L'Exécutrice vivait toujours sa vie entre deux eaux : Les moments où elle pouvait se permettre de prendre du repos et ceux où son devoir punitif prenait le dessus sur tout autre forme de d'occupations. Dans le premier cas, elle s'affairant alors soit à ses devoirs sous les différentes identités qu'elle s'était conçue au fil des éons, soit à des vacances bien méritées, parcourant alors les univers et les dimensions qui lui étaient accessibles. Dans le second cas, elle s'abandonnait pleinement à son rôle au sein des enfers, filant les traîtres et les audacieux, les idiots et les orgueilleux, afin de leur faire connaître les décisions de la cour infernale ainsi que d'appliquer immédiatement la sentence correspondante. C'était là les deux pans les plus évidents de sa vie, un rapport maladif au travail et la recherche de quelques formes de décontractions dès lors que ses devoirs le lui permettait. Une chose rare, mais toutefois dûment apprécié lorsqu'elle survenait, permettant à cette femme aux âges perdues d'enfin se mettre à la page quant aux évolutions du monde, dans sa politique, dans ses peuples, dans sa science. Souvent, elle parvenait à garder le tout à l'oeil, ne se laissait pas surpassée par les événements. Aujourd'hui, les choses allaient être un peu différentes.
La démone à l'apparence humaine avait enfin eut le droit à un moment pour souffler après plusieurs années de chasses diverses et variées. Ses armes n'étaient plus aux fourreaux mais chez elle, dans les profondeurs de l'enfer, amenant cette guerrière inexpugnable à traverser les contrées de Terra avec un aspect qui la laissait croire désarmée aux yeux des gueux sans expérience. Elle s'était ainsi permise de traverser quelques milieux fous, des terres que nul être n'osait arpenter, puis s'était tout simplement perdue dans les contreforts des terres Nexusiennes pour alors s'approcher d'un milieu peu commun pour bon nombre des badauds et paysans de ce monde : l'Océan. Ce n'était guère plus qu'un caprice de sa part que de rejoindre le littoral, et pour cause, elle n'avait pas sentis les embruns sur son visage depuis plusieurs dizaines d'années, une grande majorité des démons en fuite ne cherchant pas vraiment à trouver refuge sur un bateau, milieu exiguë où l'arrivée potentielle de l'Exécutrice serait synonyme d'un fin immédiate et douloureuse. Après, elle ne s'attendait pas non plus à profiter d'un bain de soleil tropical, tout au plus comptait-elle faire quelques jours de marches le long des plages avant de trouver un nouveau lieu de décontraction à visiter. L'avantage quand l'on est aussi vieux qu'elle, c'est qu'il n'y a guère de mal à se permettre de flâner.
Ainsi donc elle trouva sur son chemin les landes délicates qui bordent les milieux océaniques, les forêts de pins qui envahissent les zones côtières de part leur capacité unique à survivre aux terrains salins, puis les marais salants, milieux curieux où la pellicule blanche couvrant le sol rayonne au soleil de midi comme si la terre était faite de perles et de diamants. Mais enfin, après ces paysages tantôt superbes, tantôt misérables, voilà que la puissante démone trouve enfin sous le sabot de ses chaussures la structure instable de la plage, du sable chaud et des tristes algues encore là à sécher après avoir été laissées à mourir par quelques mauvaises vagues. Le bruit de ces dernières vient emplir l'air ambiant d'un rythme naturel auquel l'on se laisserait presque abandonner, comme si la respiration souhaitait d'elle-même s'y accorder afin de trouver le même calme sempiternelle, la même vacuité de sens. Keleth ne manqua pas de s'en amuser intérieurement. Après tout, si elle fait partie de ces êtres dont la nature dépasse de loin la conscience humaine des âges et des époques, il est amusant de constater que malgré cela elle se trouve en face d'une entité bien plus ancienne qu'elle : une étendue d'eau titanesque, sans forme, sans réflexion, sans égo, suivant simplement des règles physiques qui l'amènent, en chaque instant, à se mouvoir sans jamais cesser. Cela forcerait presque le respect, si quelque-chose d'autre ne vint pas titiller l'esprit de l'Exécutrice, la tirant de son état vacancier et contemplatif.
Ce fut d'abord un fumet. Une délicate odeur qui s'échappa des vagues, comme si les eaux avaient voulue charrier jusqu'à elle une fragrance qui n'aurait dû se trouver ici. Ils'agissait à n'en pas douter d'une forme de pouvoir, une puissance suffisamment importante pour que celle-ci développe une forme propre, accompagnée de quelques signatures perceptibles. Le genre d'élément que Keleth lisait assez naturellement. Ce qu'elle ressentait, là, dans les airs, libérée par l'écume blanchâtre du remou, c'était une force démoniaque. Sourde et imposante, du genre qu'on ne cherche pas à écraser par la force ou le mensonge. C'était là quelque-chose ... de surprenant. Les êtres de cette nature sont en grande majorité réunies dans les confins des Enfers, notamment dans la cour infernale, de manière à ce qu'ils fassent tous partie de la direction de ce monde à nul autre pareil. Les sièges étaient peu nombreux, certes, mais c'était le moyen par lequel les entités plus mesurées avaient assurée la sauvegarde des pouvoirs infernaux, et la capacité des plus anciens et puissants démons à ne plus faire partie intégrante des mondes humains, où leurs simples présences est synonyme d'annihilation pure et intégrale. Keleth, d'ailleurs, répondait aux Ordres de ces "sièges". Elle avait troquée son droit de vivre où elle le souhaitait contre une subordination limitée. Elle était la Loi des Enfer, celle qui condamne et juge les autres. Elle pouvait se retourner contre les régnants au besoin, c'est ce qui permettaità la situation de rester vivable, de garder un équilibre.
