Cet endroit était sinistre. Tout ce château était atroce, horrible. Cahir n’avait qu’une seule envie : partir d’ici le plus rapidement possible. Plus il resterait ici, et plus il y avait de chances qu’il se fasse tuer. Cette perspective ne l’encourageait guère, mais, pour autant, l’apatride n’oubliait pas qu’il y avait une femme à sauver. Une femme qui ne lui rapporterait rien. Elle était incapable de se battre, et son excursion nocturne était probablement son seul véritable contact avec la nature. Elle était une poupée de porcelaine, incapable de survivre seule dans la forêt, de se battre, de se défendre. Elle le gênerait, indéniablement. Objectivement, il n’avait que de raisons de le laisser ici, et de continuer sa route solitaire. Et, pourtant, il avait bel et bien rebroussé chemin, tué le bourreau, et estropié le seigneur de ces lieux, manquant de peu de lui ôter la vie. Était-ce une bonne action ? Il aimerait sincèrement le croire, mais il savait aussi que, maintenant qu’il ne pourrait plus se satisfaire, Grandchester risquait d’être encore plus abominable avec ses esclaves. Jadis, cette idée l’aurait laissé de marbre. Qu’est-ce qui avait changé ? Pourquoi le sort de ces misérables le préoccupait tant ? Pourquoi se sentait-il si coupable à cette idée ? Pourquoi diable avait-il décidé d’aller sauver cette femme ? Pour sa beauté ? Était-ce là la seule raison ? Le désir de la pénétrer, d’arracher sa virginité, de la sentir soupirer son nom ? Cahir mentirait en disant que ça ne le tentait pas, mais... Il aurait pu le faire maintenant. Elle était faible, fragile, offerte, terriblement attirante dans ses vêtements rapiécés. Entre ses gants, il sentait la douceur de sa peau, il sentait sa poitrine glisser sur son armure, ses seins nus s’enfonçant. Il sentait tout, mais rien ne le tentait. Aucune érection ne le traversait, aucun désir, rien d’autre qu’un sentiment de rage et de fureur.
Il haïssait Grandchester pour ce qu’il avait osé faire, il se haïssait pour sa bêtise, et il haïssait cette femme pour sa stupidité. Revenir ici était une erreur, totalement, et c’est maintenant qu’il le réalisait maintenant. Il était dans la gueule du loup, et avait franchi le point de non-retour. Sortir seul serait déjà très difficile, car Narcisse apprendrait rapidement qu’il était revenu, mais il devrait également songer à Adelyn. Il ferma les yeux, ayant toujours une main sur la nuque d’Adelyn, et rouvrit les yeux, en soupirant.
*Je ne pouvais pas la laisser souffrir plus longtemps... J’ai agi au nom de la justice, pour autant que ce concept signifie encore quelque chose, alors je devrais me sentir bien... Pourquoi est-ce que je ne me sens pas bien ?*
Il était arrivé trop tard, mais il n’y avait pas que ça. Cette femme... Elle lui faisait ressentir des émotions contradictoires. Elle était faible, oui, mais il sentait autre chose, quelque chose de plus profond en elle, ce sentiment qui l’avait amené à la défendre contre Narcisse, et à revenir ici. Elle ne méritait pas ça. Personne ne le méritait, mais il y avait en elle autre chose, quelque chose qui avait poussé Cahir à cesser de fuir, et à se battre. Il le regretterait, il en était sûr, mais, pour l’instant, il n’y avait qu’une chose à faire : protéger cette femme.
Cahir lui avait dit de s’énerver, de libérer toute sa fureur. Y arriverait-elle ? Il savait que les femmes comme elle, les filles des maisons de nobles nexusiennes, étaient instruites dans la soumission, ainsi que dans une ignorance maladive du sexe, afin de plaire à leurs maris et maîtres. Mais, tout en étant faible, Adelyn avait eu le courage de s’enfuir, et de courir dans la forêt. Elle était plus forte qu’elle ne le croyait, car elle dissimulait en elle un capital de rage et de fureur qu’il convenait d’exploiter. Il la laissa donc, attendant, et elle finit par exploser.
Elle le frappa, mais il ne ressentait rien. Ses petits poings se fracassaient contre son armure, alors qu’elle se mettait à pleurer, devenant hystérique. Il ne dit rien, car il n’avait rien à dire, se contentant de la tenir, de la serrer contre lui, en la laissant évacuer toute sa rage, sa colère, sa frustration. C’était pour ça qu’elle tremblait, et elle hurla. Elle injuria son époux, elle injuria Cahir, qui ne dit rien, la laissant gigoter contre lui. Elle frappait l’ébonite, et il essayait de comprendre ce qu’elle disait entre ces hurlements. Il n’y eut bientôt plus rien à comprendre que des pleurs, et, lentement, les bras de Cahir se resserrèrent sur elle, afin de blottir son corps contre lui. Elle le surprit en l’enlaçant, et, naïvement, il crut qu’elle allait l’embrasser, mais elle se contenta de se serrer un peu plus contre lui, exigeant silencieusement qu’il s’occupe d’elle. Sa main glissa sur les cheveux d’Adelyn, s’y cramponnant, et il ferma les yeux, respirant son odeur.
