Hitomi essayait de la rassurer, l’écoutant silencieusement. Elle devait sans doute voir des liens, des échos de sa propre vie dans celle de Clara. Mélinda, quant à elle, était revenue, et se tenait discrètement dans un coin, les observant, bras croisés. Clara ne s’était pas rendue compte de sa présence, Hitomi se trouvant entre les deux. Et il était probable qu’Hitomi non plus ignorait que Mélinda était là. Les deux femmes semblaient très occupées. Deux adversaires. Clara n’en avait pas manqué une pour emmerder la senseï, ce que sa Maîtresse, tout naturellement, n’était pas sans ignorer. Clara était ainsi, une véritable pile électrique. Et elle savait qu’Hitomi n’était pas très nette là-dedans non plus. Mélinda s’était donc effacée après avoir lancé Clara, car elle savait très bien que ce problème ne la regardait pas, elle. La seule question qui importait vraiment pour la vampire, c’était de sa voir pourquoi elle avait invité Hitomi, pourquoi elle avait demandé son aide. Mélinda ne voulait plus la voir. Quand elle voyait Hitomi, elle ne se rappelait plus de leurs séances torrides, mais de la manière dont cette dernière avait débarqué pour lui balancer à la gueule, avec cette froide conviction, qu’elle ne voulait plus d’elle, avant de revenir pour l’engueuler. A cause d’elle, Mélinda avait manqué faire une dépression, qui avait culminé le jour où elle avait violé et tué une lycéenne.
*Pourquoi diable l’ai-je rappelé ? Je suis incapable de répondre à cette question... Pour voir si elle va toujours aussi mal ? Pour me délecter de sa souffrance ? Pour essayer de la ramener vers moi ? Pour essayer de me persuader qu’elle ne fait plus rien ?*
Elle l’ignorait, mais elle savait très bien qu’Hitomi n’appartenait pas à son passé. Elle pensait toujours à elle. Cette femme continuait de temps en temps à l’obséder, comme un mauvais virus, comme un furoncle coincé dans les fesses. Elle n’arrivait pas à la déloger, et rechignait à la tuer. Oui, Mélinda réfléchissait en effet toujours à l’option d’égorger cette insupportable femme arrogante, cette femme qui avait osé lui dire « non » devant ses esclaves, et qui en était ressortie indemne. Le culot de cette femme était sans limite, mais elle ne pouvait pas le tuer. Elle l’avait invité. Et elle tenait encore trop à elle pour ça... Ou alors, c’est qu’elle était tout simplement contaminée par les Terriens. Mélinda restait donc silencieuse, perdue dans ses pensées.
Hitomi consolait Clara, lui parlait, essayait de l’encourager, de lui dire qu’elle avait bien agi. Clara se taisait, haussant les épaules, reniflant. La senseï finit par poser l’une de ses mains sur le bras de Clara, et posa une question qui renvoyait la balle dans le camp de Clara :
« Tu veux continuer ? »
Clara répondit en hochant la tête de haut en bas. Elle ne s’arrêterait pas, il fallait juste lui laisser le temps de remettre les idées en tête. Cependant, le plus dur était passé. Elle parlait toujours de sa famille avec remords, mais, quand il s’agissait de Kenji, c’était différent. Elle sentait une pointe de rancœur la saisir, d’amertume, et de fureur. Elle releva la tête, s’écartant ainsi de quelques centimètres du corps de la senseï.
