Respect ancestral, élégance cardinale, pudeur virginale, ces ingrédients se mélangeaient avec une harmonie juvénile pour s'incarner dans la rencontre fortuite qui se tenait devant lui, en même temps applaudissant son talent et rougissant de son absence de vêtements. Lui-même, pour habitué aux rigueurs de la scène qu'il fût, ne put et ne fit de toute manière aucun effort pour empêcher un léger hâle pourpré d'envahir ses traits mafflus. Non pas qu'il se sentît de quelque manière que ce fût honteux de sa nudité, ou qu'il fût à ce point intimidé par la joliesse gracile de la jeune fille ; c'était simplement que, irrésistiblement, les congratulations, qu'elles fussent l’œuvre d'un solitaire ou d'une congrégation, le grisaient. Elles étaient en à peine quelques mots ou sonorités l'expression de la reconnaissance de son existence et de tout ce qu'il était, et simplement pour cela, le faune qui savait goûter le plaisir jusque dans ses sources les plus simples se sentait à chaque fois pénétré de frissons de gratitude... particulièrement lorsque les félicitations étaient l’œuvre d'une si mignonne précieuse.
Ne bougeant pas de son piédestal, lui cédant sans nulle hâte ou contrainte l'initiative, il la laissa s'avancer, grandiose et immuable, pareil à l'une de ces statues formidables qui décorent les palais des seigneurs et sont les gardes immortels des secrets des lieux. Sauf qu'à la différence de ces redoutables Argus de pierre, Hypocras était bel et bien de chair et de sang, la chaleur de l'étincelle de la vie se lisant depuis ses cuissots épais jusqu'à son sourire à l'intensité enthousiaste encore accrue par l'expression similaire lisible sur les traits de l'ingénue visiteuse.
Celle-ci, justement, après un moment prolongé d'observation silencieuse dont il lui laissa tout le loisir, commença à s'approcher, renforçant encore par sa traversée l'aspect superbement pittoresque de leur rencontre, suscitant plus que jamais l'engouement de l'artiste qui avait un grand amour des belles mises en scène. Le sifflement complice et discret du vent, le froufrou feutré des habits de la petite perle, le craquèlement grave, profond et sentencieux de la végétation tapissant le sol sous ses pieds, et surtout leurs abords respectif, s'additionnaient pour former un tableau que David Friedrich n'aurait pas renié. Le satyre même, comme hypnotisé de son plein gré, ne cilla pas alors qu'elle venait à sa rencontre, gardant la même position avec, du fait de son accroupissement, une main tendue refermée sur son instrument, et l'autre au repos tranquillement.
Et ce fut à la surprise du musicien que, avec une hardiesse incrédule mâtinée de crainte électrisante, la demoiselle de neige sculptée porta à sa main courtaude et velue la sienne, fine et menue, la fraîcheur de la menotte rencontrant la chaleur de la paluche avec comme un déclic imperceptible. Dans les yeux, rondeur de stupeur renouvelée pour la donzelle, brasillement d'amusement pour le vieux de la vieille, et aux doigts, enserrement presque convulsif auquel l'empathique enjôleur qui savait se faire aussi doux qu'un courant d'air répondit avec une tendresse et une chaleur non simulées. Hagarde, éperdue, perdue, la jouvencelle tombée des nues laissa échapper de ses lèvres fines une question, semblant encore douter de la véracité, voire de la possibilité, de sa simple présence.
A cette occasion, justement, il put la détailler de plus près, et vit qu'elle était aussi menue, si ce n'était plus, qu'il l'avait précédemment pu observer, contrastant en cela de façon presque fatidique avec l'empâtement bien portant du bon vivant. Il se lisait dans tout son être une finesse, ou plutôt une délicatesse, voire une fragilité, avec laquelle venait contraster la forme carrée de son visage taillé à la serpe. Cette touche de rudesse se voyait toutefois rehaussée par un nez, des prunelles et une bouche certes largement proportionnés pour son petit gabarit, mais Hypocras, loin de s'en formaliser, se fit la réflexion que plus grande était la taille de ces organes sensoriels, mieux elle pouvait ainsi profiter des mille et mille délices que le monde avait à offrir. Ses effets vestimentaires, comme il l'avait également pu analyser, avaient effectivement quelque chose d'altier, bien que d'un tantinet sobre, et on les aurait pu juger un peu datés, ce qui n'était pas pour gêner le chèvre-pied qui savait intemporellement le beau style apprécier.
