Bullet Time [Kyô]

La vie était laborieuse lorsque l'on était un ashnardien. Rien n'était à personne, et rien n'était acquis. Tout pouvait se vendre et être perdu du jour au lendemain, vie incluse. D'ailleurs, ce n'était pas la qualité de vie qui importait le plus : c'était le fait d'en avoir une. Enfin, il n'y a rien à apprendre entre ces lignes : aucun secret dans Ashnard. C'est une société brute, taillé dans le roc et forgé au fil du temps, sans que personne n'ait pensé à la polir. Son plus grand avantage était peut-être sa franchise : personne ne se cachait rien, l'hypocrisie n'était pas nécessaire et on allait droit au but, même si ce but était des plus infâmes.
Ce n'était pas facile de se forger une identité dans une société pareille. N'importe quel adolescente pouvait vous le dire : là où les autres filles de leur âge n'avait d'autre souci que leurs devoirs à faire, on se préoccupait ici de compter les jours séparant le présent du jour du tribut. On s'apprêtait à donner naissance à un être informe, où l'on se faisait précipiter sous une table pour le "petit-déjeuner". Aucun temps mort, le féminisme était vain et inexistant. Savait-on au moins ce que cela voulait dire, ici...

Il y en avait d'autres qui avaient été plus malignes, ou qui avaient eu plus de chances. Ou les deux. Victoire faisait partie de ce petit pourcentage de femmes (et terranide en plus de ça) qui s'étaient remontés les manches et avaient fait fonctionner leurs cervelles, dans l'optique de ne pas devenir de simples "concubine". Après mûre réflexion, la plupart avaient réussi à accepter que, lorsque l'on était dans une marge habituellement soumise et que l'on souhaitait s'affirmer, on était bien obligé de se taire. La nature ne les avait pas avantagés, quand on savait que le silence et la femme se mariaient rarement...

Mais en regardant ses collègues autour d'elle courir, s'ameuter, hurler à la mort et se charcuter entre eux, Silver était franchement heureuse d'être une femme. Quelle femme aurait été assez idiote pour déclencher une bataille à cause d'un simple sac de pain ? Oui, c'était bien la cause de cette stupide guéguerre entre une troupe de marchands de Nexus (d'abord au nombre de quatre, ils avaient rameutés une cinquantaine de citoyens dans la matinée) et la garde d'Ashnard de la porte ouest.
La hase ne s'était même pas demandé qui était le fautif en arrivant sur les lieux en guise de renfort : on ne le lui avait pas dit, ce qui signifiait que c'était une perte de temps... ou tout simplement une trop grosse honte à avouer. Le savoir rendrait la situation encore plus déplorable à coup sûr, alors elle se contenta de s'approcher du banc de tireurs déjà occupés à calmer les assaillants les plus proches des portes de la ville à coups de grenades et de balles en acier.

Comme si quelqu'un voulait entrer dans ce fourbis. Honnêtement.

La mitrailleuse en main, la terranide ne tua que quelques ennemis, avant que d'autres soldats, plus grands et baraqués, ne lui bloquent le champ de vision. Irritée, elle se fraya un passage entre les tireurs au niveau de leurs cuisses pour au moins avoir un point d'info sur la situation. Elle se retrouva contre les sacs de sable installés il y a peu comme bouclier (les ennemis possédaient aussi quelques armes et il fallait bien trouver quelque chose pour parer les balles.
Aucun moyen d'avoir un peu de place pour sortir son arme, et creuser un trou aurait été dangereux vu comment la terre s'effritait. L'adolescente était bloquée, comme une gamine dans la fosse en plein pogo d'un concert de rock.

Il était inutile de rester ici. Alors qu'elle se préparait à rebrousser chemin pour trouver un meilleur angle de tir, quelque chose se passa sur le champ de bataille...

Ashnard... La ville rêvée des hommes de pouvoir. Pour un Dieu du Chaos connu aussi bien sur Terre et Terra qu'aux Enfers, c'était un patelin plutôt sympa. Tout le monde obéit à une seule personne, et comme cette personne n'est jamais qu'un Mortel, elle se doit de la boucler et de faire profil bas quand un Dieu est dans la place. C'était comme ça que Kyô voyait les choses et c'était comme ça que ça devait marcher. En principe...

