Cahir et Louane quittèrent le manoir. Louane avait été secouée par l’expérience du baron, et Cahir n’essaya pas de lui dire que le baron avait été manipulé par Sheana, et que la magicienne avait juste cherché à adresser un implicite et silencieux avertissement à l’apatride. Il préféra ne rien dire, et oublier cette histoire. Quitter Flotsam était possible ; le baron ne les poursuivait pas, et semblait de toute façon bien trop occupé par le keyran pour s’occuper d’un fugitif. Mais, si Cahir partait, ce serait pour aller où ? Il manquait toujours d’argent, et la perspective d’avoir dix milles pièces d’ors était très tentante. Mais il n’y avait pas que ça... L’or était une chose, mais Cahir n’était pas un simple forban, un vulgaire mercenaire ne se battant que pour l’or. Il était, comme Sheana le lui avait rappelé, l’héritier unique des Ceallach et des Mawr, le Corbeau Noir, et dans son sang bouillonnait l’honneur et la fierté des militaires ashnardiens. Les devins et autres prophètes lui avaient tous prédit une grande destinée, une glorieuse existence, mais aucun n’avait cru bon de préciser qu’il serait un jour un vulgaire vagabond qu’on enverrait promener comme un paysan minable.
*Jadis, j’aurais pu, d’un claquement de doigts, raser cette ville... Jadis, j’aurais pu être ces Ashnardiens formant les Écureuils... Si je m’attaque à Iorveth, je m’attaquerai à l’Empire... Et, même si mon corps et mon esprit ne sont plus ashnardiens, mon âme, elle, reste indéfectiblement liée à l’Empire, à cet Empire qui m’a berné, qui m’a trompé, et qui m’a sacrifié... Que suis-je censé faire ?*
Il n’avait aucune chance de tomber sur Iorveth, et, même si cela devait arriver, il était plus que probable qu’il se recevrait une flèche en travers de la gorge. Il devait commencer par en savoir plus sur lui, sur les Écureuils... Le baron semblait haïr l’elfe, et il était même vraisemblable que les autorités flotsamiennes considèrent que c’était lui qui avait amené le keyran. Si l’elfe avait en plus des pouvoirs magiques, la situation serait proprement désespérée. Certains elfes, ceux qui avaient encore en eux le sang des Aen Seidhe, les plus anciens et les plus nobles elfes. Les légendes fourmillaient sur les Aen Seidhe, affirmant que leurs esprits étaient si élégant qu’ils disposaient de sorts magiques, de capacités sensorielles hors normes.
Cahir fut interrompu dans ses rêveries par l’intervention d’un soldat. Celui qui les avait conduits au baron. Cahir pensa qu’il voulait leur prodiguer des informations sur Iorveth, mais, au lieu de ça, il s’adressa à Louane. Entre les deux, une bien curieuse conversation s’engagea, dont Cahir eut du mal à saisir la teneur. Il y était question d’une lettre, d’un collier, et d’un autre kitsune... « Quelqu’un de ta famille », supposait l’homme, et Cahir soupçonna un parent proche, un grand frère, ou un père. En tout cas, la lecture de la lettre sembla perturber Louane, qui devint alors étrangement silencieuse, avant de suivre Cahir. Absente, Louane avança silencieusement, l’apatride lui emboîtant le pas.
*On dirait que je ne suis pas le seul à avoir quelques secrets...* réalisa-t-il, légèrement amusé.
Il s’était plus ou moins douté qu’elle n’était pas une kitsune ordinaire. Une simple kitsune n’aurait pas réussi à manier aussi rapidement les armes, et à utiliser ses capacités. S’il était tentant d’essayer en savoir plus, l’apatride ne posa cependant aucune question. Chaque chose en son temps... Chacun avait le droit d’avoir ses petits secrets, et il n’allait tout de même pas harceler la brave femme. Ils rentrèrent donc à l’auberge, où Louane annonça à Cahir qu’elle n’avait pas faim. Ce dernier haussa les épaules :
« Comme tu veux... Je vais faire des recherches pour en savoir plus sur Iorveth. Repose-toi... »
L’elfe qu’ils avaient sauvé était partie, et avait laissé un simple message. De l’elfique. Cahir put aisément le déchiffrer, vu qu’il n’y avait qu’un seul mot.
