Ruse lui répondit, et Alice sentit un petit frisson la parcourir quand il manifesta un bref accès de colère. Avait-elle dit quelque chose qui lui avait déplu ? Elle n’en avait pourtant pas le sentiment, mais il arrivait qu’on interprète les mots différemment de leur signification initiale. Entre plusieurs tirades, Ruse sembla lui expliquer qu’il avait été rejeté, ou exploité, par différentes familles. Il confirma, tout du moins implicitement, être une espèce de vagabond solitaire, ayant visiblement eu des problèmes avec une femme. Sans le lui demander, Alice supposa que c’était sa condition d’Esper qui expliquait cette vie difficile, sans attachements, sans possibilité de faire confiance à quiconque, par peur d’être exploité. Il parla même d’un mariage, cette tradition en vogue partout, sauf sur Sylvandell, à l’exception des baronnies.
Entre-temps, l’échafaudage du pont commençait vaguement à prendre formes, mais les réparations étaient encore loin d’être terminées. S’ils ne passaient pas la nuit ici, Alice s’estimerait chanceuse. Revoir les dragons lui manquait tant… Les entendre rugir au beau milieu de la nuit, ouvrir ses volets pour en voir un voler autour de sa chambre… Revoir Sylvandell aussi lui manquait. Ce voyage avait bien duré une bonne semaine au bas mot, et, maintenant qu’elle était si proche de son but, elle se sentait paradoxalement encore plus impatiente. Ruse lui parla alors des océans, et elle décida de répliquer.
« Je vous comprends ; les dragons n’aiment pas l’eau. »
Dans l’eau, un dragon était prisonnier, et ne pouvait plus voler. Partant de là, Sylvandell était tout, sauf une puissance maritime. Et, s’il arrivait que des dragons puissent parfois attaquer des navires, le royaume ne comprenait aucune autre flotte que les bateaux d’une des baronnies portuaires longeant le long du fleuve, essentiellement des galères marchandes. Pour autant, Alice n’avait pas vraiment fait un long périple le long des océans, mais elle évita d’ennuyer Ruse avec ça. Certes, la vie d’une Princesse était passionnante, mais lui raconter comment elle avait été piégée par une sirène ne pourrait que la compromettre. Et puis, elle n’avait été sur un bateau remontant le fleuve. Elle ne s’était jamais perdue au milieu de l’océan ; cette perspective aurait de quoi la terroriser !
« Quoiqu’il en soit, rassurez-vous ; je ne regrette nullement d’être la Princesse de Sylvandell. La tâche qui m’attend m’effraie, mais ce n’est pas pour autant que je fuirais mes responsabilités. Ce serait me comporter en lâche, et je m’y refuse. »
Parfois, toutefois, généralement le soir, quand elle était fourbue, accablée après un banquet royal avec son père et les Commandeurs présents, Alice se disait qu’une agréable vie de paysanne, de fermière, ne serait pas de refus. Certes, planter des choux et des betteraves, ce n’était pas très stimulant, mais au moins n’avait-elle pas à se dire qu’elle devrait un jour diriger la Commanderie Noire, qu’elle n’aurait pas cette tâche qui lui semblait écrasante sur les épaules. Il lui arrivait donc parfois, mais rarement, de se dire qu’elle serait mieux à la place de ces individus qui, comme Ruse, ne semblaient avoir aucune autre responsabilité sur leurs épaules qu’assurer leur propre vie.
« Le pont ne sera pas réparé avant plusieurs heures, ajouta-t-elle. Y-a-t-il d’autres choses que vous désiriez savoir sur Sylvandell ? Soyez en tout cas rassuré sur un point ; ce n’est pas parce que vous irez coucher avec une femme qu’elle vous considérera comme son épouse, et vous harcèlera. »
Elle avouait cela en souriant. Elle ignorait ce que Ruse avait vaincu, mais il avait visiblement des problèmes avec les femmes, que ce soit les trois Espers, ou cette autre femme qui semblait le poursuivre. Quant à Alice, il fallait avouer qu’elle n’était pas très chaste ou discrète sur ce sujet-là. Personne ne lui avait jamais dit que le sexe était quelque chose de mal, qu’il fallait envisager avec des pincettes, et, si on le lui avait dit, elle aurait eu bien du mal à le comprendre, vu tout le bonheur que cela lui procurait. Elle voyait juste les relations sexuelles comme une occasion de prendre du bon temps. Que des peuplades y voient là une manière de lier le sexe à l’amour lui semblait, pour elle, absurde. La philosophie de Sylvandell consistait à considérer le sexe comme un plaisir matériel, et l’amour comme un plaisir spirituel, soit de nature différente, et opposée, complémentaires, éventuellement, mais aussi autonomes. C’était tout du moins comme ça que ses mestres lui avaient, en des termes savants, exposé la chose.