« Je vous déteste... Mais... Merci d'être revenu... Merci. »
Il ferma les yeux pendant quelques secondes, avant de lui répondre :
« Je ne vous quitterais plus, Adelyn. »
Il avait fait l’erreur de la laisser filer une fois. Il ne comptait pas la refaire. En l’état, c’était peut-être égoïste, mais il aimait bien l’idée d’avoir cette femme auprès d’elle. Dans son existence misérable, elle était comme une perle rare qui rehaussait l’intérêt de son existence. Il lui était impensable de la laisser partir encore. Il la serrait très fort, jusqu’à ce qu’il la sente gesticuler entre ses bras. L’orage était passée. Lentement, Cahir la libéra, et elle se retrouva devant lui. Son petit sourire avait de quoi faire fondre les cœurs, et elle observa brièvement Sire Grandchester. Il était toujours étalé sur le sol, inanimé, et Cahir put clairement ressentir tout le mépris que cet être inspirait à Adelyn.
*Si jamais elle me demandait de le tuer, je le ferais... Même si ce serait pire.*
Sans Grandchester, il y aurait toute une bande de tueurs, de violeurs, de bourreaux qui se retrouveraient en liberté. Grandchester n’était pas un saint, mais il muselait sa meute, tempérait sa folie. Si Cahir avait été un peu plus jeune, et un peu plus naïf, il aurait profité de ce moment pour prêter serment à cette dame, comme il avait appris à le faire à l’académie. En ployant le genou, en s’entaillant la main avec sa lame, puis en la tendant à Adelyn pour qu’elle accepte son serment. Un serment visant à la protéger, et qu’il avait fait devant l’Empereur lui-même, lorsqu’il était devenu un Corbeau Noir, un membre d’élite.
« Q..Qu'allons-nous faire Cahir...? » lui demanda-t-elle.
Ferait-il un serment ? Vu qu’il avait la fâcheuse tendance de perdre ses serments, il avait un peu peur. Il décida de remettre cette question pour plus tard.
« Pour l’heure, nous allons partir d’ici, Adelyn. Ensuite, nous aviserons. »
Il s’approcha de Grandchester, et le souleva.
« Aidez-moi. »
Il n’avait pas besoin de son aide, mais un peu d’action lui ferait du bien. Il porta Grandchester dans un coin de la pièce, et attacha l’un de ses bras à une lourde chaîne fixée contre le mur.
« Ainsi, même s’il se réveille, il ne pourra vous faire de mal. »
Tout en se déplaçant, Cahir essayait de ne pas regarder les seins d’Adelyn. L’exercice était bien plus difficile qu’il n’y paraissait, car elle était vraiment d’une redoutable beauté. Pour son malheur, son innocence ne faisait que la rendre encore plus belle.
« Vous allez devoir rester ici, je vais aller vous chercher des habits. »
C’était l’évidence-même, mais Cahir ne risquait pas de trouver une robe dans les oubliettes. Il ignorait totalement comment il allait s’y prendre pour remonter dans la chambre d’Adelyn, trouver sa robe, mais elle était suffisamment perturbée comme ça pour qu’il ne la décourage pas. Il avait réussi à la sauver des griffes de Grandchester, et se persuadait que le plus dur était fait. Il sortit de sa ceinture la dague qu’il lui avait donné avant que les soldats de Grandchester ne la surprennent.
« Prenez-là. Mais, même si c’est tentant, évitez de tuer Grandchester. Sa mort ne fera qu’empirer les choses. »
Il déposa la dague devant elle, lui laissant aussi son manteau, dont il n’avait guère besoin. Sans ce dernier, on voyait clairement son armure en ébonite, d’élégantes plaques noires uniformes ressemblant à de la chitine. Quand l’armure était chargée en magie, des flammes noires semblaient tourner tout autour, fondant sur les ennemis alentour. Mais, en ce moment, son réservoir magique était vide, et elle restait juste une armure très résistante.
« Je reviendrais, je vous le promets » l’assura-t-il.