Étonnamment, derrière cette apparence de vulnérabilité (d'ailleurs très probablement non simulée), le rusé baroudeur crut avoir l'intuition d'une grande force, d'une volonté à laquelle peu de choses auraient pu résister. Sans mentir, si ce n'eût été la splendide vivacité perçante de ses yeux émeraude, ainsi que ses multiples mimiques de mortelle, il aurait pu la prendre un instant pour la légendaire Yuki-onna, cette terrible femme capable d'emporter tout voyageur solitaire dans une étreinte glacée éternelle...
Mais assez de ces comparaisons ; pour l'heure, s'il ne se donna pas la peine de répondre, c'est parce qu'il sentit qu'elle n'avait pas l'intention d'en rester là, et effectivement, dansant un lent ballet du bout de ses doigts, elle le fit prendre position sur son séant alors qu'elle venait directement face à lui, le satyre se laissant faire sans résistance dans ce petit manège, ayant une faiblesse coupable pour les jolies personnes. Toujours aussi perplexe qu'inquisitrice, elle l'observa avec une de ces intensités que réservent habituellement les voyantes pour les boules de cristal, son faciès concentré et mémorable remplissant ainsi le champ de vision du facétieux faune.
De si près, il aurait pu d'un simple mouvement l'embrasser, et ne croyez pas que l'idée ne lui passa pas sérieusement par la tête. Ah, mais point n'était besoin de précipitation : parfois, les plus belles choses méritent qu'on y accorde patience et endurance, comme ces grappes de raisin que l'on cueille au cœur de l'hiver pour en faire un vin à nul autre comparable. Pour l'heure, il s'avéra que toutes les bonnes choses avaient bel et bien une fin, puisque la gracile nubile, détachant de lui et son visage et ses doigts, s'éloigna, paraissant perdue dans quelque réflexion apparemment sans résultat, ce qu'elle salua d'un sourire beau joueur fait de petites dents blanches dans sa direction, ponctué d'une autre question.
Vint donc le moment pour Hypocras d'entrer en action, ce qu'il fit en saisissant une fois encore la main de son invitée pour lui adresser un baisemain exécuté comme il convenait sans toucher sa diaphane peau. Car en cette époque désespérément moderne, trop peu de gens le savaient, mais le vrai baisemain s'abstient de poser les lèvres sur l'objet de son attention, ne faisant que feindre de le toucher et ne laissant qu'un respectueux souffle sur son passage. Ainsi fit par conséquent l'adroit galant, sacrifiant à la coutume le plaisir de goûter la chair de cette si aimable (aux deux sens du terme, entendons nous bien) enfant. Ce faisant, il rompit le mutisme qu'il avait jusqu'ici, à la fois par jeu et par respect, observé :
« Il était, dans ce cas, à la mesure de ma spectatrice. » Répondit-il à sa dernière remarque d'une voix d'où perçait le plus grand sérieux.
Car si une telle remarque aurait couramment pu faire office au mieux de compliment bien tourné mais un peu vieux jeu et hypocrite, il s'entendait dans les inflexions graves, douces mais décisives du satyre une honnêteté et une franchise qui ne laissait guère de doute quant à sa sincérité. Poursuivant sur sa lancée, il enchaîna après une courte pause savamment calculée pour ne pas bousculer sa compagnie, ponctuant ses paroles en tapotant son torse de sa flûte :
« Quant à qui je suis, un satyre, belle demoiselle, je ne saurais m'en dédire. » Fit-il en levant les yeux d'un air entendu en direction des cornes à l'air sylvestre qui surmontaient son front, avant de continuer. « Hypocras est mon identité ; artiste et voyageur, mes principales qualités. »
Concis, proprement déclaré et, qui plus était, intégralement vrai. Ayant convenablement et sans mauvaise grâce satisfait aux usages de la politesse que lui avait réclamés la menue jonquille, il prit à son tour les devants en regardant son interlocutrice d'un air plus appréciateur que jamais :
« Et vous-même, qui êtes vous, vous qui semblez avoir baigné dans la clarté des rayons de la lune, et bu par vos yeux l'essence des sylves ? » Demanda-t-il, avec dans son timbre et dans son attitude une curieuse mixture de malice, de lyrisme et de délicatesse.
Quelque peu daté, peut-être, mais délicat, tout comme le fut le mouvement du faune qui laissa la main de la jeune fille pour positionner son pouce et son index de part et d'autre de son menton légèrement saillant... non pas en l'épinglant, comme il avait vu avec amertume tant de maîtres abusifs le faire, mais en le frôlant, comme on approche en premier lieu une chose ravissante en prenant garde de ne pas l'abîmer. Mouvement fluide et fugace, avant qu'il ne ramenât doucement son bras vers lui, allant ensuite le laisser simplement reposer sur son poignet gauche.