Si Vian n'était pas encore intervenu, c'était pour plusieurs raisons. D'abord, il savait qu'une menace inconnue était plus persuasive qu'une menace bien tangible lorsqu'il s'agissait de faire travailler l'imagination. Il réservait sa présence à des menaces éthérées et difficiles à cerner, à des apparitions horrifiques dans l'ombre dense. Si tout c'était passé comme prévu, il aurait laissé la bande de loups effrayer l'intruse, la blesser, en dévorer quelques morceaux, peut-être, mais quel que fut son désir de voir l'individu en pièces, il ne l'aurait pas laisser mourir. Les voyageurs perdus, si on les effrayait assez, allait ensuite colporter les rumeurs d'une forêt tueuse, et la chose avait tendance, du moins l'espérait-il, à décourager les colons et marchands en quête de nouvelles routes ou habitats. Ensuite, à part peut-être lors de crises de colères, il se laissait toujours un temps d'observation. Au cas où ; c'était presque comme s'il accordait une chance au visiteur impromptu.
Cela lui avait servi quelques fois, et cela, à l'évidence, allait encore lui servir.
L'esprit follet ne connaissait que trop bien le bruit qu'il entendit résonner dans son bosquet, et le bref éclat qui l'illumina un imperceptible instant. Il y avait bien des outils humains, même parmi les plus primitifs, dont il n'avait pas la moindre idée de l’existence : il y avait quelques semaines, il s'était laissé surprendre par le briquet que transportait sur elle une orque vagabonde. Cet objet, cependant, il l'avait vu en action des dizaines de fois, pendant la longue guerre qu'il avait mené contre les envahisseurs. Lorsqu'il n'y avait, au début, que les épées et les flèches, les fées avaient réussi à garder le dessus, mais les mousquets avaient scellé le sort de bien des forêts. Et à chaque fois que leur sceptre de feu tonnait, c'était une bête qui s'effondrait, ou de ses frères qui tombait, paralysé, sa chair criblée d'éclats de métal.
Il sentit la fureur monter, alors que d'anciennes blessures, parmi les plus douloureuses de sa courte vie, se réveillaient. Son esprit, confus, luttant contre la rage qui s'installait, peinait à garder le contrôle de son enveloppe physique. Sans qu'il y prenne gare, il poussa à la petite mésange une rangée de crocs, et celle-ci doubla de volume. Était-ce parce qu'une bonne partie de son ardeur, de son agressivité masculine était passée dans l'accouplement avec la louve ? Était-ce parce que la jeune femme avait parlé sur un ton particulièrement peu guerrier ? Miraculeusement, au prix d'un effort surhumain, il parvint à se retenir de prendre n'importe quelle forme dotée de crocs tranchants et de sauter au visage de la tireuse. Toutefois, même s'il semblait faire preuve de miséricorde, il ne goûtait pas à ce qu'il percevait comme des menaces, et à l'instant, il n'avait aucune envie de jouer.
Il se trouvait sur un arbre légèrement derrière l'intruse lorsqu'il se laissa tomber, avec un bruit feutré, sur un tapis de mousse. La chute avait été douce, audible, mais étouffée, et donc assez difficile à localiser dans l'espace. À l'opposé des canidés qui entouraient la voyageuse, ce fut un félin d'un mètre cinquante au garrot qui toucha le sol. L'énorme lynx était fauve strié de noir, arborant une collerette épaisse qui n'avait pas grand-chose à envier à celle d'un lion. Ses yeux tout aussi jaunes que ceux des loups étaient dans la nuit plus larges et plus brillants encore, et son pelage le rendait donnait l'illusion qu'il était beaucoup plus large qu'eux. En réalité, c'était une forme agile et véloce, capable de brusques changements de direction, avec laquelle la fée espérait pouvoir esquiver une éventuelle chape de plombs, là où un ours ou un cerf auraient été des cibles beaucoup plus aisées à toucher.
-La forêt n'a rien à craindre d'une lâche et de son sceptre de feu. Ce que tu tiens entre les mains est une insulte à tout ce qui est vivant, femme. Mais aussi profonde soit sa dégénérescence, elle ne te rend pas toute puissante ici. N'essaie pas de me tromper, ça n'a rien d'un instrument pour parler.
La voix qu'il avait employé était rauque, proche du rugissement, sans pour autant être forte. Aussitôt eut-il prononcé ces paroles qu'il bifurqua derrière le couvert de buissons, pour réapparaître furtivement à un autre espace découvert, puis le quitter immédiatement. Le félin restait toujours en mouvement, s'approchant ainsi, en un ballet sournois, de son objectif et interlocutrice. Il pensait savoir qu'il fallait un certain temps pour qu'une telle arme fonctionne de nouveau, mais il n'aurait juré de rien, et continuait de se montrer particulièrement méfiant.
-C'est un instrument de chasse ou de guerre. Les femelles humaines chassent rarement, et ne combattent pas. Et les elfes ne sont encore devenus assez pervers pour se servir de ces armes. Alors ?
La meute de loups, elle, s'était remise du coup de feu. Toutefois, elle avait cessé de se rapprocher, et les prédateurs avaient même légèrement desserré les rangs. Ils paraissaient à présent moins agressifs, leurs crocs moins saillants, leur posture moins arquée, presque simple spectateurs.
-La forêt n'est pas loquace. Surtout lorsqu'on la menace d'une arme.
En se fiant à la voix, il n'y avait pas de doute possible. Le lynx n'était plus qu'à quelques mètres de la jeune femme. Juste assez proche pour bondir.