« Tu vois, M. Lapin, je me demande si, à bien y réfléchir, ta vie n’est sans doute pas plus heureuse que la mienne... Une vie pleine d’insouciance, où on ne pense qu’à manger, dormir, et se reproduire, sans aucune autre pensée. Toi, on n’a pas du t’embêter avec les mathématiques, la conception philosophique entre le matérialisme et la spiritualité, la recherche de l’Idéal, la coexistence des espèces, la théorie de la sélection, notre place dans l’Univers, le... »
Elaine aurait pu continuer à parler ainsi pendant des heures. Ce qu’il y avait bien avec les animaux, c’est qu’ils ne répondaient jamais. Pas comme les autres amies d’Elaine, qui lui demandaient constamment de se taire. Dire qu’Elaine était une pipelette était sans doute en-deçà de la vérité. Elle avait bien du mal à trouver des gens avec qui discuter de tout ce qu’elle lisait, dans la mesure où la principale activité de l’Ange se résumait, outre à entraîner sa magie, à lire. Elle ne s’était jamais entraînée à porter une épée, et la seule forme d’entraînement physique qu’elle avait reçu avait porté sur l’usage de ses ailes. Comme sa mère ne cessait de le répéter, la meilleure arme était celle de l’esprit. Pas les muscles. Il fallait donc développer l’esprit d’Elaine, à travers les livres, la réflexion, la philosophie, les sciences, mais aussi à travers la magie.
La lecture était donc l’une des grandes passions de l’Ange, qui avait dévoré l’essai juridique de 1500 pages de Nathaniel Fleury, « Critique de la conception normative de l’application spatio-temporelle des conventions internationales et de leurs résolutions conflictuelles ». Malheureusement, elle n’avait trouvé personne pour dialoguer longtemps. Ryouka s’était contenté d’un « Ah... » vaguement intéressé quand Elaine avait tenté de discuter avec elle de la question de la rétroactivité des modifications sur une convention internationale, et Lorenza s’était contentée de lui conseiller de trouver un mec, « et vite », quand elle lui avait demandé son avis sur la compétence ratione temporis et ratione materiae des cours arbitrales. A quoi bon lire des choses intéressantes, si elle ne pouvait en parler avec personne ?!
Alors, à défaut, elle en parlait avec les animaux, et en parlait, en définitive, surtout avec elle-même, à défaut de pouvoir aller pour le moment dans des académies.
« Je trouve que l’anarchie n’est pas considérée à sa juste valeur. Après tout, il est tout à fait possible de voir dans certaines théories anarchistes une forme de fé... »
Le lapin bondit soudain des jambes d’Elaine, qui tourna la tête. Ses sensibles oreilles angéliques, extrêmement efficaces, avaient perçu un infime mouvement par-delà les renflements de la cascade. Un animal sauvage ? Un loup affamé ? Un ours ? Un arachas ? Méfiante, Elaine déploya ses ailes, et se mit à décoller. Le ciel était toujours son ami, et elle se mit à voleter dans les airs. Sa vision fine lui permit alors de voir ce qui était à l’origine de ce bruit.
*Hein ?!*
Prudente, Elaine s’approcha du corps inanimé d’une... D’une femme ? Par Gabriel et tous les Archanges, qu’est-ce qu’une femme faisait ici ?
*Peut-être qu’elle est fan des essais politiques ! Non, ce serait trop beau... Mère m’a déconseillé de m’approcher de gens, de filer Illyäris, et de ne parler à personne en chemin ! Mais... C’est bizarre... Elle n’a pas l’air de dormir... C’est... C’est comme si elle était tombée du ciel. Hum...*
Aucune caravane à proximité, et, si cette femme courait, il était probable qu’elle l’aurait entendu. Est-ce qu’elle était blessée ? A cette idée, Elaine se sentit paniquer, et se reprocha de rester dans le ciel, à se poser des questions stupides, alors qu’une femme était peut-être sur le point de mourir ! Il devait s’agir d’une jeune magicienne qui s’était essayée à la téléportation, voilà tout ! Ces pauvres humains n’avaient pas d’ailes comme les anges, et, ils avaient beau courir comme des gazelles, à pied, on n’allait quand même pas bien vite.
Elaine descendit donc rapidement près de la rivière, sans apercevoir le démon, qui devait sûrement être sous l’eau. Elle perçut pourtant une sinistre aura. Un démon était à l’opposé des Anges, leur ennemi naturel. Elle pouvait donc en percevoir presque instinctivement l’aura, mais la présence d’une jeune femme peut-être blessée dissipait de ses craintes. Elle se posa à genoux devant la femme assoupie, et la regarda rapidement.
*Aucune trace d’hémorragie ou de contusions... Hum... Elle n’a pas l’air d’aimer le sport, elle... Dommage qu’elle n’ait pas notre organisme... Quoique, ce n’est pas comme si son ventre ne lui allait pas... Son maître doit aimer des apprenties un peu plus enveloppées que la moyenne...*
Convaincue que la jeune femme était une magicienne, Elaine se dit que le sort magique de téléportation avait du la vider de ses forces. Fort heureusement, parmi toute sa panoplie de sorts, elle en connaissait pour redonner de l’énergie. Il était probable qu’elle cherchait à rejoindre Illÿaris pour y obtenir des manuscrits, mais que sa magie avait du lui faire défaut. Elle posa ses mains, les joignant ensemble juste au-dessus de la poitrine de la femme, et ses mains se mirent à luire. Fermant les yeux, elle se concentra, et insuffla un peu de son énergie d’ange dans le corps de la femme. Quasiment rien pour la fatiguer, car elle était après tout une ange, mais suffisamment pour que la jeune femme ouvre les yeux. Elaine lui fit alors un grand sourire :
« Bonjour !! s’exclama-t-elle d’une voix guillerette. Vous avez de la chance que je sois à proximité, vous ! C’est la première fois que vous tentez de vous téléporter ? »
Elle avait tout lâché d’une traite.