Les bruits du bar en contrebas leur parvenaient étouffés : le cliquetis des verres, le tumulte des voix, la musique de fond qui bientôt s’effacerait pour leur laisser place. Livie ferma les paupières un instant, savourant ce bref silence intérieur avant le tumulte.
Un léger coup à la porte le fit rouvrir les yeux.
Lorsqu’elle entra, Livie ne réagit pas immédiatement, se contentant d’un regard neutre mais attentif. Elle était belle, avec cette élégance naturelle qui semblait se déployer sans effort, comme une évidence. Le blanc éclatant de ses cheveux contrastait avec le rouge profond de ses yeux, et sa tenue, sobre mais ajustée, soulignait les courbes d’une silhouette qui n’avait rien d’innocent.
Livie remarqua tout de suite l'instant de doute qui fit marquer une pause à Rubis. Elle ne l'avait pas reconnu.
Ce constat l’amusa. Il l’observa sans rien laisser paraître, notant la douceur de son sourire, la fluidité de ses gestes. Elle faisait son travail avec professionnalisme, sa voix cristalline teintée de politesse.
"Bonsoir. Je… Désolée de vous déranger, mais c’est le patron qui m'envoie… Il aimerait savoir si vous avez tout ce qu’il vous faut et si vous êtes bientôt prêt pour monter sur scène ?"
Livie inclina légèrement la tête, feignant une réflexion.
"Tout semble en ordre" répondit-il d’un ton posé. "On arrive"
Mais il ne se priva pas d’un regard plus appuyé lorsqu’elle leva un doigt, comme si quelque chose venait de lui revenir en mémoire.
"Veuillez excuser mon impolitesse, mais… Je n’ai même pas pensé à vous demander si vous souhaitez boire quelque chose avant de monter sur scène… Je suis navrée…"
Son geste, ce furtif moment de gêne alors qu’elle se caressait la nuque, eut sur lui un effet inattendu. Il aurait dû s’en tenir à son rôle, rester dans le masque, mais il sentit une curiosité naître. Un intérêt plus personnel.
"Une bouteille d’eau suffira," répondit-il avec un sourire léger, presque imperceptible. "Merci mademoiselle" Il regretta presque aussitôt cet ajout un peu trop teinté de patriarcat.
Elle acquiesça et disparut, laissant derrière elle un sillage de mystère que Livie ne chercha pas immédiatement à dissiper. Il laissa passer quelques secondes, puis pivota vers Kaïto.
"Il est temps d’y aller."
La musique d’ambiance s’intensifiait à mesure qu’ils se rapprochaient de la scène. Kaïto marchait à ses côtés, silencieuse un instant, puis finit par rompre le calme d’un ton badin :
"Alors, qu’est-ce que tu penses de la petite serveuse ?"
Livie ne répondit pas tout de suite, ses pensées encore légèrement brouillées par l’empreinte laissée par Rubis. Il haussa un sourcil, optant d’abord pour une réponse factuelle :
"J’imagine qu’elle doit avoir vingt ans de moins que moi."
Kaïto sourit, l’air de quelqu’un qui savait pertinemment où elle voulait en venir.
"Je parlais pour moi."
Livie s’arrêta une fraction de seconde avant de reprendre sa marche.
"Ah."
Il réfléchit, puis laissa échapper une réponse plus honnête qu’il ne l’aurait voulu :
"Elle a quelque chose… d’assez fascinant. Et ce n'est pas dû qu'à ses cheveux ou ses yeux."
Il fit une pause, mesurant ses mots, avant d’ajouter :
"Peut-être son élégance, ou ce regard un peu trop doux qui semble cacher quelque chose de plus sombre. Il y a une forme de retenue ou de tension, comme si elle n’était pas complètement à son aise dans cet environnement."
Il venait peut-être de laisser échapper plus qu’il ne l’aurait voulu.
Ils arrivèrent au pied de la scène. Le bruit du bar s’amplifia, la lumière se tamisa légèrement. Livie inspira profondément et, en quelques secondes, redevint celui que le public attendait.
Un dernier regard vers Kaïto, une ultime pensée fugace pour Rubis. Puis, il monta sur scène.
Le début du concert fut marqué par une sensation étrange. Une légère crispation dans l’air.
Livie sentit immédiatement que l’attention du public était ailleurs. L’ambiance du bar restait bruyante, certains clients ne prenant même pas la peine de tourner la tête vers eux. Il n’était pas étranger à ce genre de réception, mais ce soir, il ressentait une pointe de déception inhabituelle.
Kaïto lança les premières notes, et Livie s’empara du micro. Sa voix s’éleva, chaude et enveloppante, une sensualité maîtrisée qui effleurait l’androgynie sans s’y abandonner complètement, sans falsetto. Le premier morceau, un trip-hop aux accents mélancoliques, résonna à travers la salle, sa rythmique lente et hypnotique se heurtant à l’indifférence de certains spectateurs.
Un groupe de salarymen attablés près du centre du bar se faisait particulièrement remarquer. L’un d’eux, visiblement éméché, s’écria quelque chose en riant, cognant son verre contre celui de son voisin sans se soucier de la scène. Puis, dans un excès d’enthousiasme, il se leva d’un bond et monta sur la table, bras écartés comme un bateleur ivre. Sa cravate nouée autour de la tête comme un bandeau de guerre, il se mit à chanter faux par-dessus Livie, déclenchant des rires gras dans son entourage.
Livie, sans cesser de chanter, plissa légèrement les yeux. Kaïto ne montra rien, concentrée sur son jeu. Mais la tension, imperceptible pour le reste de la salle, passa brièvement entre eux.
Puis, tout en cherchant à ignorer les rustres, Livie porta à nouveau son regard vers Rubis. Il n'en avait pas vraiment conscience mais il l'avait observée depuis la scène plusieurs fois déjà depuis le début du concert.
Le deuxième morceau démarra. Toujours aussi éthéré, aussi chargé d’émotion. Pourtant, une étincelle nouvelle s’était allumée dans les yeux de Livie. Une nuance dans sa voix, un frisson plus acéré.
Le concert venait à peine de commencer, et déjà, l’air vibrait d’une impatience contenue.