Emaneth avait la langue bien acérée. Heureusement en un sens, vu que c'est, dans l'immédiateté de la chose, à peu près tout ce qu'elle avait. Normalement, en d'autres plaisantes occasions, bien différentes de ce kidnapping soudain qu'on lui avait infligé, elle aurait eut le don d'user de ses pouvoirs pour trouver une pirouette lui permettant, ainsi qu'à sa pupille, de pouvoir trouver une sortie habile et efficace. Sauf qu'il fallait qu'elle soit tombée entre les griffes de quelque chose de bien plus gros qu'elle. Les panthéons et les entités ne se valaient pas toutes, c'était une évidence. Même parmi les divinités, il y en avait pas mal qui avaient pleines supériorités sur leurs homologues, créant ces espèces de modèles hiérarchiques sans queues ni tête, souvent bien plus équivalent à une vision humaine de ce qu'est la puissance plutôt qu'aux interactions bien plus maladroites et convolutées que sont les échanges entres espèces aux dons supérieurs. Toutefois, certaines choses tenaient de l'évidence, comme ceci : Cet être jouait dans la même cours qu'elle, oui, mais là où elle avait besoin de prérequis pour permettre l'ensemble de l'usage de ses capacités, comme la présence de sa terre natale d'Égypte ou suffisamment de repos pour accumuler ses dons, lui n'en avait absolument cure. Il était toujours au meilleur de sa forme, du moins en apparence, aussi se présentait à elle une seule solution pour se tirer d'affaire, réussir à le tromper, à le confondre, ou jouer suffisamment son jeu pour qu'il présente une faille évidente dans laquelle la djinn pourrait s'engouffrer ! Dans l'immédiat, c'était peine perdue, aussi se trouvait-elle à jouer le jeu de son désagréable hôte et bouffonesque maître de soirée.
D'ailleurs, ce dernier ne se gêne pas pour continuer son petit rôle de directeur des événements, prenant avec légèreté les réponses d'Emaneth pour faire mine d'en être flatté. Ne savait-il pas en premier lieu ce qu'elle était ? Alors pourquoi l'avoir sortie du corps d'Enothis ? Franchement ça n'avait pas grand sens, et pourtant la féline créature n'avait que bien du mal à voir dans ses actions autre chose qu'un foutoir mal organisé, une envie de n'en faire qu'à sa tête, comme si ce dieu avait fait le choix de ne pas donner de ligne directrice à ses actes pour mieux tromper sa vigilance. Autre incohérence, bien entendu, car elle avait bien remarqué l'ingénierie démoniaque qui se trouvait en son dos, avec son armada de loupiotte et son contingent de manettes diverses et variées, une construction bâtarde de styles aléatoires donnant clairement impression qu'il avait fallut bien des heures à la divinités pour la mettre en place. Non, franchement, soit elle était avec un maître de pensée, soit elle avait affaire à un grand guignol dont l'extension des actes ne connaissaient pas plus de logique qu'un gastéropode à la coquille déjà trois fois brisée. Sincèrement, elle espérait qu'il soit de la première catégorie. Elle aurait alors bien plus de chance de pouvoir à un moment le comprendre et l'affecter de quelques manières que ce soit. Enfin, il se présenta... Du moins le public le fit, prouvant encore leur nature de petits zombies sans valeurs, tandis que le présentateur en plein exaltation se lança à la suite de ces pauvres hères pour approfondir sa dénomination :
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MALFÉE ! MALFÉE ! MALFÉE ! -
C’est ça ! Malfée, pour vous servir. Dieu unique de Ghuntzel. À vrai dire, même si votre présence au sein d’Enothis m’a interpellé — et je dois avouer, intrigué —, c’est avant tout votre hôtesse que j’ai voulu inclure dans mon petit scénario. Et je ne regrette pas. Regardez-la donc avec Céleste, ne sont-elles pas mignonnes ? -
Adorable, je ne savais pas que les dieux uniques aimaient jouer à la poupée avec les êtres humains. "
Le ton était un peu cassant, mais la djinn voyait tout de même d'un mauvais oeil le fait que l'on s'intéresse à sa chère compagne d'exil. C'était avec un bon fond de maladresse, mais elle était tout autant l'amie, la confidente, et la mère de cette petite qui avait dû se forger au travers des actes d'un culte inepte aux comportements dévoyés. Elle se devait de la protéger, quelque chose qu'elle ne pouvait pas faire dans l'immédiat, aussi trouvait-elle assez difficile de simplement pouvoir observer les interactions qu'avait Enothis avec la mignonnette en face d'elle. Cela toutefois, peut-être dans un instant de lucidité personnelle, l'amena à redresser ses oreilles par simple besoin de vigilance, et donc de se rendre encore un peu plus compte de son état physique. Oreilles félines, hautes, capable de pivoter sur plus de 160°. Elle abaissa son regard sur sa peau, constata la teinte d'ébène qu'elle arborait, non sans parler des légers parchemins de papyrus qui lui permettait de couvrir l'intimité de son être. Un corps malingre, assoiffé, constitué seulement de peau et de nerfs, lui offrant certes un profil gracile, mais que beaucoup ne pourrait contempler qu'en imaginant la nature maladive de sa diète. Le même corps qu'elle portait des millénaires plus tôt, à la naissance des peuples égyptiens. Soudainement, elle comptait d'ailleurs bien le garder pour elle, mais la belle et voluptueuse plastique d'Enothis lui manquait beaucoup, elle préférait clairement l'apparence qu'elle présentait en prenant le contrôle de sa pupille.