La laisser ici ne lui plaisait qu’à moitié, mais il n’y avait aucune chance pour qu’un garde arrive. Le bourreau était mort, Grandchester était à terre, et, pour les autres, il valait mieux ne pas déranger Grandchester pendant son plaisir. Ils attendraient sagement leur tour, ce qui laissait à Cahir du temps pour songer à la fuite. Il n’avait, en réalité, aucune idée pour s’enfuir. Improviser n’était pas dans sa nature. Il était rentré en profitant du départ des nobles, mais, maintenant, tout ce château n’était plus qu’un nid de vipères, et il devrait, non seulement veiller à sa propre survie, mais également à celle d’Adelyn.
Cahir sortit de la salle de torture, laissant la porte entrouverte, et retraversa les sombres couloirs des prisons. Il n’accorda pas un regard pour le coin sombre où il avait laissé le cadavre du bourreau, sa lame plantée en travers de son ventre, et grimpa les marches. La lumière venait de torches fixées contre les murs, et il s’avançait lentement, sur un escalier en pierre, rejoignant le couloir en bois par lequel il était entré dans les cachots. Il remonta les escaliers, et se dissimula contre le mur, laissant deux gardes passer, une torche dans la main d’un des deux soldats.
*Voyons... J’ai passé des semaines dans ce château...*
La chambre de Grandchester, commune avec celle d’Adelyn, se situait au dernier étage, au-dessus du quartier des nobles, et on ne pouvait y entrer sans autorisation. L’endroit était gardé en permanence, mais toute forteresse avait des failles : les esclaves. Les domestiques pouvaient passer pour amener le linge, et les gardes n’avaient pas le droit de les toucher. Ceux qui s’y risquaient sans autorisation de leur seigneur pouvaient être poursuivis, et condamnés à la torture. Grandchester était un monstre, mais sa fureur était tempérée par son autorité.
Le quartier des esclaves était au rez-de-chaussée, un endroit misérable, isolé, qui n’était pas gardé, et où les esclaves dormaient dans des espèces de dortoirs insipides. Cahir s’avança lentement dans le couloir, et fila dans un autre, se rapprochant de la salle de banquet. Il y avait encore d’autres gardes.
« Ce fut une belle fête.
- Y’z’ont bouffé comme des grosses vaches ! » s’esclaffa un autre soldat.
Dans la salle, les esclaves étaient silencieusement en train de faire le ménage. Cahir avait monté un escalier latéral, et se trouvait sur les balcons, en hauteur. Un garde portait une hallebarde sur sa droite, regardant en contrebas, et Cahir resta accroupi, prudent. L’ébonite faisait heureusement peu de bruits. Il partit vers la gauche, faisant tout le tour pour passer dans un couloir, et descendre des marches qui le menèrent au quartier des esclaves. Il était nerveux, craignant à chaque instant de se faire repérer. Il arriva dans un couloir en bois, et alla sur la gauche, ouvrant une porte qui grinça... Et le conduisit tout droit dans le misérable dortoir des esclaves.
Il y avait plusieurs rangées de lits superposés, et les regards, curieux, se tournèrent vers lui.
« C’est l’Ashnardien ! s’exclama une femme.
- Je croyais qu’il était parti...
- Il ne devrait pas rester ici, il va nous attirer des ennuis... »
Il ne dit rien, regardant autour de lui, et son regard croisa celui d’une femme. Cahir ne pouvait pas le savoir, mais c’était l’esclave qui avait offert à Adelyn sa robe bleue. Il lisait dans ses yeux bleus une terrible tristesse, qui lui fit mal au cœur. Il se rapprocha de l’adolescente, qui tenta d’amorcer un mouvement de recul, probablement inquiète... Et il lui parla.
« Hey, je ne te veux aucun mal. Je... Tu connais Mlle Crawford ? La promise de ton seigneur ? »
Elle hocha la tête assez rapidement, sans écarter ses lèvres, petite et fragile. Cahir déglutit. Quelque chose lui disait, vu la lueur qu’il avait cru voir dans ses yeux, qu’elle aimait bien Adelyn, et il prit donc un risque :
« Je... Sire Grandchester a essayé de la violer, mais... Je l’en ai empêché. »
Il vit les yeux de l’esclave s’écarquiller sous la surprise, et Cahir poursuivit, parlant à voix basse, sans tenir compte des regards curieux que les esclaves lui jetaient :
« Malheureusement, Adelyn n’a plus de vêtements... Est-ce que tu pourrais aller en chercher pour elle ? J’ai un plan pour lui permettre de sortir d’ici, et je... »
Il n’eut pas le temps de finir qu’elle se mit à décamper. Surpris, Cahir la vit filer entre les lits, et grimper un petit escalier. Il espérait qu’elle n’irait pas prévenir les gardes. Nerveux et agité, il craignait à tout instant que, par l’une des nombreuses portes menant à ce dortoir, des gardes ne surviennent pour le neutraliser... Ou qu’ils ne soient en ce moment auprès d’Adelyn, et ne la tuent en voyant dans quel état Grandchester avait fini.