Le truc, c'est que Kyô n'était pas le plus célèbre des Dieux, même les léporidés ne lui vouaient un culte qu'inconsciemment. Et que les humains haut placés ont tendance à se croire l'égal des divinités. C'était pour ça qu'il était là, l'enfant rebelle d'Artémis, le Sanctus Tenebris, lui, Black Heart Kyô. Il valait mieux rappeler que le meilleur des Mortels ne pouvait rien face à la puissance d'un Dieu de l'Olympe.

Comme à son habitude il voyageait en volant, parce que c'était plus rapide, que ça ne faisait pas mal aux pieds, et qu'on ne perdait pas son temps avec les bestioles pas comestibles des contrées du Chaos. Il arrivait vers l'Ouest de la ville, et le spectacle qu'il aperçut en-dessous de lui le surprit. L'utilisation d'explosifs, c'était courant, mais les armes à feu, c'était aux tekhans et aux terriens. Depuis quand Ashnard possédait un tel arsenal? Il restait debout, à environ 300m du sol et cheveux au vent, observant le grabuge qui se déroulait sous ses pieds. Des soldats contre des civils armés. Il serrait les dents sous son masque, sourcils froncés. C'était quoi ce bordel? Une chose était sûre, c'était le Chaos. Et le Chaos, c'était son truc. Son rictus contrarié se changea en sourire prédateur. Il posa sa main gauche sur le dos de son poing droit, et glissa le long de son bras enflammé jusque son épaule. Le mana noir doubla de volume, il était temps de se prêter au jeu.
Il plaça son poing en retrait et descendit à la verticale, laissant une trainée de flammes noire et rouge derrière lui, comme la queue d'une comète. Alors qu'il allait atteindre le sol, un marchand se mit sur sa trajectoire. Tant pis pour lui.
Le Dieu abattit son poing sur la tête de l'homme armé, tête qui s'écrasa par terre. De la poussière s'éleva, on entendit le bruit d'un grand fracas. Tous les hommes aux alentours furent projetés, surpris, certains se cognèrent d'autres tombèrent les uns sur les autres. La fumée se dissipa rapidement, laissant apparaître un cratère de plusieurs mètres de diamètre. Au milieu de ce cratère reposait le cadavre d'un homme dont la tête avait été réduite en bouillie. Son arme avait été brisée comme un cure-dent par l'homme qui sortait de la zone où le sol s'était affaissé. Cet homme portait un vêtement noir et déchiré avec des bandages qui parcouraient son corps et lassaient apparaître ses yeux étincelants et rougeoyants comme ceux d'un Démon. Ses longs cheveux noirs corbeaux s'agitaient au gré du vent, alors que la flamme sombre qui semblait demeurer sur son bras sans s'en nourrir elle dansait beaucoup plus vivement. L'homme frappa du poing au creux de sa main, parcourut les alentours et frappa son poing au creux de sa main. Il s'exprima haut et fort:

"Alors les débiles, on fait la fête sans Moi? J'apporte... Le feu d'artifice final!"

Il tendit les bras vers le bas, mais à demi fermées. Une épée courte dotée de quatre dents aussi pointues que tranchantes, avec une lame noire et blanche se matérialisa soudain dans sa main droite, alors que de la gauche semblait jaillir comme un jet d'eau une chaîne sombre de la même consistance que sa flamme, mais plus solide. Il releva son épée:

"Allez, venez! Je ne crains personne!"

Personne...

Le banc de sable et de poussière surprit tout le monde : devant les centaines de paires d'yeux et de mains qui se levèrent et se fermèrent, le paysage se modifia et se changea en terre aride, les rares plantations et animaux du lieu se firent souffler et disparurent. Il n'y avait bien qu'un dieu pour changer un décor avec autant de tact.

