Siegfried était... et bien, comme d'habitude. Il porte un masque tous les jours, ce n'est pas aujourd'hui que cela va changer. Et puis ce n'est pas à son âge qu'on va sautiller partout comme une pute qui vient d'avoir sa paie. « Hihihi je suis guilleret, allons se rouler dans l'herbe (la pelouse hein, pas autre chose) et les petites fleufleurs ! »... Très peu pour lui, vraiment. Et puis, il va salir son bel uniforme. Un tissu de cette qualité, ce serait dommage de se rouler dans une bouse de chien malencontreusement laissée là par son propriétaire canin.
Alors, oui, il était lui. Arrivant en cours au deuxième étage du lycée dans ses habituels costume cravate impeccables, il faisait un cours qui se voulait le plus agréable possible pour ses pauvres lycéens trop habitués aux cours guindés et stricts, il fonçait ensuite en courant dans les bâtiments universitaires, attrapant au passage un sandwich à la va-vite dans un distributeur du grand hall avait de foncer en amphi pour dispenser l'une de ses matières préférées (et, dans un esprit aussi paradoxal que logique, la plus détestées de ses élèves) : Le droit financier. Il arrivait pile à l'heure, comme d'habitude, essoufflé mais heureux. Les étudiants se demandaient réellement pourquoi il se pressait autant. Honnêtement, ils n'auraient pas été contre un rabe de 5 minutes d'oisiveté.
Le SS endimanché expliquait avec simplicité les notions de transactions financières, avant d'émettre la difficulté qu'il y avait de légiférer sur des mécanismes aussi complexes et sophistiqués. Tout doucement, il entraînait dans des profondeurs obscures, plus techniques, plus juridiques, son amphithéâtre pas tout à fait plein, en perdant quelques uns en route, qui finiraient de toute façon par s'endormir ; Et, au bout de 4 heures de marathon scolaire, il disparaissait pour foncer, toujours en costume cravate, dans les rues de Seikusu, direction une poste, où un colis l'attend. Il prend son paquet, et sprintera de nouveau vers un artisan joaillier aux méthodes très anciennes, qui fait, entre autres, d'impeccables travaux de gravures, et ce sans machine. Lui laissant une commande, il repart au triple galop pour aller choper des billets d'avion avant que le guichet ne soit fermé. C'est que sa vie a du rythme.
Et tout ça le lundi. Les autres jours sont plus tranquilles. Les journées de cours se succèdent, Sieg' enchaînant les salles de classe et les amphis, se réservant une petite demi-heure par soirée pour corriger quelques copies. Mais aujourd'hui, alors qu'il se rend à l'administration pour déposer quelques notes, un collègue l'apostrophe. Un japonais, professeur d'anglais, qui enseigne comme lui à l'université. Après une brève discussion d'usage sur les cours, les élèves et le temps qu'il fait, il enchaîne sur là où il voulait en venir au départ.
« Dites, que faites-vous ce soir ? »
Ben oui, au Japon on se vouvoie entre collègues, et ça plaît énormément à Siegfried. La mode de la familiarité occidentale ne lui a jamais bien plu.
« ... J'ai beaucoup de classes demain, alors je vais préparer mes cours et corriger mes derniers devoirs. Pourquoi ?
-Et bien je me demandais... Vous suivez le foot ? »
Ah. Oui. Les nippons sont bien moins portés sur ce sport que les autres... Et, pour être honnête...
« -Quel allemand ne supporterait pas sa Mannschaft ?... Bien sûr que je suis ce sport. Pourquoi ça ?
-Vous devez être au courant que le Japon joue contre l'Allemagne ce soir ? La diffusion est à 19h ici, mais ça pourrait être sympa de sortir après, non ? Il y aura d'autres collègues. Et avec vos deux buteurs blessés, on a nos chances. Si vous n'avez pas peur de perdre de l'argent...
-Voyons voyons, Yasuyuki, vous défiez un allemand sur son terrain de prédilection. C'est très mal. Mais vous êtes au courant qu'il y a cours, demain, n'est-ce pas ?
