Le repas fut, comme toujours, délicieux, et Alice le mangea de bon train. Le sport de chambre, ça donnait faim, tout de même ! Elle mangea avec appétit la viande, tandis que son Père discutait avec ses conseillers et quelques autres Commandeurs de chose et d’autre. Le Roi se contenta de signaler l’appétit habituel de sa fille avec ses habituelles piques en la regardant enfourner des tranches d’un rôti saignant couvert de sauce.
« R’gardez-là, pas plus épaisse qu’une brindille, mais elle bouffe comme cinq vaches. J’y vois une sorte de prodige divin, ou de malédiction démoniaque, au choix. »
Alice se contenta de froncer les sourcils, continuant à manger. On pouvait critiquer bien des choses dans le Château royal de Sylvandell : l’absence de ménestrels, l’absence de conteurs, les vents glaciaux, cette allure austère, mais on avait au moins le luxe de bien manger, et de bien dormir, deux éléments indispensables pour une nation guerrière. A chaque repas, Alice évitait de regarder le bouffon de Père, le terrifiant Omini, sur qui elle avait fait des cauchemars quand elle était petite. Petit et rabougri, le nain était un bossu difforme, à l’humour douteux, et qui se tenait, avec une chaîne en acier autour du cou, à côté du trône royal, mangeant entre ses doigts griffus une aile de poulet, englobant même la peau, mangeant à même le sol, portant pour seul vêtement un pagne. Personne ne savait pourquoi Père s’était entiché d’une telle horreur, ni comment il avait fait pour le récupérer, et elle décida de ne pas trop penser au Bouffon royal, qui lui coupait l’appétit.
Le repas dura un petit moment, mais pas de manière excessive non plus. Lorsqu’il fut terminé, Alice retourna avec Sakura dans leurs quartiers. La nuit s’était abattue sur Sylvandell, et des servantes avaient profité du repas pour allumer les bougies et faire brûler différents feux de cheminée dans ses quartiers, afin qu’ils soient chauds. Même après avoir fait l’amour pendant des heures avec Sakura, Alice restait toujours frileuse, et, la nuit, Sylvandell encaissait des chutes de température assez terrifiantes à cette hauteur.
Alice avait reconduit Sakura dans sa propre chambre. Les draps avaient été changés, et Alice s’approcha de la fenêtre, tirant les rideaux, quand Sakura lui posa une question.
« Est-ce que... tu pourrais m'en dire plus sur les dragons ? Quand j'étais encore sur Terre, je menais des études pour devenir historienne... L'histoire et les mythes, ça me passionne... »
Intriguée, Alice se retourna vers elle, et alla s’asseoir sur le rebord du lit. La curiosité de son amante était chose naturelle, à Sylvandell, où les dragons étaient sacrés. Alice ne savait toutefois pas vraiment par où commencer, et réfléchit plusieurs secondes, avant de répondre.
« Les dragons ? Très bien…, acquiesça-t-elle. Tu dois toutefois savoir qu’il y a quantité d’informations, de faits, et de théories qui circulent sur ces derniers, et je n’ai pas la prétention de pouvoir tout te dire, dans la mesure où notre connaissance de cette race est très faible. Il y a bien des livres dans la bibliothèque royale qui traitent de la question, si cela peut t’intéresser. »
Les dragons étant un sujet d’intérêt pour Sylvandell, au cours de son existence, le royaume avait acquis tout ce qui, de près ou de loin, concernait les dragons, sans chercher à se limiter à ceux de Sylvandell. On trouvait donc bien des informations, une véritable mine d’or sur tout ce qui concernait ces bêtes, mais même Alice ne pouvait prétendre avoir tout lu.
« Il existe bien des dragons, et on les différencie généralement selon la couleur de leurs peaux. Les dragons verts sont les dragons les plus courants, ceux qui, selon la plupart des théoriciens de Sylvandell, appartiennent à la dernière génération de dragons, et sont dénués de bien des facultés magiques dont leurs aînés disposent. Il existe aussi des dragons bleus, des dragons blancs, qu’on trouve dans les contrées nordiques, glaciales, et qui ont la particularité de cracher un feu de glace qui gèle leurs cibles, des dragons rouges, et des dragons plus rares : les dragons dorés et les dragons noirs. »
Par où commencer ? Il y avait tant à dire sur ces derniers ! Elle décida de se focaliser sur Sylvandell, tout en sachant qu’elle ne pourrait s’empêcher de digresser.
« Comme tu as du le remarquer, Sylvandell vit à côté d’un peuple de dragons. Ce n’est pas par hasard. Ces dragons préexistaient avant que Sylvandell ne soit bâtie, et nous sommes convaincus qu’ils existent depuis l’aube des temps, que les dragons ont fondé Terra, et ont été les architectes des Dieux. Ce peuple est dirigé par les dragons dorés, les dragons les plus légendaires qui existent, et, parmi les dragons dorés, il existe un leader, que nous surnommons le ‘‘Patriarche’’. L’histoire est longue, alors, pour te résumer, il y a de cela des siècles, mon aïeul, Erwan Korvander, qu’on appelait Erwan ‘‘le Maudit’’, a voyagé jusqu’à Sylvandell, et a fondé une alliance avec le Patriarche. Depuis lors, il a bâti un royaume, et une Commanderie, et chacun de ses héritiers a en charge trois choses : la gestion du royaume, la direction de la Commanderie, et la préservation de notre alliance millénaire avec les dragons dorés. A cette fin, chaque Korvander subit, vers la fin de son enfance, un rituel sacré auprès du Sanctuaire des Dragons, le lieu où Erwan a perpétré son alliance avec les dragons. »
Elle fut tentée de lui en dire plus sur les tenants et les aboutissants de cette légende, mais elle devrait probablement y passer des heures, tant la légende d’Erwan était riche. Elle décida donc de se concentrer sur l’essentiel.
« On dit que les dragons dorés sont les dragons les plus proches des premiers dragons, des créatures gigantesques qui ont disparu. Nous pensons que le Patriarche est l’un des descendants directs de ces dragons ancestraux, et qu’il secrète en lui des pouvoirs mystiques… Et je suis de plus en plus persuadée que tu l’intéresses. »
Sans vraiment s’en rendre compte, la Princesse avait fini par parler du seul sujet réellement intéressant de son point de vue, et elle enchaîna assez rapidement.
« Un dragon doré ne descend pas à Sylvandell sans raison, et c’est toi qui l’intéressait. J’ignore exactement pourquoi, mais je sais ce que cela signifie. Je ne l’ai pas dit à Père, car il aurait eu du mal à me croire, et m’aurait rembarré, mais je suis intimement persuadée que, d’une manière ou d’une autre, le Patriarche souhaite te voir. »
C’était lâché. Alice retint son souffle pendant plusieurs minutes, avant de prendre dans ses mains celles de son amante, pour lui formuler quelques avertissements, et ce qu’elle comptait faire.
« Demain, Sakura, je compte t’emmener avec moi au Sanctuaire des Dragons, mais il est formellement interdit pour un étranger de s’y rendre, sous peine de mort. Seul le Roi peut autoriser une visite à un étranger, mais sous des conditions exceptionnelles, ce que je ne suis malheureusement pas en mesure de fournir. Rassure-toi, tu m’as montré comment faire pour ne pas te faire voir, mais je ne tiens pas à t’imposer quoi que ce soit. Si tu n’as pas envie d’aller au Sanctuaire, n’hésite pas à me le faire savoir ! »