Il y a des choses que je ne peux pas saisir. Malgré toute ma bonne volonté, la sagesse, le discernement dont j'essaie de faire preuve, il y a des mystères que, par inexpérience, par manque d'informations, je suis incapable d'appréhender. Je sens, alors que j'ai à peine terminé de satisfaire mon envie naturelle, quand Laura me prend le bras, qu'elle n'est plus dans le même état d'esprit. Son attitude a changé, elle semble plus agitée, plus nerveuse plutôt, que quelques secondes auparavant. Je suis incapable de comprendre ce qui s'est passé, et se passe à présent dans sa tête, quel tourment la hante encore. J'avais espéré que notre étreinte l'avait un peu rassurée, l'avait faite oublier dans quelle situation nous nous trouvions. Je constate qu'il n'en est rien, mais je mets un moment, jusqu'à ce qu'elle se saisisse de mon poignet et me donne une consigne précise, avant de me rendre compte qu'elle a une idée en tête.
-Est-ce que ça va ? je m'enquière simplement.
J'ignore pourquoi elle se place au milieu de la cellule. Le fait qu'elle n'apporte à ma question aucune réponse ne me rassure pas. La perplexité se lit sur mon visage, toutefois je n'ai aucune raison de lui résister. Je ne vois pas vraiment, en réalité, comment elle pourrait empirer la situation, même en y mettant beaucoup du sien. Mais même sans cela, elle n'a jamais manifesté à mon égard la moindre agressivité, et si elle n'avait pas assassiné un homme sans défense sous mes yeux, j'aurais la plus profonde envie de lui faire confiance. Je reste assise où elle m'a indiqué de la faire, silencieuse après ma remarque. Je l'observe plus que je ne la surveille. Je n'ai rien à craindre, et seule sa propre appréhension me tend un peu.
Ma tension s'évapore aux premiers sons qui sortent d'entre ses lèvres. Cette musique, je l'entends à peine, au départ, puis, sans que je m'en rendre réellement compte, elle accapare toute mon attention. Je prête de moins en moins d'intérêt à son corps qui se balance lentement, et me laisse captiver par la mélodie douce, un peu plaintive, qui prend peu à peu possession de tout l'espace sonore. En des années d'aventure à travers les plans, je n'ai jamais entendu un tel chant, et pourtant, il me semble étonnamment familier : étrangement évident, malgré sa complexité, chaque note appelant naturellement la suivante, de telle sorte qu'aucune autre ne paraîtrait y avoir sa place. Je me laisse bercer par l’œuvre, je ferme les paupières sans y penser, je ne sens plus l'odeur de crasse, je l'oublie. Je ne fais plus attention au temps, je ne réalise pas davantage le caractère surnaturel que peuvent revêtir certaines intonations.
Lorsque Laura s'arrête un instant, je me sens étonnamment vide. Je n'ai qu'une envie, que son chant reprenne, et m’emplisse de nouveau. Ma tête vrille un peu, mes oreilles bourdonnent, ma volonté, mon attention, vacillent. Je remarque très tard qu'elle s'est mise à parler avec un garde, et si mes yeux, entrouverts, voient que ce dernier est entré dans la cellule, mon cerveau se refuse à le prendre en considération et à agir en conséquence. Enfin, elle ouvre de nouveau la bouche et d'avance, je m'attends à l'entendre reprendre là où elle s'était arrêtée. Pourtant, c'est sur un tout autre ton qu'elle reprend. Cette musique, cette fois, me met plus mal-à-l'aise. Je suis étonnamment tiraillée entre l'irrésistible désir de l’étreindre et celui de fuir le plus loin possible d'elle.
Le changement de chant m'hébète légèrement. Je perçois que cette mélodie là n'est pas pour moi, et finalement, que le soldat repose à présent dans les bras de la divine chanteuse. Je tente de me lever pour l'écarter, pour la protéger, mais, je ne serais dire si c'est une bonne ou une mauvaise chose, mon corps me paraît soudainement trop lourd pour être bougé. Je résiste tout juste à l'envie de refermer les yeux, de détendre mes membres, et de m'endormir là. Elle m'a indiquée de rester assise après tout. Pourquoi lui désobéir ? Je risque de tout gâcher. Elle se retourne vers moi. Je suis adresse un sourire un peu stupide. Elle ne m'a jamais paru aussi sûre d'elle, à part peut-être quand elle plongeait une longue aiguille dans la chair d'un cou exposé.