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Et mon apparence c'est aussi une surprise, ou vous saviez quelle forme j'arborais autrefois quand vous avez forcé mon incarnation à vos côtés ? "
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* *
Le coeur d'Enothis s'apaisa. Ce n'était pas tant les fourneaux malicieux qui alimentait la machinerie d'ailleurs que les craintes qui s'évaporaient lentement, notamment quand elle constata qu'elle n'était pas la seule des deux à perdre le contrôle de sa petite personne, la merveilleuse jeune femme en face d'elle ayant visiblement tout autant de mal à garder des propos clairs et précis. L'une comme l'autre butaient sur leurs mots comme s'il était nécessaire d'y mettre trois coup de burins supplémentaires à chaque fois, afin de s'assurer d'une pleine compréhension de ceux-ci par le parti opposé. Franchement, elle se trouvait sotte d'être aussi maladroite, tandis que la belle brune en face d'elle lui envoyait cette image de douceur et d'audace qui finissait de la rassurer, l'amenant non seulement à acquiescer quand elle lui proposa un verre, mais surtout de l'accompagner sans la moindre forme d'hésitation au milieu de cette marée humaine qui se dressaient entre elle et la partie bar de la boîte. Une expédition qui, d'ailleurs, ne fut pas sans rappeler les voyages d'Odysseus. Non pas qu'elle ait l'impression de tomber de Charybde en Scylla, bien au contraire, par contre il devait se cacher quelques sirènes au milieu du public qui altéraient ses sens de leurs chants. À moins peut-être qu'elle se trouvait déjà entre les griffes d'une Lorelei gothique, qui de son regard de glace l'avait conquise, la guidant au milieu de cette mer de cuir et de métal tout en égayant la traversée du soupir langoureux d'un contact imprévu, du frisson délicat d'une caresse inattendue, de la fourberie chaleureuse d'une étreinte soudaine provoquée par un chérubin de 2m03 qui, se balançant en arrière, l'avait poussée sur sa superbe rencontre.
Mais toute traversée en mer houleuse se doit malgré tout d'atteindre bon port, n'est-ce-pas ? Même si ce coup-ci, l'on parlerait plus d'un petit port touristique en pleine période estivale plutôt qu'une large baie marchande à la morte saison. À comprendre qu'il fallait se battre pour avoir le moindre petit bout de centimètre du bar où elles venaient enfin d'arriver, amenant Enothis à se laisser légèrement en arrière, laissant le don à sa nouvelle rencontre de s'amarrer entre deux mecs dans leurs âges et un vieux pilier de comptoir doté d'une barbe toute aussi ancienne que le reste de l'assemblée. Que cela n'empêche pas l'égyptienne à se rapprocher toutefois de cette charmante amie, la demoiselle aux yeux d'or se collant en partie au dos de Céleste comme pour l'assurer qu'elle ne comptait pas disparaître au milieu de la foule, emportée par une énième marée humaine. Les mots de Céleste lui rappelant leur objectif, Enothis se perdit sur les panneaux présentant l'ensemble des consommations possibles, puis elle se retourna en direction de sa guide, le sourire aux lèvres, l'air tout simplement enchantée avant de suspendre son action. Il faisait chaud, trop pour que son esprit ne voit autre chose que le brillant des lèvres sombres de sa compagnie imprévue, miroitement appelant à une humidité qu'elle serait peut-être prête à aller cueillir à la source. Leur contact n'aidait d'ailleurs en rien, sans même parler de ce souffle lourd, gavé d'émotions, qui s'échouait le long de leurs nuques respectives alors même que leurs regards se croisaient. Heureusement pour l'égyptienne, son amie lui exprima à demi-mot ce qu'elle comptait boire, l'obligeant à retomber sur terre, oublier l'idée fiévreuse qui lui montait à la tête, puis de se reprendre immédiatement avant que ses propres lèvres n'émettent une énormité qui pourrait à elle seule faire voler en éclat cette soirée pourtant si bien partie.