Tous se relevaient, maintenant bien certains qu'il ne s'agissait plus du tout d'une petite révolution... sans être quelque chose qui pourrait devenir historique. On n'enseignait pas le catéchisme aux soldats d'Ashnard : on leur enseignait comment taper et avec quoi. Cependant, la suite d'évènements qui venaient de se dérouler sous leurs yeux (comète, cratère, magie noire et aura presque palpable) leur donnait un peu de suite dans les idées.
"Ce" n'était pas humain, mais "ce" n'était pas forcément indestructible égalait un petit résumé de ce qui se passait dans leurs têtes, et ils se contentèrent de se rapprocher. Certains avaient un petit rire nerveux qui couraient sur leurs lèvres, d'autres semblaient plus sérieux et discutaient entre eux, tentant d'élaborer une stratégie seuls, puisqu'il n'y avait aucun général ou dirigeant puissant au sein de cette petite guerre qui n'intéressait pas les puissants.
Autant dire que Kyô avait frappé à la mauvaise porte et qu'il risquait plus de s'ennuyer qu'autre chose.

Tandis que l'instinct de survie empêchait quiconque de continuer les festivités, un monceau de terre bougea derrière le dieu. Avec la discrétion d'un animal blessé, Victoire sortit la tête de la galerie qu'elle avait tout juste eu le temps de creuser. Vu le poids sur ses épaules, elle n'aurait pas forcément été soufflé pendant les dernières minutes mais elle avait pris des précautions, comme à son habitude. Avec cette technique bien à elle, elle était la créature vivante la plus proche de la silhouette au mana menaçant, à l'heure actuelle.
Les ordres lui intimaient de garder des tâches simples à l'esprit, comme tirer sur les attaquants, maintenant qu'elle avait la place et un champ de vision suffisant. Mais pour cela il aurait fallu faire comme si de rien n'était, et comme tout le monde, elle observait le nouvel arrivant avec un intérêt sobre, comme il on lui avait présenté son repas du soir un peu en avance.

Finalement, le monde recommença à tourner, la plupart des combattants coururent vers le divin, armes au poing et cervelle non disponible. Le reste, plus malin (et surtout plus fourni en citoyens de Nexus), en profita pour recommencer à tenter de transpercer le banc de soldats qui protégeaient les entrées. Silver prévu le coup et creusa de nouveau une galerie à une curieuse vitesse (c'était limite si elle n'était pas plus rapide sous le sol que dessus) pour éviter de se faire piétiner par ses collègues, pour commencer. Dans sa course, la hase creusa le plus prés possible du sol, pour rendre la terre beaucoup moins solide et faire tomber plusieurs ashnardiens dans des pièges. Elle n'espérait pas protéger les soldats contre leurs propres stupidités, plutôt garder un peu d'effectif pour la vraie raison de cette guerre. Une partie du sol du champ de bataille ressemblait désormais à un gros gruyère, cachant sous ses fondations une galerie qui s'entortillait pour faire tomber le maximum de monde.

C'est ainsi que Kyô eut l'occasion d'assister à un curieux spectacle : parmi cette foule d'hommes prêt à la bataille, un peu moins de la moitié disparaissaient sous ses yeux, un peu comme des pions virés de l'échiquier sans qu'on sache comment. De son point de vue, ça pouvait paraître comique, et vu l'artefact que se tapaient les soldats sur le dos, ils risquaient d'avoir beaucoup de mal à sortir seul des trous tout de même assez profonds.

Ce plan se déroula sur une distance de 500 mètres, avant que l'adolescente ressorte la tête de son trou, près d'une cheville d'un marchand de Nexus qu'elle coupa à l'aide d'un petit couteau porté dans sa bouche. Ses mains étaient trop occupés à frictionner la terre et le sable. Elle replongea ensuite sous terre, puisque c'était une solution qui fonctionnait. Elle s'y sentait mieux, de toutes façons. Elle n'aurait pas aimé que cet étrange invité la remarque, pour une raison qui lui était obscure...