La pensée, l'image mentale, me tire brusquement de mes rêveries. Je me pose enfin la question du sens de ce que je viens de voir, de ce que je viens d'entendre. Je réalise que tout cela ne peut être le fait d'une humaine, aussi douée soit-elle. Qui est-elle ? Je n'ignore pas qu'une telle chose peut aussi bien être l’œuvre du Diable que celle de Dieu ; les deux sont capables d'engendrer un chant aussi envoûtant. Mes espérances, bien sûr, vont vers le second, hélas, ma raison n’exclut pas le premier. Attirer ainsi dans ses filets un homme est un système dont le Malin userait avec délectation. L'idée me trouble, je l'éloigne du mieux que je peux, néanmoins, je trouve la force de remettre debout. Sans trop être consciente de ce que je fais, guidée par mon instinct alors que mon esprit, lui, est ailleurs, j'invite Laura à me suivre, la saisissant par la main avec une vivacité qui m'étonne moi-même.
-Il faut partir, je murmure, comme si ça n'était pas évident.
Nous traversons en sens inverse les couloirs. Les soucis d'il y a quelques minutes, les perspectives effrayantes semblent restées derrière, leur agréable perte tout juste contrebalancée par la discrète angoisse de croiser un autre milicien. À cette heure de la nuit, il est possible que le poste de garde ne soit surveillé que par l'un d'entre-eux, toutefois, plus vite nous irons et plus le risque d'en rencontrer un sera faible. D'autant que j'ignore combien de temps son maléfice fera effet sur celui qu'elle a plongé en léthargie. L'air froid de la nuit mord ma peau nue, et dissipant l'impression que j'avais d'être simple spectatrice de mon corps.
J'entraîne encore la jeune femme quelques centaines de mètres plus loin, dans les rues d'une Nexus mal éclairée. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à craindre d'une éventuelle alerte. Les soldats pourront bien donner notre signalement. En cet instant, je m'en fiche. Un coin de rue, à l'abri des regards en provenance de la plus grande avenue, suffira bien à nous abriter pour le moment. Il n'y a guère rien dans cette endroit que quelques caisses de bois plus ou moins réduites à l'état de lattes, dont le contenu, s'il y en a un, est dans l'obscurité indiscernable. Nous ne sommes plus dans un quartier très à risque, je crois, et même les soûlards, à cette heure, dorment, blottis contre une bouteille vide.
-Qu'est-ce que... c'était ? Enfin, c'était, par Josaphat, tellement beau. Je soupire. J'en sais si peu sur toi.
Je m'appuie sur le mur de briques à côté de moi, et je contemple le sol quelques secondes. Qui qu'elle soit, quoi qu'elle soit, je ne peux pas lui en vouloir. Je devine que l'aura de mystère dont elle s'est entourée a peu de chance de cacher une nature très saine, et cependant, je ne suis même pas sûre que la réponse à cette question m'intéresse. Son geste était, je le crois, totalement désintéressé. Est-ce mon discours qui l'a ainsi changée en si peu de temps ? Même si tel est le cas, il n'aura fait que mollement réveiller la bonté qui sommeillait déjà en elle. Tout le mérite de cet acte lui revient. Je n'en suis pas moins fière d'elle, à un point un peu ridicule. Au-delà de l’inquiétude, mon regard qui se relève vers elle reflète mon émoi. J'attrape ses mains ; cette fois, l'initiative ne viendra pas d'elle.
-Merci. Je ne sais pas si c'était dangereux pour toi, pour moi, mais... je suis heureuse que tu l'ais fait... Merci. Je n'oublierai pas : si je peux faire quelque-chose pour toi, alors tu peux compter sur moi.