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Ouais euh ... Un cocktail surprise je ... Ouah, je sais pas, déjà qu'j'bois pas beaucoup de base. Je vais prendre la même écoutes, je te fais confiance. "
Elle ne put s'empêcher de ricaner, un peu pour elle-même, un peu pour montrer aussi à celle qu'elle accompagnait que tout allait bien, qu'elle appréciait ce contact qu'elles entretenaient, que son indécision n'était pas une marque de rejet mais l'aveu sincère de sa méconnaissance. Après tout, l'idée que tout pouvait basculer, que la moindre sortie extérieure avait une chance de tourner au drame à cause de ceux qui la poursuivait, sans parler du fait qu'elle restait une étrangère, c'était tout autant de raisons qui l'avait tenue éloignée de tout ça, de ce genre de belles rencontres, de ce type de soirée qui, en quelques minutes, lui plaisait plus que tout. Maintenant, à la lumière des événements récents, elle se trouvait ridicule. S'enfermer loin de tout ça, sans aucune forme de laisser aller, c'était presque grotesque comme comportement, Emaneth avait bien fait de la pousser hors de chez elle !
Elle se lova encore un peu plus contre Céleste, surtout parce que les mecs d'à côté semblaient soudainement vouloir basculer de gauche à droite sans grande considération de qui se trouvaient potentiellement sur leur chemin, puis observa par-dessus l'épaule de sa charmante rencontre pour observer la préparation de leur boisson. Une, puis deux, puis trois bouteilles différentes d'alcool semblèrent trouver une rencontre audacieuse dans le shaker du barista tandis qu'Enothis ne put réfréner une hausse de sourcil face à ce constat, apportant alors sa réflexion auprès de Céleste par une remarque pleine d'honnêteté.
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Vu ce qu'il met dedans, va falloir que je le sirote doucement. Ce serait triste que je ne tiennes plus debout à peine la soirée entamée... Surtout si on la passe ensemble. "
Un instant, un flottement. Les grands yeux glacés qui la regardaient, un rose vif teintant les joues au dessous. Soudainement, Enothis comprit la réaction de son amie, le sous-entendu qu'elle avait put entendre dans la phrase de l'égyptienne. Et la honte déraisonnable qui s'ensuivit amena cette jeune femme à quitter les abords de Céleste avec une hâte maladroite, gesticulant comme pour dissimuler les mots qui étaient, peut-être, restés dans l'air, inscrit en toutes lettres devant l'air surpris de sa compagne. Impossible, elle se devait de corriger ce malentendu, de ne pas passer pour une inconcevable succube, prête à sauter sur la première personne qu'elle rencontrait !
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Non c'est pas.... Je ne voulais pas dire ça dans ce sens, je parlais juste de pouvoir découvrir ce monde avec ... Enfin par ce monde j'entends l'univers des concerts en boîte de nuit hein, pas les relaaa... "
Les mots moururent en sa gorge avant qu'elle ne finisse d'exposer cette double-lecture qu'elle ne parvenait tout simplement plus à assumer. Par chance, ce fut plus ou moins l'instant où les verres du fameux cocktail surprise leur fut servi, occasion parfaite pour qu'Enothis fasse mine d'attraper d'un geste vif le contenant, mimant par la même occasion une soif terrible, et se cala la paille d'acier entre les lèvres pour entamer de siroter la consommation. La honte l'étouffait, elle ne trouvait pas meilleur moyen pour se dissimuler, alors au moins elle s'assurait de ne pas sortir une idiotie de plus, se contentant entrer deux gorgées d'un faible "
Merci", tout aussi gêné que l'ensemble de son être. Au loin, observant ce massacre depuis sa place bien chaude, Emaneth ne savait même pas comment assumer les comportements de sa pupille. Au moins, celle-ci n'avait pas conscience d'être observée par une foule de zombie sous les ordres d'une divinité complètement fêlée, aussi allait-elle survivre mentalement malgré l'ensemble de ses bourdes. En revanche, si c'était pour contempler malgré elle un énorme feuilleton à l'eau de rose, la djinn préférerait tout autant qu'on lui rende sa liberté, au moins pourrait-elle profiter un peu de son corps en bonne compagnie plutôt que de souffrir ces émois de premières chaleurs aussi mielleuses que gênantes. Forcément, elle se tourna en direction de Malfée, qui étrangement semblait se délecter du spectacle, et ne put s'empêcher de lui répondre avec une mine déconfite, prouvant clairement son propre avis sur ce début de soirée :
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Si ce que vous lui avez préparé, c'est une petite sauterie avec la brunette, assurez vous juste qu'elle crève pas de honte avant et tout ira bien ! Par contre, pitié cupidon de Ghuntzel, j'ai un peu passé l'âge des amourettes de jeunes filles, donc si je peux récupérer ma liberté histoire, je sais pas, de me barrer de la scène et d'aller ailleurs pour ne pas observer ce carnage émotionnel, ce serait chouette. "