« Merci. »
Pour être partie aussi rapidement, soit elle avait peur de ses sauveurs, soit elle avait tout simplement quelque chose à cacher. Dans tous les cas de figure, cela signifiait que Cahir devait la retrouver, et c’était bien ce que ce dernier comptait faire. Il quitta la chambre, refermant la porte en laissant Louane, et descendit dans l’auberge. Après la scène de la potence, tout le monde venait manger et se désaltérer. En voyant Cahri, il y eut quelques regards et des coups de coude. Il y avait des humains, des elfes, des nains, et d’autres créatures. L’auberge était assez grande, et Cahir choisit de se mettre à une table où un elfe et deux nains jouaient au poker de dés nains.
« Dégage, humain ! lâcha, sur un ton bourru, l’apatride.
- On dit que le jeu rapproche les espèces, commença Cahir en s’asseyant quand même.
- Qu’une kikimorrhe aille t’enculer, toi et tes rapprochements, fils de chacal ! enchaîna le nain. Je crache sur ta pitié, face de cul ! »
Le nain l’invitait en somme à s’installer. S’il ne voulait pas de Cahir, il l’aurait frappé. Les nains avaient un langage très particulier, que l’apatride connaissait plutôt bien. Ce dernier sortit de sa poche sa bourse.
« Mise de départ ?
- T’as de la merde dans les oreilles ou quoi, longues jambes ? Je t’ai dit de foutre le camp ! Ta sale odeur pestilentielle suffit à me...
- Le seul qui pue si fort de l’alcool qu’il en donnerait des jaunisses à une goule se tient à côté de moi, longue-barbe. »
Il y eut entre les deux un petit moment de flottement, et le nain grommela. Cahir s’installa alors, et commença à jouer. L’elfe était jeune, et regardait étrangement Cahir. Il assistait les deux nains, et ces derniers jouaient entre eux.
« Tu cherches quelque chose, petit ? lui lâcha Cahir.
- Vous avez sauvé Milländra.
- Vraiment ? Tu crois ça, petit ?
- Ils allaient la pendre !
- Ça aurait été pitié que de la laisser être pendue. Le village ne veut plus d’elle, et je suppose qu’elle va rechercher à rejoindre son amant, dans la forêt... Et se faire probablement déchiqueter par les créatures qui rôdent dans la forêt...
- Vous ne savez rien de cette région, étranger...
- Tu en sais donc plus que moi. Parfait ! Parle-moi donc de cette région, de cette forêt ! »
L’elfe, méfiant, regarda à droite et à gauche, et finit par hausser les épaules.
« Un terrible maléfice rôde dans les profondeurs de la forêt. Une sombre destinée nous attend tous... Les autorités de Flotsam se fourvoient en pensant que le keyran a été invoqué par les Écureuils...
- Si Flotsam vous intéresse tant, étranger, allez voir Baltimore le libraire, ou Cédric le guide, mais ne venez plus nous importuner avec ces conneries. Nous, on chie la gueule ouverte sur les elfes, les nains, les hommes, les nekos, et toutes les saloperies de cette planète de merde ! La seule chose qui ait de l’importance pour nous, c’est une bonne bière brassée ! Maintenant, reprends ta mise, tête de con, et fous le camp de là. Ta sale gueule me donne envie de vomir ! »
Le message était, ma foi, on ne peut plus explicite. Cahir se releva, et s’éloigna, allant vers une table à part, afin de manger un peu. Il demanda un morceau de sanglier rôti, tandis que, dans sa tête, les propos de l’elfe revenaient en lui.
*Un terrible maléfice... Qu’a-t-il voulu dire par là ?*