« Que pensez-vous de la culture, chère Madame ? »
Edea et Emhyr étaient désormais seuls, Nettila s’étant éclipsée. Ne sachant pas avec qui parler, Edea avait préféré rester en compagnie d’Emhyr. Un individu charmant et sympathique, mais qui était également un fin calculateur, un stratège politique. Néanmoins, la sorcière n’était pas ce genre de femmes qui aimaient les embrouilles politiques, les complots. Elle haussa donc simplement les épaules, répondant assez simplement :
« Elle m’indiffère.
- Un avis que beaucoup d’Ashnardiens partagent, et que je trouve personnellement assez regrettable.
- Pour quelle raison ?
- Suivez-moi, je vous prie. »
Emhyr s’éloigna de la salle principale, marchant d’une démarche assurée et certaine. Il n’avait rien de magique en lui, rien de démoniaque en lui. A dire vrai, ce n’était qu’un simple humain, mais il descendait des Var Emreis. Les Var Emreis formaient l’une des ancestrales familles d’Ashnard, l’une des plus puissantes maisons ashnardiennes. Les sous-estimer serait commettre une grave erreur. Dans leur famille, il y avait des rites. Le frère aîné, Emhyr, portait le titre de « La Flamme Blanche », même si ce surnom reviendrait plutôt à son frère, Coehoorn, un Maréchal militaire, un génie militaire qui, en réussissant de nombreux exploits militaires, était l’illustration du renouveau de cette lointaine famille Elle faisait partie des familles fondatrices de l’Empire, et avait connu son apogée en dirigeant l’Empire pendant plusieurs siècles. Emhyr conduisit Edea dans une salle assez isolée, l’allumant à l’aide d’artifices magiques, des chandelles s’allumant dans tous les coins. Il y avait de nombreux tableaux, dans une grande pièce, avec, contre un mur, une imposante carte géographique, une espèce de tapisserie.
« Voici le continent. Cette carte est mise à jour chaque année. Chaque tapisserie fait l’objet de croquis qui sont entreposés dans des livres qu’on peut trouver à la Bibliothèque. Si vous avez la curiosité de consulter ces collections, vous y verrez, à travers cette tapisserie, l’évolution historique d’Ashnard. Ce palais, ces murs, sont la première construction de l’Empire, et il subsiste encore certaines pierres remontant au premier palais, qui a depuis été agrandi. Les Var Emreis furent parmi les premiers seigneurs humains qui jurèrent allégeance à ce rêve de grandeur. Ils amenèrent avec eux des hommes, des maçons, des artisans, des charpentiers, des menuisiers, ils utilisèrent leurs fermes pour permettre de nourrir tout ce beau monde. Ils utilisèrent leurs carrières pour offrir aux démons de quoi fonder Ashnard. Vous connaissez sûrement, comme moi, le pacte entre les Anges et les démons ? »
Edea ne répondit pas, car elle connaissait effectivement la nature de ce pacte. Il remontait à la fin de la grande guerre entre les Anges et les démons, il y a des décennies de ça. En vertu de ce pacte, les Anges et les Démons ne pouvaient agir directement dans les plans inférieurs, au nom du respect du libre-arbitre. Cependant, les démons, comme les anges, avaient contourné ce principe en agissant de manière indirecte, par le biais de la séduction.
« En offrant volontairement notre aide, nous avons aidé les démons à s’installer. Dans une certaine mesure, sans le soutien des Emreis, l’Empire n’existerait pas aujourd’hui. »
La sorcière pencha la tête sur le côté, se demandant où il en voulait en venir.
« Quel est le rapport avec la culture ? »
Emhyr se fendit d’un léger sourire.
« N’est-ce pas évident ? »
A quelques lieues de là, Catelyn croisait les bras en écoutant Décatis lui expliquer qu’elle était venue à Ashnard, non pas par appât du gain, mais par goût du défi. Elle voulait fabriquer des objets difficiles, réussir des commandes ardues, tout en prouvant que même une simple paysanne, dans un monde féodal, un monde catégorisé et verrouillé, pouvait avoir une belle vie. Une noble ambition, idéaliste, un peu immature, en un sens, mais qui avait l’air de beaucoup la motiver. Catelyn hocha ainsi la tête, décroisant les bras.
« Vous êtes une femme intéressante, Décatis... Un ami à moi m’a un jour dit qu’il n’existe que deux types de commerçants : ceux qui veulent faire du profit, et ceux qui ne savent pas pourquoi ils font du commerce. »
C’était une petite pique, mais assez fondée. Catelyn voulait bien croire que l’argent n’intéressait pas Décatis, mais elle avait des taxes à payer... Et le troc avait ses limites. Catelyn était bien placée pour savoir que le fisc ashnardien ne se contentait que de pièces d’or trébuchantes, et non d’objets hétéroclites, qui n’étaient pas recevables en tant que tel. Catelyn commençait néanmoins à avoir une petite idée derrière la tête.
« L’Empire enchante beaucoup de ses objets, comme vous le savez probablement. A cette fin, nous avons certes des enchanteurs publics, employés par l’Empire, mais il nous arrive aussi de faire des commandes privées, que ce soit pour l’armée impériale, ou pour nos propres maisons. Les Mawr ont ainsi un enchanteur officiel, mais peut-être pourrais-je vous accorder quelques commandes... »
Elle laissa sa phrase en suspens, n’ayant pas fini, et, sans continuer, maintenant le suspens, elle sortit de sa robe un curieux rouge à lèvres, et le posa délicatement sur ses belles lèvres.
« ...Si vous relevez mon petit défi... »
Elle reposa le rouge à lèvres, se nettoya les lèvres. C’était un léger gloss, qui fit un peu briller ses lèvres argentées, alors qu’elle se rapprocha de Décatis.
« Ce rouge à lèvres est enchanté, et, à chaque fois que j’embrasse quelqu’un, il provoque un effet dont la puissance est fonction de la durée du baiser. Si vous arrivez à savoir de quoi il s’agit, à l’aide de votre magie, alors j’envisagerais sérieusement d’être votre cliente. »
Mais, pour ça, il allait falloir s’embrasser, ce qu’elle faisait comprendre à Décatis en se rapprochant d’elle. Du reste, ce rouge à lèvres particulier offrait la possibilité d’infléchir très légèrement sur la volonté des gens, à travers la libido. Un petit sortilège que Catelyn avait utilisé pour s’assurer d’être mariée à Ceallach, qui, à l’époque, avait été très courtisé.