Le seul tact d'une professionnelle, alors qu'il fut ainsi mis à l'œuvre, c'est-à-dire froidement et sans brusquerie aucune, tempéra mieux les ardeurs imbéciles du zélé zigoto que n'aurait pu le faire mille baffes. Paisible et sereine au point d'apparaître inébranlable, le sens de la retenue dont la demoiselle fit présentement démonstration, sans qu'elle n'eut pourtant à battre un cil, semblait exhaler de la bureaucrate comme un concentré de charisme dégagé à l'état pur. Son unique mérite, celle-ci ne le devait finalement qu'à sa droiture. À la décrire, on eut cru pourtant qu'elle ne paya pas de mine. Cette scribouillarde, logée qu'elle se trouva dans ses offices d'arrière-cour, à moins qu'on se méprit à son endroit, n'avait rien d'impressionnant de prime abord.
Aurait-on, à tout hasard, demandé à quiconque quittant l'office de conter un portait parlé se rapportant à la maîtresse des lieux, que ce dernier n'eut guère été flatteur. Le quidam, dont Eugene était un représentant pareil à tout autre, aurait ainsi évoqué une demoiselle raide comme la Justice - ou comme autre chose de plus graveleux - aux lunettes rondes et drapée d'un kimono ample dont elle privilégiait sans doute le confort à l'élégance. Celle-la, derrière son écran, avait le cheveu long et le sourire rare. Le joyau qu'elle portait à son cou scintillait quant à lui autant que le reflet des néons venus blanchir les carreaux de cette humble travailleuse jusqu'à dissimuler ses yeux à contre-jour. Mais de cette secrétaire, on ne pouvait cependant pas assurer qu'elle était glaciale. Ni sévère, et encore moins hautaine, elle était rigoureuse, simplement ; professionnelle de telle sorte que sa chair et son esprit, de concert, épousèrent la fonction qu'elle occupa fort diligemment.
De ses doigts fins et graciles, bellement manucurés de surcroît, elle demeurait impassible, le visage impénétrable quoi qu'irradiant de cette confiance qu'on savait propre aux travailleurs consciencieux. Dans une symphonie apaisante, au milieu du silence recueilli de cette enclave périscolaire, le cliquetis des touches de clavier étaient autant de gammes somptueuses à l'oreille des visiteurs.
Ce n'était qu'un banal bureau administratif, avec ses murs aux revêtements datés et cette odeur de café planante, à peine perceptible et pourtant manifeste, mais en ces lieux, dans ce calme somme toute bureaucratique, l’atmosphère, presque sibylline, inclinait qui s’y exposa à une douce contemplation intérieure. De ce sanctuaire administratif, la secrétaire, alors, s’y révéla en prêtresse. Une prêtresse inflexible, invoquant l’oracle sur Excel, et tirant ses révélations de la photocopieuse ; lorsque celle-ci daigna néanmoins fonctionner.
Dehors, au travers de cette fenêtre située derrière l’impérieuse gardienne des lieux, la grisaille s’était encombrée d’une pluie mesquine qui, si elle tomba à verse, le fit apparemment sans un bruit. L’obscurité naissante, empiétant comme elle le fit sur le jour, avait ainsi justifié que les néons blancs accrochés au plafond pré-fabriqué furent allumés en conséquence. Sans qu’il fut en mesure de mettre le doigt dessus et encore moins le verbe, Eugene, stoppé net dans sa frénésie euphorique, trouva qu’il y avait un « quelque chose » à cette ambiance. Incapable de désigner ce sentiment, il aurait aimé trouver les mots justes pour définir cette sensation qu’on éprouvait lorsqu’on se trouva à l’école sous les néons. Un quelque chose d’à la fois triste et placide auquel on ne pouvait décidément pas rester insensible. Mais là n’était pas sa préoccupation première.
Éconduit tel qu’il fut par sa propre mère – qui ne l’était d’ailleurs pas au demeurant, Eugene s’était trouvé sincèrement intimidé par l’aura qui se dégageait de cette matriarche imaginaire. Renvoyé dans les cordes si courtoisement, sans même qu’elle n’eut à le repousser physiquement, la bête amnésique s’en était allée s’asseoir docilement sur l’une des deux chaises désignées aux fidèles du temple de la Vie Scolaire.
Prostré sur sa chaise, les jambes serrées, ses mains posée sur les cuisses et son dos bien droit, Eugene, pourtant déraisonnable de nature, avait été comme intimé à la tempérance par la seule stature d’une secrétaire appliquée dans ses œuvres. Rendu à la discipline après s’être confronté au calme implacable de cette remarquable copiste des temps modernes, le gêneur avait sagement attendu quelle celle-ci en eut terminé avec ses frasques informatiques d’ici à ce qu’elle lui adressa sa requête.
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Mon nom ? Bah… je…, formula fort éloquemment un élève soudain désarçonné par une question pourtant élémentaire.
Enfin, maman, tu me fais marcher ? Elle avait eu beau ne pas entrer dans son jeu – et fort heureusement d’ailleurs, le fait que la secrétaire ne nia pas formellement être sa génitrice ne conforta que mieux Eugene dans ses inepties rêveuses. Se pensant rudement perspicace, en tout cas bien plus qu’il ne le serait jamais, le bougre s’imagina pouvoir deviner ce qui motiva la retenue de sa mère à l’heure de leurs retrouvailles émouvantes.
