Tout était souvent, en politique, une question de point de vue. Cultivé et lettré, Dowell s’était renseigné sur certains auteurs terriens, et avait trouvé chez un auteur une parfaite description de ce que, à ses yeux, l’homme politique devait être... « Le Prince », de Nicolas Machiavel. Ce traité politique était une réflexion sur ce que le Prince devait être, en prenant comme modèle le fameux César Borgia, fils de Rodrigo Borgia, un seigneur italien connu pour ses relations incestueuses avec sa sœur, mais aussi sur la sacralisation qui avait été faite de lui par Machiavel. La conception de Machiavel était d’estimer que la morale devait être mise au second plan quand on gouvernait, car le fait de gouverner ne devait se faire qu’en fonction de réalités concrètes, et non en étant guidé par des préceptes et des normes morales. En ce sens, Machiavel se distinguait de Platon, qui estimait que le politique devait agir en fonction d’idéaux moraux, afin de guider son peuple vers une utopie. Dowell, lui, s’estimait à un mélange des deux. Il disposait d’une seigneurie qu’il administrait selon la vision de Machiavel, adaptant sa politique en fonction du contexte, mais partageait l’idéal ashnardien. Car, malgré les apparences, Ashnard avait réellement un idéal de paix et d’unicité.
En la matière, tout était question d’interprétations, et, quand on admettait ça, on admettait que le politique ne devait pas être embarrassé par des préceptes moraux, car, selon l’angle de vue qu’on prenait, une action bonne pouvait paraître mauvaise. Les exemples ne manquaient pas à travers l’Histoire, allant de la subtile distinction entre « terrorisme » et « résistance », aux ambiguïtés sur la notion de « démocratie ». Pour Dowell, seul comptait le fait de gouverner sagement, d’avoir une économie solide. « Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé », écrivait Machiavel, et c’était tout à fait vrai avec ses sujets.
Avec des personnes comme Skye, la chose était différente, et Alexandre savait interpréter les choses à son avantage. Il sentait que la jeune femme avait été touchée, en un sens, par ce qu’il avait dit. Alexandre était un beau parleur, et Skye indiqua ensuite qu’elle sortait prendre l’air, laissant le soin à Dowell de la suivre ou non. Ce dernier la regarda distraitement partir. Avec sa longue chevelure blonde, sa belle robe élégante, elle avait un corps fabuleux, une magnifique guerrière. Il fallait bien dire que le repas avait été très généreux, mais, avant de pouvoir la rejoindre, le vampire fut abordé par Simbor, qui lui parla des exploits militaires d’Ashnard. Visiblement, le général semblait aussi intéressé par les gamineries de Skye étant petite que par les campagnes militaires de l’Empire.
« [|b]La chose est aisée à comprendre. Entre Nexus et Ashnard, il y a ce qu’on appelle ‘‘Les Contrées Du Chaos’’, et ce n’est pas pour rien qu’on les appelle ainsi. Terra n’est pas un endroit sûr. Il existe des régions entières envahies par les monstres, avec des royaumes sauvages et barbares, qui pratiquent des sacrifices humains, et sont régis par des despotes sanguinaires qui s’adonnent à la magie noire et à la nécromancie. Nous constituons une force régulatrice. Ne vous embrumez pas le cerveau par toutes les considérations morales et éthiques. La guerre contre Nexus n’est qu’une lutte entre deux puissances hégémoniques.[/b] »
Suite à cela, Alexandre s’excusa, et rejoignit la terrasse sur laquelle Skye se trouvait, seule. Les gardes à l’entrée de l’escalier menant à la terrasse laissèrent l’homme passer, et il s’attarda quelques secondes à contempler la beauté se tenant devant lui, avant de constater, non sans un certain amusement, qu’il avait fini par porter son regard sur l’agréable courbe de ses fesses. Il se rapprocha ensuite encore, et posa ses mains sur la balustrade, à côté d’elle, observant la cité de Cryptyre, entourée par ses épais murs.
« Vous savez... Votre peuple ressemble beaucoup au nôtre, Skye. Une région austère, entourée par des menaces, des monstres... Vous vous êtes forgées à traverser l’adversité, comme nous. Mais combien de temps pensez-vous que cela durera, dites-moi ? »
La question pouvait surprendre, et il reprit donc, en se retournant vers elle, comme pour préciser davantage le fond de sa pensée :
« Pourquoi avoir voulu sortir de votre isolationnisme, Skye ? Je ne suis pas assez naïf pour croire que vous ne souhaitez qu’échanger de simples marchandises... Et, d’ailleurs, s’il ne s’agissait que d’un simple contrat commercial, je ne serais pas là, et vous auriez envoyé vos émissaires et vos négociants. Alors, dites-moi... Aviez-vous peur que nos armées marchent sur votre cité ? »
Bien loin de la langue de bois qu’on affichait traditionnellement aux politiques, Alexandre savait enfoncer le clou pour ouvrir les portes, et ce d’autant plus qu’il n’y avait qu’eux, ici, sur cette terrasse...