-Allez, Siegfried, on entend du bien de vous partout, et vous ne sortez jamais... Laissez-vous tenter ! »
Il n'était même pas au courant que des cafés offraient, comme très nombreux en Europe, des diffusions de match. Le nombre de japonais supporters est bien plus légers que chez lui, et l'ambiance est plus calme. Gomez à la 34ème minute, Schweini à la 46ème, le match était joué. Les teutons jouent la défense jusqu'à la fin, tentent quelques offensives bien osées, et ça se fini sur un impeccable 2-0 qui rend l'allemand tout jouasse, lui permettant de ramasser un max. Les yens sont enchaînés sur la table, ses collègues japonais se rappelleront qu'il ne faut jamais jouer avec un européen sur le foot. Pour faire passer la déception, ils décident de boire... de jouer... et de voir des filles. Ou comment briser le stéréotype du rigide travailleur tokyoïte qui vit pour son taf. Une pression trop grande, qui fait que quand ils se lâchent, ils se lâchent à fond, histoire de relâcher à mort toutes leurs tensions. Siegfried se voit embarqué dans une dure soirée, lui sachant se modérer en tout, il doit subir ses collègues très vite dans un état très gai.
Alors qu'ils sont dans un bar à rire et à boire, une fille se pointe sur le comptoir, à plusieurs mètres d'eux. Malgré les lumières et le bruit qui vrille son attention, il n'a aucun mal à la reconnaître. Il s'échappe du monde réel, la regarde danser pendant plusieurs secondes. Un début de remuage de booty dans un jean bien serré, histoire de chauffer l'assistance avant de commencer le désappage. L'assistance est dans le même état que lui, celui du loup de Tex Avery, avec la mâchoire qui heurte la table. Mais lui vit une sorte de jalousie, probablement différente des autres, celle qui se démarque du lot : Si la foule aimerait pouvoir la posséder et envie celui qui la possède, lui se trouve dans le sentiment inverse. Et en fait, ça lui plaît pas mal.
Un coup sur son épaule le ramène à la réalité sociale de laquelle il s'était extrait. Ses collègues lui pose une question sans grand intérêt, à laquelle il répond avec détachement, avant de se lever, prétextant un mal de tête soudain, et s'échappe. En vérité, il se réfugie au fond du bar, dans un coin où il sera seul et tranquille, pour contempler la danseuse, comme si c'était un show privé, pour lui, rien que pour lui. Admirable.
Les draps vont s'en souvenir.
Vendredi. Pas la moindre fatigue de s'être couché tard – sa constitution supporte un rythme intenable pour beaucoup d'humains, alors n'avoir que 3 heures de sommeil dans les pattes, c'est une formalité pour lui. Il enchaîne ses cours, une formalité, jusqu'au Sien. Il laisse ses élèves s'installer sans prononcer un mot, rendant par un sourire les salutations de ses élèves. Puis un pesant silence s'abat sur la classe. Neena, sur la table habituelle qu'elle occupe, trouve une petite boite assez discrète. Dedans, un bijou. Un beau. Un original. Il consiste en trois bagues. Une croix de fer de taille très réduite en argent pur, montée sur un anneau fin, celui du milieu. A l'intérieur de la boucle de la bague, une succession de caractères très petites, probablement des initiales, et qui n'évoquent rien à la jeune fille. « PN1MJM », et un kanji signifiant l'amour à côté. Les deux autres, censées être portées à l'index et à l'annulaire, sont reliées par des chaînettes minuscules à celle du milieu. L'une est surmontée d'un oeil-de-tigre tout mignon, l'autre d'un rubis. Les trois anneaux enfilés ne se gênent pas, les mouvements des doigts ne sont pas entravés, même quand on les tord dans tous les sens. Et en plus, la chose est d'une élégance presque désuète.
Siegfried regarde la fenêtre. Dehors, les travaux ont repris. Il monte debout sur son propre bureau, pouvant toucher le plafond de ses mains. Il sourit, et commence en ne les regardant pas. Trop de swag, ce prof.
« Parlons d'amour. »
Certains élèves sourient, d'autres sont perplexes. C'est au programme, ça ? Etrange.
« Parlons des sentiments, oui. Qu'est ce que l'amour ? C'est quelque chose de bien singulier. On dit souvent aimer, mais qui aime réellement ici ? Qui peut prétendre aimer ? A quel moment, à quel niveau un amour devient dit « véritable » ? C'est quelque chose d'assez subjectif, n'est-ce pas. Certains aiment facilement, en particulier à votre âge. Bon, vous ne savez pas le mien, et c'est tant mieux. Mais sachez que je suis moins sujet à l'amour. C'est dans ma nature. J'ai du mal à aimer. »
Pause. Beaucoup se demandent si le prof n'aurait pas pété un câble – mais dans un sens, ce genre de cours n'a rien de surprenant venant de lui.