Indubitablement professionnelle,
madame Erik, ne cédait sans doute jamais aux effusions au travail. Sa mission, elle s’en faisait vraisemblablement tout un sacerdoce, et rien ne l’en aurait écartée ; pas même un fils perdu de longue date. Ainsi Eugene fonda-t-il sa thèse pour justifier d’avoir été si bien remballé.
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Je sais bien qu’on ne s’est pas vus depuis des années au moins, peut-être, mais tu me reconnais, quand même ? C’est moi. Assura-t-il en pointant son visage nigaud de l’index.
C’est Eugene ! Ton fils. Me dis pas que t’es amnésique toi aussi.Puis-il aperçut un indice, ou plutôt, ce qu’il interpréta comme tel. Sur le bureau impeccablement rangé qui lui faisait face, seul obstacle le séparant de sa très chère mère, il y avait trouvé une plaque nominative où il put y lire « Secrétaire de Direction ». De cet élément nouveau, il en tira mille interprétations ; toutes aussi erronées les unes que les autres.
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Secrétaire… de… Direction. Ajouta-t-il en se penchant sur l’ustensile, tenant ses lunettes noires entre son pouce et son index.
Ça y’est, j’y suis ! Il en était loin.
En fait, Eugene Erik, c’est pas mon nom, c’en est sûrement un que j’ai inscrit dans mon carnet faute de mieux. Et donc, mon nom de famille… ce serait « de Direction ». Sa déduction aussitôt faite, il jubila et frétilla sur place.
Oh la classe, un nom à particule !Qu’il crut que « de Direction » fut son nom de famille impliquait qu’il se persuada que « Secrétaire » était le prénom de sa mère. Il s’était certes trouvé des canassons dans les hippodromes pour s’appeler «
Secrétariat » mais, bien que mère fut une ravissante pouliche, Eugene, une fois de plus se trouva bien loin du compte.
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Du coup, vu qu’on est une famille noble avec la particule et tout, j’imagine qu’il faut que je t’appelle « Mère ». Pardon ! Se corrigea-t-il aussitôt une main devant la bouche.
Que je VOUS appelle, « Mère ».L’idéal, dans son intérêt, et celui de son interlocutrice, eut sans doute été qu’il cessa de l’appeler tout court ; qu’il décampa plutôt que de persister à s’enfoncer dans ses désillusions. Mais il était si heureux de l’avoir retrouvée, quand bien même, cette secrétaire, il ne l’avait jamais connue.
Toutefois, demeurée résolument imperturbable depuis son irruption agitée, il ne sembla pas que sa version des faits apparut probantes aux yeux de la dame.
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Mais si, c’est moi. Insistait-il toujours avec son sourire couillon.
J’ai sûrement grandi depuis qu’on s’est vus. Si ça se trouve, on a même été séparés à la naissance. La mienne, je veux dire. Tu peux pas m’avoir oublié, hein. Hein ?À mesure qu’il persistait dans son erreur, Eugene de Direction parut s’énerver tout seul, obsédé à l’idée de faire la Vérité avec du faux. On le sentait gagner graduellement en nervosité une minute après l’autre.
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De toute façon, je suis forcément dans l’ordinateur. Assurait-il sans se douter un instant qu’il n’en était rien.
Essaye à « de Direction ». C’est mon nom de famille, rajouta-t-il en croisant les jambes et passant le bras par-dessus le dossier de son siège, manifestement très fier de ce patronyme nouvellement acquis.
Avant même qu’elle ne souscrivit à la requête, comme dément – en tout cas versatile, Eugene se départit de ses airs d’imbécile heureux pour céder subitement à un caractère plus opiniâtre. Alors, brusquement, à cette secrétaire pourtant très investie dans son travail, il lui avait saisi le poignet droit d’une main, retroussant sèchement de l’autre la manche du kimono large et étoffé qu’elle revêtait pour ce jour, ainsi que pour tous les autres.
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T’as sûrement été maudite toi aussi, sinon tu te souviendrais de moi.Plus frénétique et désespéré, il chercha ce qu’il espérait être sur la peau de cette dame un semblant tatouage analogue au sien. Peut-être un « Retrouve-le » gravé dans sa peau ; ou quoi que ce soit d’autre qu’il put assimiler à une preuve de leur proximité filiale.
Persistant à retrousser la manche du kimono jusqu’au biceps, il vociféra, immature et déçu :
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Mais où est-ce qu’ils t’ont mis ce foutu tatouage ? Je le sais que j’ai raison, je le sais.Il en était si sûr qu’il n’avait pas même pris la peine de consulter son petit calepin bleu. Se serait-il alors donné cette peine, qu’il s’en serait allé parcourir l’index à « M », comme « Moman », apprenant ainsi qu’il avait retrouvé sa mère depuis la perte de sa mémoire, mais que celle-ci, ne tenant pas ce marmot ingrat dans son cœur, l’avait de toute manière maudit à son tour – figurativement cependant - et désavoué en conséquence.
Eugene faisait cet effet là à beaucoup de monde. Ses débordements constants contribuaient pour beaucoup à s’aliéner son monde, à commencer par ses propres parents. L’amnésie, du reste, ne lui était guère plus profitable. Et pour l’heure, ce serait au secrétariat du lycée Seikusu d’en faire les frais.