La stratégie du Dieu était on ne peut plus simple: la bonne vieille méthode bourrin. Alors que certains semblaient former une trêve inavouée pour s'en prendre à lui, les moins cons continuaient de faire ce pourquoi ils étaient là. La plupart des hommes qui venaient à sa rencontre utilisaient des armes blanches ou contondantes, les autres n’ayant juste pas la bonne ligne de vue pour réaliser un tir satisfaisant. Alors Kyô s'y donnait à cœur joie, les plus malchanceux étaient balayés par de puissants coups de chaînes, alors que ceux qui arrivaient à lui étaient en grande majorité dépecés avant d'avoir pu frapper. Les autres frappaient dans le vent, ne sachant prévoir les habiles acrobaties et pirouettes ahurissantes que Kyô exécutait pour éviter chaque coup. Il arrivait parfois qu'une chaine sorte du sol à proximité de la divinité pour bloquer les coups et expulser les gêneurs. On entendait le Dieu démon rire et pousser des petits cris de joie en déchiquetant la chair et en faisant s'écouler le sang. Ils arrivaient de plus en plus découragés, jusqu'à ce que tout s'arrête. On entendit un grondement, la terre s'affaissa par endroits et beaucoup se firent ensevelir. Tous les combattants autour de Kyô s'interrompirent en même temps que lui pour voir ce qui se passait, partageant la même pensée: c'est quoi ce bordel?

Plus aucun bruit, à part les quelques marchands qui se battaient avec les soldats plus loin, et un type qui hurlait en se tenant le pied. Silence. Et un coup de feu.
On l'entendit résonner un petit moment. à une vingtaine de mètres derrière Kyô un homme tenait sa carabine en tremblant. La balle s'était logée dans le cœur de Black Heart Kyô, perçant son dos. L'attention revint à lui et les hommes souriaient. C'était fini. Fini? Le Dieu avait la tête baissée, il expira un long moment. Était-ce son dernier souffle? On aurait dit qu'il allait tomber.
Cette fois-ci la terre gronda plus fort, elle commençait à trembler. La flamme de son bras était plus dense et plus dangereuse, on aurait dit qu'elle était née du plus profond des Enfers. Tous furent emplis d'une sensation extrême de danger, comme si la simple présence du fils d'Artémis était présage d'une mort terrifiante, comme si croiser le regard rouge de cet homme était souffrir de mille morts atroce. Ce pressentiment n'était pas totalement faux. Les bandages dans son dos se teintaient rapidement de rouge, on pouvait clairement voir le trou dans son dos. Mais il n'était pas mort, non. Il recommença à respirer, même si ça lui était superflu, et commença à parler...

"Sais-tu..."

L'homme à la carabine laissa tomber son arme à ses pieds. La voix de Kyô lui avait comme transpercé l'âme. C'était à lui qu'il venait de s'adresser, ce monstre, cette entité effrayante! Il en avait si peur qu'il en mouilla ses chausses, si peur que son dos et ses tempes en étaient trempés de sueur. Il croyait étouffer. Et ce fut pire lorsque deux chaînes apparurent sur ses côtés, s'enroulèrent autour de ses poignets et le soulevèrent du sol. Deux autres chaînes venaient en faire de même avec ses chevilles. Il criait, tous les autres le regardaient. Il demandait à ses compagnons, "Tuez-moi, tuez moi, vite!", mais aucun n'osait bouger. Les chaînes commençaient à tirer sur ses membres. Kyô s'exprima sans même se retourner vers lui.

"Sais-tu à quel point une balle en plein cœur est douloureuse?... Non, tu ne sais pas. Vous les Mortels n'y survivez pas assez longtemps pour savoir. Et tu veux savoir ce que ça signifie quand un Mortel verse le sang d'un Dieu? C'est un blasphème. Et cela t'oblige à te repentir. Souffre au nom de ma vertu divine!"

Les chaînes l'écartelaient. Il hurlait, il sentait ses os craquer, ses tendons lâcher, ses muscles se déchirer. Et les autres étaient trop lâches ou trop apeurés pour supplier Kyô d'arrêter. L'homme s'égosillait tellement qu'on aurait dit qu'il allait en vomir ses entrailles. Et à son grand soulagement, sa chair céda enfin, ses bras et ses jambes qu'il haïssait depuis une longue minute se détachèrent de son tronc, et il tombait en se vidant de son sang. Il se sentait partir, enfin, il en souriait presque. Mais les liens noirs qui le maintenaient s'empressaient de le flageller pour l'aider à crever plus vite. Un vrai massacre.