-être trop meurtri pour bien voir, ne nota rien de particulier. La vision lui fit tout-de-même grand plaisir :
« Ce n'est pas la cité que nous espérions, mais cela fera à n'en pas douter le meilleur des endroits pour faire escale ! Les cultivateurs sont des gens bons et généreux, possédant un sens inné de l'hospitalité ! … du moins, c'est ce que l'on m'a dit. »
Le garçon n'avait bien sûr aucune expérience de ce type de milieu... en sus, il fallait ajouter que les agriculteurs des alentours de Castelquisianni, bien plus riches que la plupart de leurs homologues, étaient aussi pour cette raison bien moins rustres. La ferme était toutefois trop éloignée pour bénéficier à coup sûr du rayonnement de la cité.
« En revanche, il me semble que ce sont des gens extrêmement religieux et conservateurs. La retenue est de mise : il ne s'agit pas de heurter leurs croyances et leurs convictions profondes. Il nous faudra éviter les sujets qui pourraient faire des polémiques, même s'ils semblent vouloir les aborder, et nous montrer modérés ou abstraits dans toutes nos réponses. Soyons humbles et consensuels, et ils nous accueillerons avec bienveillance. »
Ozvello secoua la tête, conscient de faire preuve d'un peu trop de prévenance. Ce serait beaucoup plus simple, il était prêt à le parier, lorsqu'ils seraient face à un vieux paysan, le cheveux blanc mais l’œil vif et bon, prêt à leur offrir gîte et couvert sous le toit qui abritait sa petite famille.
« Enfin, vous avez peut-être une meilleure connaissance que moi en la matière. J'ai pu assister à de nombreux cours de diplomatie et de protocole, mais je doute de leur pertinence. L'étiquette Castelquisianne est affaire complexe. Il ne faut peut-être pas chercher matière si compliquée. Que diriez-vous d'aller frapper à leur huis ? »
Il sourit gaiement à son interlocutrice, et entreprit de descendre la colline, suivant un sentier qui les conduirait droit à la propriété.