« Kenji avait un studio... Au cœur de Tokyo... Je sortais jamais toute seule... La ville était immense, j’avais peur de m’y perdre. Je... J’avais que lui, et je savais que mes parents devaient me rechercher... On a vécu à Tokyo pendant plusieurs mois. Je faisais l’amour avec lui tous les soirs, et je regardais toutes ces conneries à la télé. Ces absurdités occidentales, Bonnie & Clyde, et je nous imaginais comme ça... Deux éternels rebelles fuyant l’autorité, avec pour seul bagage dans la vie une voiture avec un plein d’essence et notre indéfectible d’amour. On ferait l’amour sur les prés, dans les arbres, en se foutant du lendemain. »
Un rêve superbe. Le pire, c’est qu’elle y avait cru. Et Kenji l’encourageait. Il lui dirait qu’il serait un Yakuza, qu’il avancerait dans la rue avec une épée, qu’il connaissait du monde, qu’il se foutrait de la gueule des flics. Et elle le croyait. Ils buvaient, ils fumaient, ils faisaient l’amour à n’importe quelle heure. Kenji avait quitté sa famille, ne bossait pas, n’allait pas à la fac’. Il prétendait toucher de l’argent pour financer le loyer de la part d’amis, de petits boulets, des aides sociales. Le pire, c’est que Clara le croyait. Il lui faisait fumer un joint, elle en fumait un aussi en matant des films pornos, et ils faisaient l’amour.
« Ça a duré des mois comme ça... J’avais l’impression qu’il me faisait l’amour comme il fallait... Alors que ça durait généralement cinq minutes... Il s’allongeait sur moi, ivre, grognait. Parfois, il bandait même pas. Je croyais avoir connu l’orgasme avec lui, mais... Je l’ai connu qu’avec Mélinda... Je suis sûre que Mélinda a bien du rire quand je lui ai raconté mes délires d’adolescente attardée... »
Elle n’avait pas ri. Elle avait au contraire ressenti de la tristesse pour elle. Et de la pitié.
« Il venait de plus en plus avec des amis, et, plus ça allait, plus il était énervé. Il fumait et buvait de plus en plus. Il était de plus en plus agité, et m’avait même giflé quand je lui avais demandé où il trouvait tout le fric pour m’acheter des fringues... Ou quand je revenais tard sans le prévenir. »
Clara sortait en effet de plus en plus, en ayant assez de l’atmosphère étouffante du studio, des cadavres de pizzas massacrés, de cet odeur de renfermé et de moisi. Elle avait exploré ce quartier de Tokyo qu’elle n’avait jamais vu, bien loin du sien. Elle tremblait toujours quand elle voyait des flics, mais personne n’avait été vers elle. Personne ne l’avait regardé en fronçant les sourcils, et en lui disant d’attendre, Madame, parce que votre visage me dit quelque chose. Les flics l’ignoraient. Clara avait jeté son portable à la poubelle quand elle avait fugué, et Kenji lui en avait offert un autre. Elle avait également changé d’adresse mail, craignant qu’on ne puisse la retrouver à partir de cette dernière. Elle se disait que, comme son père était prof’, il avait forcément du contacter quelqu’un de haut placé.
Peu à peu, elle avait réussi à étendre son cercle de fréquentations, ne se limitant plus qu’à Kenji et à ses amis défoncés au crack. Kenji avait énormément d’amis, et, ça encore, ça n’inquiétait pas Clara. Qu’il y ait des sportifs, des geeks, des trans’, des trav’, des gothiques... Kenji disait qu’il avait le contact facile, et elle, la conne de service, l’avait toujours cru.
« A chaque fois qu’il me giflait, il s’excusait. Et je craquais toujours, car je l’aimais... Et que j’avais besoin de lui... Je me disais que c’était ma faute, que j’avais pas à me mêler de ce qui me regardait pas. Et, plus ça allait, plus je commençais à comprendre que mon romantique amoureux était rien d’autre qu’un con macho... »
Ils faisaient des soirées dans l’appartement avec des potes de Kenji. Tous des abrutis. Même à cette époque, Clara le pensait, et ne comprenait pas pourquoi son Kenji sortait avec eux. Ils la touchaient, parfois. Rien de bien méchant. Un frottement sur les jambes, une caresse sur la joue, des regards appuyés. Clara regardait toujours Kenji, attendant que son homme vienne la protéger. Mais son homme se contentait de rire, avec ses blagues machistes. Elle est bonne, hein ? C’est ma petite geisha personnelle ! Et les jours passaient, s’enfilaient. Des semaines, des mois, Clara ne savait plus trop, et elle continuait à sombrer, tandis que Kenji devenait de plus en plus nerveux, de plus en plus violent. Il entrait dans des délires paranoïaques, persuadé que Kim le poursuivait pour lui faire la peau.
