Confortablement assise, Mélinda continuait à mater. Il fallait dire que Sora était une bien belle femme. Si toutes les colonelles ashnardiennes pouvaient avoir un tel uniforme, Mélinda aurait bien plus de plaisir à recevoir chez elle des militaires. Cette dernière lui répondit donc, et Mélinda fut à plusieurs reprises décontenancée. Quand Sora lui avoua n’avoir « jamais vraiment creusé la question », elle faillit s’étrangler sur place. Elle ne dit rien, mais toussa légèrement, devant sa surprise. Elle alla encore de surprise en surprise quand Sora lui avoua que Caelestis se reposait, outre sur des chiffres extravagants, sur une « vision ». Pour Mélinda, Sora était en train de faire l’apologie de la bêtise. Des filles en tenue moulante qui allaient massacrer des esclaves au nom de préjugés, en se fiant à des visions du futur. C’était tellement gros qu’elle se demanda presque si Sora ne se moquait pas d’elle, mais, vu le ton sérieux de cette dernière, la vampire, assez déstabilisée, en déduisit qu’elle était sérieuse.
« Et je ne parle même pas de l'empereur d'Ashnard, qui rêve sans doute de mettre le monde à ses pieds » termina la colonelle.
Une petite moue se dessina sur les lèvres de Mélinda, qui se racla la gorge, avant de réfléchir. Malgré les quelques imbécillités de Sora, elle avait néanmoins trouvé des arguments assez solides.
« L’esclavage est un moindre mal, glissa-t-elle. Ce n’est pas une solution parfaite, mais elle permet de lutter contre le paupérisme, et contre d’autres formes de maléfices qui pullulent sur ce monde. Connaissez-vous bien la Terre ? Vous me citez l’exemple des Etats-Unis. Avez-vous entendu parler de tous ces endroits dangereux sur Terre ? Ces endroits qui sont des zones de non-droit, des appels à la barbarie la plus primaire ? Où les habitants vivent dans des cartons de tôle ? Où les enfants voient leurs parents se faire massacrer sous leurs yeux, et sont entraînés à tuer ? Ne vous est-il jamais venu à l’esprit que l’esclavage est une solution permettant d’empêcher ce mal ? Un moindre mal, en somme... »
C’était l’un des arguments communément admis. En récupérant les pauvres, les brisés, les démunis, les esclavagistes leur offraient une vie alternative, de l’emploi, un logement, et de la nourriture. Ce n’était pas la Panacée, mais, quand Mélinda voyait ce qui se déroulait sur ce monde « libre », elle en avait des frémissements. La liberté, indéniablement, était un outil à manipuler avec précaution, car il était autant source de bonheur que de souffrances.
« Bien sûr, je n’irais pas jusqu’à prétendre que l’esclavage est un système parfait. Il y a des abus, c’est un fait. Je le sais sans doute mieux que vous, vu que c’est mon environnement... Et que j’ai personnellement creusé la question, quand j’ai repris le harem de mon père, et que j’envisageais de le fermer. »
Il était difficile de le croire, mais c’était pourtant véridique. Quand Mélinda avait tué son père, son premier objectif n’était pas de reprendre cet harem, mais de l’abandonner aux rebelles ashnardiens, aux putschistes qui tentaient de venir à bout de l’Empereur fou. Il s’en était fallu d’un cheveu, en réalité, pour qu’elle conserve le contrôle de son harem. A l’époque, les rebelles n’avaient tout simplement pas les moyens et le temps de s’occuper d’un bordel.
« Je milite en faveur de l’application de lois et de règlements qui chercheraient à sanctionner les abus, mais, pour l’heure, l’état de guerre dans lequel l’Empire est plongé rend difficile de telles mesures. Les plus puissants esclavagistes ont plus de poids auprès des Impériaux que je n’en ai, et ne sont pas favorables à un durcissement des règles. Traiter des milliers d’esclaves, ce n’est pas pareil que traiter quelques cas particuliers. Et vos agissements ne font rien pour arranger les choses. »
Mélinda ménagea une petite pause, avant d’ajouter, en prenant soigneusement son temps :
« Comment voulez-vous convaincre les esclavagistes d’assouplir leur politique quand des terroristes surarmées et en tenue moulante viennent dynamiter nos convois, tuer des gardes, pour s’emparer des esclaves, hum ? Toute action a des conséquences, entraîne des réactions. Vos bombes ont pour réaction d’amener à durcir la position des Impériaux, d’assouplir les nombreuses textes sur ce marché, permettant ainsi aux marchands d’esclaves d’avoir d’autres gardes, des contremaîtres... Or, comme vous ignorez vraisemblablement ces détails, la plupart des exactions commises sur des esclaves ne viennent pas directement de leurs propriétaires... Mais de ceux qui les gardent. »
Elle embraya assez rapidement sur un autre sujet :
« Quant à vos amis angéliques, vos prétendus gardiens du Bien, ils sont plus similaires aux démons que vous le pensez. Ils partagent le même absolutisme, le même mépris pour les autres espèces. Ils s’estiment supérieurs à nous. Ce ne sont pas des terroristes, non. Ils ont le profil de tyrans voulant imposer aux autres leur conception du Bien. Ce sont des gardiens dont il faut se méfier. Tout comme vous. »
Mélinda termina avec une citation latine, qui, en l’occurrence, lui paraissait plutôt bien appropriée :
« Sed quis custodiet ipsos custodes ? »
Ou, plus simplement : « Qui garde les gardiens ? »