*Je n’aurais jamais du la laisser seule... Mais je n’avais aucune autre option...*
Une esclave le regarda en fronçant les sourcils.
« Vous ne devriez pas rester là, vous allez nous attirer des ennuis si des surveillants arrivent. »
Cahir ne savait quoi dire. Les esclaves avaient peur de lui, et aucune n’osait le regarder. Il le réalisa en les contemplant. Elles étaient terrifiées, et il comprit qu’elles avaient du souffrir entre les mains du baron. Ceci renforça son envie de le tuer, et la femme, plus courageuse que les autres, dut le sentir. Il se permit de la regarder, et constata, avec effroi, qu’elle était borgne. Quelqu’un lui avait cloué la paupière, et une vilaine cicatrice parcourait sa surface, formant comme une signature.
« Je vous en supplie, ne le tuez pas... Ce... Ce sera encore pire pour nous... »
L’apatride remarqua que la femme était près d’un lit, et qu’il y avait, derrière elle, se cramponnant à sa robe blanche et rapiécée, une petite fille avec de cheveux noirs bouclés, qui observait craintivement l’apatride. Il croisa le regard de la femme, et comprit qui était le père.
*Salopard...*
La femme essaya de soutenir son regard, même s’il pouvait y lire de la honte... Comme si elle avait peur qu’il la juge, et c’était effectivement quelque chose de tentant. Mais elle n’était rien de plus qu’une victime.
« Il... Il mérite la mort, et même pire encore, mais, sans lui... Je n’ose imaginer ce qu’ils lui feront... »
L’homme hocha la tête.
« Je sais, répondit-il. Je vais libérer Adelyn. J’aimerais pouvoir en faire autant, mais...
- Il est trop tard pour nous. Mais elle... Elle, vous pouvez encore la sauver. »
C’était désormais lui qui n’arrivait pas à soutenir son regard. Elle se rapprocha, et il sentit ses deux mains, maladroites, nerveuses, fripées, attraper la sienne.
« Protégez-là.
- Je...
- Menez-là au Temple d’Elua, à la lisière du domaine. Les adeptes sauront s’occuper d’elle.. »
Elua... Ce nom n’était pas inconnu à Cahir. C’était une Déesse qui était assez prisée, même si l’Ordre la considérait, naturellement, comme une Déesse païenne. Cahir ignorait où se trouvait le temple, mais, s’il en existait un, ce pouvait être un bon refuge.
« Je le ferais. »
La porte se rouvrit à nouveau, et la petite esclave revint, tenant entre ses bras un gros coffre. Cahir le regarda, surpris, et l’ouvrit, la remerciant. Elle hocha la tête, visiblement satisfaite, les joues légèrement rouges, de la sueur sur son visage. Il l’ouvrit. Il y avait dedans une belle robe blanche, des bottes, ainsi qu’un collier de pierres précieuses, et...
*Une boîte à musiques ?*
C’était surtout la robe qui prenait de la place.
« Suivez-moi, vous ne pourrez pas repasser par la salle de banquet avec votre coffre. Occupe-toi de ma fille » lança-t-elle à l’attention de l’esclave.
Elle accepta avec joie, prenant la petite enfant dans ses bras pour frotter son nez contre le sien. Cahir comprit qu’il ne pourrait rien pour elles. La borgne disait vraie : elles ne voulaient pas être sauvées. Elles étaient probablement des filles de serfs, vendues par leurs parents, ou des prisonnières de guerre. Même s’il les libérait, personne ne voudrait d’elles. Il suivit donc la borgne, qui ouvrit une porte, conduisant Cahir dans une sorte de réduit poussiéreux et sombre, avec des toiles d’araignées. Elle alluma plusieurs bougies. Il y avait plusieurs gros tonneaux au centre.
« Poussez celui-là. »
L’apatride obtempéra, devant forcer un peu, et réussit à écarter le tonneau. Il y avait une trappe en bois, dessous. La femme l’ouvrit, lui expliquant que ce chemin le conduirait aux oubliettes. C’était un bon vieux passage secret. Il poussa le coffre, le jetant dans le trou, puis descendit l’échelle, remerciant la femme.
« Contentez-vous de la sortir de cet enfer. »
Cahir se le promit, et descendit l’échelle, puis avança dans un couloir sombre. Il n’y voyait rien, et finit par arriver devant un mur menant aux oubliettes. Il trouva rapidement une pierre branlante sortant du lot, et appuya dessus, ce qui fit coulisser le mur, lui permettant de passer et de rejoindre Adelyn.
Peut-être bien qu’il ne mourrait pas ici, après tout.