« Kim était le petit caïd du quartier, c’est-à-dire que c’était une merde comme les autres, mais qui croyait que l’odeur de sa pisse avait un goût sucré. »
Kenji se piquait, Kenji fumait. Et il voyait Kim et ses sbires partout. Et, quand Clara rentrait trop tard, quand Clara montait le son de la télé trop fort, quand elle était au téléphone sans dire avec qui, Kenji voyait Kim. Kenji voyait tous les amants hypothétiques de sa femme, et, parfois, ses délires laissaient place à un Kenji apeuré, roulé en boule, en train de pleurer, de dire qu’il l’aimait, qu’il l’aimait à en crever, putain, et que, tout ça, tout ça, il le faisait pour elle, pour qu’ils aient un avenir radieux...
« Quand je vois toutes ces conneries sur la drogue comme euphorisant... Putain, ça me donne envie d’aller voir les abrutis qui disent de telles conneries pour leur enfoncer des bâtons de shit dans le cul. A chaque fois, il s’énervait. Il était instable, et dangereux. Et il me frappait de plus en plus. Jusqu’à... »
Jusqu’au jour où, après avoir fait « l’amour », Clara avait réalisé, avait senti un truc dans son ventre. Elle avait fait un test de grossesse, et avait compris qu’elle était enceinte depuis plusieurs jours. Elle en avait vomi. La vie n’attend pas le plaisir pour naître. Clara était enceinte, et cette perspective avait fait changer les choses. Elle l’avait dit à Kenji, et ce dernier ne avait pleuré. Il avait promis d’arrêter de se droguer, d’être un homme respectable pour sa fille. Il ignorait le sexe de l’enfant, mais ça ne pouvait être qu’une fille. Quant à Clara, elle envisageait presque de renouer les ponts avec sa mère.
« Je me disais que c’était la seule qui puisse m’aider. La seule qui soit à même de comprendre ce que je ressens. J’avais bien des copines, mais... Enfin, elles étaient toutes des junkies... »
Kenji avait promis d’aller mieux. Il n’y avait que dans les contes de fées qu’on pouvait tenir de telles promesses. Le besoin de drogue avait été trop fort, et la peur de Kim toujours là. Il lui devait de l’argent. Beaucoup d’argent.
« Il croyait que je l’ignorais, mais je savais que Kenji était un dealer, et qu’il jouait beaucoup. Il espérait décrocher la cagnotte, et il avait tout perdu. Comme Kim et lui étaient copains, il lui avait laissé du temps pour récupérer de l’argent. »
Clara avait déjà vu Kim. Un gros con. Et, un beau jour, le délai était venu à échéance. Kim était venu avec deux gros bras cueillir Kenji à la sortie de l’immeuble. Il s’était fait cogner, et, quand il était remonté dans le studio, Kenji était liquéfié, livide, en morceaux. Elle lui avait dit d’aller à l’hôpital, mais il avait refusé, disant qu’il était temps de partir, de foutre le camp. Mais Clara, elle, ne voyait qu’un amant en sang, et avait sorti son téléphone.
Et ça l’avait énervé. Elle était en train d’appuyer sur les touches, alors qu’il lui disait qu’elle allait bien, que c’était pas la peine d’appeler l’hôpital, que ces cons appelleraient les flics. Et Kim lui avait dit que, si jamais il parlait de leur petite histoire aux flics, il serait beaucoup moins conciliant. Il prononçait toujours ce mot en faisant glisser le premier i, ce qui lui donnait l’allure d’un serpent. Conciiiiiliant. Mais cette connasse ne comprenait rien. Elle avait pris le téléphone.
