L'arrivée tardive de Nigel sur son lieu de travail n'avait suscité que peu de réactions, comme si l'on s'attendait à ce qu'un gaijin fasse preuve d'un certain manque de professionnalisme en matière de ponctualité. Les rares traces de coups visibles sur le visage du jeune psychiatre avaient laissées de marbre le personnel, ce qui avait dispensé Nigel de devoir s'expliquer à ce sujet.
Sa main droite lui faisait un mal de chien, mais il s'y attendait et ne s'en servait qu'avec parcimonie. En revanche, son esprit tournait à plein régime, et c'est avec une ardeur renouvelée qu'il expédia l'essentiel de ses tâches de la journée en quelques heures. Ceci fait, il se rendit dans le bureau de son supérieur, le visqueux Noriaki Omaro, qui sembla esquisser un mince sourire vicieux en voyant son subordonné arborer des ecchymoses, ce qui ne fit que confirmer l'intuition de Nigel selon laquelle il était le commanditaire de ses agresseurs du soir précédent. Impassible, l'analyste tenta de se faire le plus humble possible pour rappeler à son vis-à-vis un important rendez-vous en ville l'après-midi, laissant dans le même temps entendre que lui-même avait pratiquement terminé son travail quotidien. Noriaki réagit comme Nigel l'avait prévu, se délestant de sa propre charge de travail sur son assistant sous des prétextes fallacieux.
Rongeant son frein, Nigel attendit que son supérieur quitte l'asile pour venir s'emparer en toute légalité de ses dossiers, s'installant dans son bureau après avoir fermé la porte à clé pour ne pas être dérangé. Il tria rapidement les dossiers des patients, et constata que celui de Fumihiko Yukimuri avait disparu. Nigel se pencha vers le tiroir des archives du Docteur Noriaki, qu'il trouve fermé à clé. Sans même marquer un temps d'arrêt, l'analyste se leva et mit sa main derrière le cadre contenant une photo de Noriaki avec son chien – probablement la seule personne qui n'ait pas encore réussi à quitter ce minable, songea Nigel. Il en ressortit la clé du bureau de Noriaki, louant pour une fois la bêtise providentielle de son supérieur, qui croyait sa clé bien cachée alors que nul n'ignorait qu'il la plaçait là.
Nigel ouvrit le tiroir, le fit coulisser et chercha le dossier de Fumihiko dans les archives. Il en retira une chemise portant la mention « décédé » avec la photo du malheureux jeune homme. Son seul tort avait été de commencer à se plaindre des sévices que lui infligeait Noriaki lui-même. Le Docteur n'avait probablement pas pu supporter plus longtemps que ses penchants pour les hommes soient connus, surtout associés aux termes crus de « viol » et « d'abus ». C'était déjà moche qu'un docteur profite de sa position pour assouvir ses pulsions sur des pensionnaires d'asile, mais ce qui inquiétait le plus Nigel était plutôt le fait que la victime décède opportunément dans les 48 heures après s'être plaint à lui. Et certains détails commençaient à laisser Nigel penser que Fumihiko n'était pas le seul pensionnaire victime de très sérieux dysfonctionnements au sein de l'asile.
Jimpachi Mai, une jeune femme avenante, avait elle aussi fait état de rapports forcés avec certains gardiens ; un passage à tabac en cellule d'isolement, dans laquelle on l'avait laissée deux jours sans manger ni boire, baignant dans son urine, l'avaient dissuadée de continuer à parler de viol. Noriaki avait entendu les gardiens et l'infirmière en chef, les avait félicités de leur zèle avant de démolir psychologiquement ce qui restait de la pauvre Mai. Masaru Okura, pour sa part, semblait parfaitement sain d'esprit, et il était clair que l'on lui administrait un traitement trop fort, destiné à l'abrutir ; Nigel fouilla dans son dossier, et le trouva étonnamment vide, mais faisant état d'une belle-mère fort riche à présent qu'Okura n'était plus reconnu comme adulte responsable. Nigel aurait bien aimé avoir des détails sur les relations entre l'asile de Seikusu et la belle-mère d'Okura, ils avaient de grandes chances d'être particulièrement édifiants.
La journaliste trouverait sans nul doute matière à un scoop s'ils parvenaient à prouver la moitié de ce que Nigel croyait qu'il se tramait ici. En parlant de cette journaliste, elle devait se présenter aujourd'hui à l'asile, afin de se faire interner avec un dossier tout aussi truqué que celui d'Okura. Nigel se demandait si Sarah Besolie trouverait des informations utiles à son article par ce biais, sans compter que l'affaire commençait à prendre vilaine tournure. Il ferait mieux de lui parler des derniers éléments qu'il avait mis à jour, et lui proposer de sortir plus vite que prévu de ce séjour en amateur à l'asile.
Nigel prit le dossier de Sarah en main, et le parcourut en diagonale. Après tout, l'essentiel avait été inventé par lui, en accord avec la jeune femme. L'essentiel était d'éviter que Noriaki ne réalise trop vite la supercherie, raison pour laquelle Nigel avait fait en sorte d'être le seul psychiatre en poste pour recevoir les nouveaux arrivants aujourd'hui.
Ce ne fut qu'à quatorze heures que Nigel sortit du bureau de Noriaki, après avoir procédé à une fouille minutieuse et à la copie de certains documents qu'il jugeait pouvoir servir à prouver les exactions commises à l'asile. Une pile de dossiers sous le bras, Nigel traversa l'asile pour se rendre dans le bureau où il recevrait les nouveaux venus.
Gardant Sarah Besolie pour la bonne bouche, il expédia les admissions de deux personnes, dont l'une n'était à son avis pas prête de ressortir. Au moins ces deux-là n'étaient-ils pas à l'asile par erreur …
Sarah entra, interrompant le fil de ses pensées. Quoique difficile à impressionner, Nigel fut saisi par la beauté et l'énergie qui se dégageaient de la jeune femme. Sa tenue ne la mettait guère en valeur, mais la journaliste avait un visage à couper le souffle, et le reste devait être à l'avenant.
Elle s'assit face à lui, d'un air décidé, le regardant avec une intensité troublante. Nigel lui trouva l'air plus jeune qu'il ne s'y serait attendu, mais ne s'appesantit pas sur la question. Il vérifia du coin de l'oeil que le gardien avait bien fermé la porte, coupa l'enregistrement audio de la conversation, et se présenta. Sarah se présenta à son tour, puis Nigel entra dans le vif du sujet. Il demanda à la journaliste si tout s'était bien passé jusque là, ce qu'elle confirma, puis lui conta par le menu l'agression dont il avait été victime et ses soupçons quant à ce qui advenait à certains pensionnaires de l'asile, évoquant les dossiers trouvés chez Noriaki. Il ne minimisa pas les dangers de son infiltration à la jeune femme, et lui demanda si elle était toujours prête à se mêler aux autres patients pour les faire parler, ainsi qu'à vérifier en personne le comportement des gardiens et membres du corps médical. Et tout en parlant, l'image de Jimpachi Mai lui revenait à l'esprit, cette jeune fille probablement victime d'abus sexuels ici, et Nigel ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui pourrait arriver à cette journaliste tellement jeune et belle ...