Sauf que là, elle trouvait une existence similaire bien loin des tréfonds infernaux. La rigueur voudrait qu'elle vérifie cette présence, mais son esprit lui rappelait qu'étant actuellement en vacance, elle devait simplement se préoccuper d'elle-même plutôt que d'aller trouver réponse au coeur des océans. Malheureusement, cas de force majeure oblige, elle allait devoir accepter de mettre une courte pause à sa tranquille période de répos, aussi laissa-t-elle filer au loin ses pensées paresseuses et s'approcha-t-elle des flots d'un rythme lent. Clairement, l'absence absolue de changement dans les légers vents de pouvoirs qu'elle avait perçue laissait entendre que son objectif se trouvait loin, profondément enfouie sous les flots. Très bien, ce n'est pas comme si elle avait besoin de respirer, aussi allait-elle simplement suivre sa trace aux travers de l'immensité océanique. Ôtant sa ceinture de tissu, puis le par-dessus de ses vêtements, ne conservant que le résillé moulant qui couvrait son corps, puis jetant ses soques plateformés de manière à libérer ses pieds, elle avança alors lentement dans l'eau glacée du littoral Terran. Puis, l'eau parvenant à mi-hauteur de son bassin, elle élança son corps pour plonger toute entière, en piquée, fendant alors les flots et réveillant sa musculature inhumaine pour entamer une longue nage en direction de sa toute nouvelle et curieuse cible. Ondulante, rapide, Keleth s'enfonça de plus en plus loin, de plus en plus profond, en direction d'un royaume qu'elle ne connaissait pas encore.
*
* *
Trois jours complet lui furent nécessaire pour enfin sentir un changement dans les ondées de puissances qui lui parvenait. L'influence du seigneur des lieux commençait à se faire plus honnêtes, mais tandis qu'il voilait sa présence au plus profond de ce monde marin, Keleth entamait de pressentir, dans la lecture de ces courants de pouvoir démoniaque, des influences qui entamait de la questionner. Continuant toutefois de s'enfoncer toujours plus loin dans les profondeurs de l'océan, elle entama de lister les forces qu'elle percevait au coeur des abysses vers lesquelles elle se dirigeait. Si elle percevait, d'une manière assez dérangeante, la présence de Léviathan entre ses eaux, démon qui a disparu du cercle infernale depuis de nombreux millénaires désormais, il y avait dans les encres profondes de ce monde d'autres présences, telle le Béhémoth biblique ou Charybdis. Autant d'éléments qui entament sérieusement les nerfs de la démone. Fait-elle face à une forme d'agglomérat de conception mythique, influencée par l'imagination des vivants, ou plutôt à un démon qui aurait fait le choix de dévorer nombres de semblables afin d'accroître en puissance. Dans le second cas, elle allait peut-être devoir l'affronter, une option qui ne lui plaisait pas foncièrement. Non pas que l'absence de ses armes impacte grandement ses capacités, mais l'envie personnel de l'Archi-démone n'était clairement pas à l'affrontement.
Elle approchait en tout cas de son but. Désormais, et ce depuis quelques heures, elle fendait les profondeurs abyssales à un rythme effréné, atteignant quelques tréfonds où ni lumière, ni douceur, ni violence existait. La pression océanique se faisait sentir sur la peau de la démone, suffisamment d'ailleurs pour que Keleth commence à théoriser ce qu'un être démoniaque moins capable physiquement qu'elle pourrait subir à vouloir atteindre ce domaine. Inutile d'imaginer ce qu'un être plus orienté sur la nature psychique de ses pouvoirs pourrait d'ailleurs expérimenter en venant ici, l'image de Ruthgal, sa chère soeur, se faisant écraser malgré ses multiples et incompréhensibles barrières magiques ne manquant pas de faire sourire l'Exécutrice. En tout cas, ce fut avec ces ultimes réflexions que la démone cessa son aventure et bascula dans les eaux, trouvant un rebord de récif marin pour y mettre pied, contemplant les ténèbres de ce monde. Sa vue n'était pas basé sur le spectre lumineux, cela lui permettait de percevoir au travers de ces abysses dépourvues du moindre éclat, toutefois il n'y avait rien à voir. La présence de la démone avait fait fuir une bonne partie des formes de vie. Quand à celle qu'elle était venue voir, ça émettait de plus loin dans les abysses. Toutefois la démone commençait à se dire qu'elle avait fait suffisamment de chemin. Désormais, elle allait agir avec un minimum de bonne manière, aussi s'installa-t-elle calmement sur le bord de récif qu'elle occupait... Puis laissa échapper sa propre énergie, guidant cette force en direction des profondeurs, simple manière d'informer la créature de sa présence.
"
Je t'attends, sors donc de ta cachette que je te vois. "