« Il y a eu une urgence ! Venez, s’il-vous-plaît, vite ! »
Deux options : soit elle était tout simplement conne comme un manche à balai, soit elle se foutait de lui, et voulait le voir tomber. C’était ça. Oui, c’était forcément ça. Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Son père, paix à son âme, lui avait toujours dit que son fils était grand, qu’une grande destinée l’attendait. Il avait tout fait pour elle, tout ! Il l’avait laissé venir dans son studio, et elle n’avait fait que fouiner, que le tromper pour le rendre jaloux. Son amour, il le lui avait offert, et elle le lui avait craché à la gueule ! Il l’avait frappé. D’abord au visage. Un coup de poing. Elle avait hurlé, de ce petit cri de salope qui faisait d’elle une coupable, l’avait attrapé par les cheveux, et avait envoyé sa tête heurter le mur.
« Arrête ! avait-elle dit.
- Ta gueule ! Ta gueule, salope !! »
Il l’avait encore frappé. Au visage. Elle avait eu au moins une dent de pétée. Il l’avait laissé là, prostré, avant de se remettre à fumer. Mais fumer du shit ne lui faisait plus rien, alors il avait sorti la seringue, avait cherché la veine, et là... Là, ça allait mieux... Il se sentait bien mieux, serein, en paix... Comme sur une petite île de couleurs, à flotter au gré du vent. Il voyait les Anges danser et l’inviter... Quand il l’entendit pleurer. Elle gémissait, et ça l’avait énervé. Alors, il avait allumé la télé, et avait vu Larry, ce brave Larry, lui dire de la taper.
« C’est tout ce dont les femmes ont besoin, Kenji... Tu sais comment ça marche, n’est-ce pas ? Un petit coup de temps en temps. C’est comme une voiture. Parfois, le moteur a des ratés, et il lui faut un bon coup de pied pour que ça se relance. Un ménage, c’est pareil. »
Et Larry avait raison, ce qu’il pouvait avoir raison. Kenji s’était avancé vers elle.
« Ferme-là... Ferme-là, putain, j’essaie de réfléchir ! Ferme-là !! »
Les coups de pied s’étaient abattus sur son estomac. Il l’avait tiré par les cheveux, traîné, et l’avait écrasé contre le mur, avant de lui arracher ses vêtements. Il bandait. Larry avait raison : corriger sa femme, c’était accomplir un devoir civique. Il méritait bien sa récompense. Il l’avait baisé par derrière, enculé comme une chienne, et l’avait ensuite fouetté avec la boucle de sa ceinture, lui éclatant le dos. Et il l’avait frappé, frappé sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’elle se la ferme, qu’elle cesse de geindre, cette foutue bonne femme, qu’elle arrête de se foutre de sa gueule...
« Quand je me suis réveillée, Kenji n’était plus là. J’étais par terre, et il y avait du sang partout. Sur mon dos, et... »
Clara se tut, en baissant les yeux, sentant de nouvelles larmes affluer. Instinctivement, sa main se porta vers son ventre. Elle secoua alors la tête.
« Je suis partie dans le premier train que j’ai vu. Un train régional. Peu de contrôles. J’ai atterri à Seikusu, je suis montée dans un bus, j’en suis sortie, et je me suis écrasée dans une impasse... Tout ce que j’avais avec moi, c’était une seringue. »
Clara s’était réveillée en pleine nuit, la tête dans un sac qui puait le rat mort. Elle avait regardé la seringue, l’aiguille, et s’était dit qu’une petite piqûre ne pourrait que lui faire du bien, l’aider à aller mieux...
« J’allais me planter quand des types me sont tombés dessus. Ils voulaient me violer, et j’en ai senti un sur moi, à rentrer en moi, avec son haleine de merde... Et puis, et puis...
- Et puis, je l’ai attrapé par l’épaule, je l’ai envoyé s’écraser contre un mur... Et inutile de préciser ce que je leur ai fait, n’est-ce pas ? »
Clara se tut, yeux baissés. Malinda s’avança vers les deux femmes, regardant silencieusement Hitomi.
« Shii est la seule autre personne à connaître cette histoire... lâcha-t-elle. Si ça peut te rassurer, Kenji est mort. Je m’en serais bien chargée, mais il fallait croire que ces dettes avec Kim étaient plus importantes que prévues. A moins qu’il ne se soit suicidé, je ne sais pas trop... »