« Alors. Levez la main, ceux qui sont en couple. Allez, n'hésitez pas, voyons. … Bien, on va dire, presque la moitié de la classe. Intéressant. Maintenant, levez la main ceux qui sont amoureux, en couple ou non. … Hm... Pas forcément les mêmes personnes... Là aussi, c'est intéressant. Les types de relations. Les amours affichés, les amours cachés, les amours platoniques... Et les amours impossibles. Qui collent en général avec les platoniques. »
Il fait quelques pas sur son bureau pas si large, souriant toujours, charmeur, engageant.
« Qu'est ce qui dicte les sentiments ? Est-ce que certain sont plus affectés par le mental, et d'autres par le physique ? Est-ce qu'un amour inspiré par le physique est moins légitime ? C'est une fort bonne question. On traitera les gens de « superficiels », mais n'en ont-ils pas le droit ? Tant de questions qui restent en suspens sur "l'amour"... »
Il saute au sol, puis défile dans les rangs, en inspectant les réactions de ses élèves avec attention.
« Et quel est le but d'un amour... Hm ? Est-ce qu'on peut prétendre à vouloir quelque chose de l'autre, à chercher à l'améliorer ? Est-ce qu'il est naturel de faire des concessions pour son couple, alors même qu'on a choisi de se mettre en couple pour la personnalité d'une personne ?... Tant de questions qui se posent. Par exemple. Imaginons... Que je sois en couple avec la jeune Edith ci-présente (et il lui tape la tête en passant), et que je décide, là, maintenant, de trémousser mon corps sur ce bureau pour finir com-plè-te-ment nu. Calmez-vous, mesdemoiselles, je ne le ferais pas. Est-ce que Edith pourrait m'interdire de le faire ? Après tout, si c'est ma volonté... Devrais-je m'interdire de faire quelque chose pour elle ? Et si Edith était en couple avec monsieur Techiho, est-ce qu'elle pourrait, si monsieur Techiho le souhaite, arrêter de dormir en cours et éviter de me rendre des devoirs avec des suites de mots cohérentes plutôt qu'avec des dessins de dauphins sous acide ?... »
Il s'assied sur son bureau, saisissant son épais livre de cours, dont il parcoure les pages.
« Mon avis ne prévaut pas, mais laissez-moi vous conseiller : Non. Si vous sortez avec quelqu'un, prenez cette personne comme elle est, en entier. Ou alors ne sortez pas avec. Acceptez ses fantaisies. Si vous cherchez à modeler une personne, elle finira par trop vous ressembler. Autant être seul dans ces cas-là. Et ceux qui, comme moi, connaissent la notion de solitude, savent à quel point c'est mauvais pour l'esprit. Vous n'avez pas à changer, et votre moitié non plus. Faites tout pour que votre compagnie soit agréable à l'autre, mais vous ne pouvez pas lui imposer de changer. Si elle le fait pour vous, et bien, tant mieux. Et puis, qui sait, Edith va peut-être adorer de me voir me mettre nu devant vous.»
Il s'arrête à une page et lève les yeux, bref regard vers Neena, puis au reste de l'assemblée.
« Mais n'oubliez pas qu'on ne lutte pas, de toute façon, contre l'amour. Prenez vos livres à la page 138, on va faire des trucs sympas pour vous, pour une fois. »
Le reste du cours sera absolument normal, jusqu'à sa fin, Siegfried s'asseyant à sa place pour ranger ses affaires, et préparer un éventuel départ. Pas cours après, il a comme une envie de se balader. Il regarde dehors, le beau temps qui renaît, le soleil, quoique timide, qui inonde les rues. Le parc, tiens. Il a envie d'aller au parc.
« Au revoir, monsieur Siegfried.
-Hm ? Au revoir, monsieur Techiho. Pas de bêtise avec mademoiselle Edith. Enfin, je dis ça... Mais vous devriez l'inviter à boire un verre plutôt que de la regarder avec des yeux d'amoureux transi pendant des heures. Sérieusement. Vous ne perdrez rien à tenter votre chance.
-Mais...
-Chut. Faites ce que je vous dis. Un amour caché, c'est jamais bon pour la santé. Conseil de... de juriste. Filez. »