Quelques places devant Céleste, la silhouette haute et large d’un homme aux yeux jaunes fendues d’iris verticaux attendait son tour en silence. Gerd fixait droit devant lui en révisant mentalement certaines connaissances qu’il avait accumulé dans sa vie. C’était un bon exercice pour conserver sa mémoire et ses capacités. Un savant lui avait un jour dit qu’à l’invention de l’écriture, les savants l’avaient dénoncé comme une nouveauté qui détruirait la pensée rationnelle. Ils avaient eu tort mais ils avaient raison sur un point : l’entraînement permanent de la mémoire préservait de certains effets de l’âge et gardait l’esprit affûté. Même lui avait besoin de se préserver car, tôt ou tard, le Temps viendrait se rappeler à lui.
Pourquoi faire la queue ici, dans le petit patelin paumé de Dantz, pour pourchasser ce qui semblait être une simple salamandre impériale géante ? Ce genre de bête était plutôt rare si près des habitations pour une bonne raison : les milices locales étaient souvent suffisantes pour s’en débarrasser avec un peu d’organisation et de jugeote, même avec leur souffle ardent, leurs écailles solides et leur vitesse. Les gens d’ici n’étaient pas plus cons que d’autres et le sorceleur se demandait pourquoi celle-ci leur résistait, les poussant à songer à la ruine pour s’en défaire. Il y avait quelque chose de bizarre.
Les aventuriers et opportunistes faisant la queue avaient tous types de profils et la plupart valaient une demie-milice à eux seuls. Ils étaient fort compétents pour une brochette d’Humains, majoritairement, saupoudrée de quelques Elfes et Terranides lourdauds. Et c’était un problème car bien peu nombreux étaient ceux à lui inspirer la moindre once de confiance. Il allait devoir surveiller ses arrières.
« Ne vous inquiétez pas ! Moi, le Beau Nazeem, vais vous montrer comment un vrai guerrier sauve la situation ! » criait prétentieusement un type insupportable à la peau sombre en signant avant de passer son tour.
« Un seul aura la prime et c’est moi, Kharn Bois-d’Acier, qui la ramènerait à ma Famille ! »
Tiens, un Nain ! Gerd ne l’avait pas repéré sous toutes ces armoires à glace et ces perches. Le tas d’acier et de poils trapu et armé jusqu’aux dents s’écarta en défiant l’assistance du regard. La décision de ne donner la prime qu’à celui qui ramènerait la tête du monstre posait problème car elle poussait à une concurrence féroce et, une fois hors de vue des arbitres et de leurs chaumières, les coups en traître commenceraient.
Son tour finit par venir et Gerd ne se mêla pas aux bravades. Il signa et laissa sa place sans un mot, tournant juste le regard pour voir si la file, au moins, s’était réduite. Il croisa brièvement le regard d’une belle guerrière au regard intelligent et à l’armure sophistiquée et il ralentit une seconde en sentant quelque chose chez elle. Il avisa les loups ornant son armure et cette impression sembla lui gratter l’intérieur de la tête et le tendit. Son expression se durcit et il retourna à sa prochaine tâche : retourner à l’auberge où il avait pu sécuriser une chambre, s’assurer quelques fois encore des mesures de sécurité et trier son paquetage pour déterminer ce dont il aurait besoin ou non. Il allait falloir être prêt pour le départ, demain aux premières lueurs.
« Toi là ! Le muet ! Tu penses être meilleur que le Beau Nazeem ? »
Il s’arrêta et grogna en voyant le grand sabreur s’interposer, les mains sur les hanches, le torse bombé.
« Écoute, beau gosse, j’en ai rien à faire de toi et de ton orgueil fragile. J’ai à faire pour demain, et toi aussi. Ecarte-toi. »
« Ha ! Je l’avais bien dit ! Môssieur se croit supérieur à tout le monde ici ! » Nazeem lui barra encore une fois la route et le stoppa d’une main autoritaire. « On ne me manque pas de respect, à moi ! Sais-tu d’où je viens ? Je viens du domaine des Vents et je te défie, maraudeur, à m… OOF !! »
Gerd l’avait interrompu d’un crochet rapide en plein plexus. Nazeem ploya et recula et l’Ours put enfin poursuivre son chemin.
« Arrête tes conneries ! Garde ton énergie pour demain. »
« Pffff ! » Le sabreur se redressait en faisant mine de ne pas avoir eu mal. « Un lézard ne fait pas peur au Beau Nazeem… »
Gerd soupira en continuant son chemin. Les choses allaient être encore plus compliquées qu’il le pensait.