« Donc, pour résumer, nous sommes sur un loft de 90 mètres carrés, orienté plein sud d’un côté, avec vue sur la baie de l’autre, composé d’un salon séjour, d’une cuisine ouverte, d’une salle bain totalement refaite le mois dernier, de deux chambres et d’un espace dressing, au cinquième étage d’une résidence de grand standing, à deux pas du centre-ville et des plages, le tout pour un loyer de mille trois cent yens par mois, charges comprises. Un bien aussi exceptionnel, il ne faut surtout pas le laisser filer ! »
Je me souviens du baratin de l’agent immobilier comme si c’était hier. En même temps, c’était il y a à peine un mois. J’avoue avoir craqué sur cet appartement, qui, du coup, est mon tout premier chez-moi. Rien qu’à moi. A vingt-et-un ans, bientôt vingt-deux, il était temps ! Une grande fille comme moi, qui vivrait encore chez ses parents, ça ferait tâche. Tu imagines en interview, après une compèt’ ? « Alicia Karpova, vous êtes la nouvelle championne du monde poids lourd d’haltérophilie, détentrice du record du monde de deadlift, vous enchaînez les titres de championne du Japon et d’Asie depuis plusieurs années, première question : vous habitez encore chez papa et maman ? » La honte.
Attention, ce n’est pas parce que je viens tout juste de quitter le cocon familial que je ne sais pas me débrouiller seule ! Mes parents m’ont toujours élevée de manière à ce que je sache rebondir si il devait leur arriver malheur, et je les en remercie. Mes premiers revenus de sponsoring, je les ai mis de côté, sur un compte d’épargne, en prévision de mon futur déménagement. Et après plus d’un an d’économie, j’ai enfin pu voler de mes propres ailes. Qu’il est bon de vivre seule, d’être libre de faire ce qu’on veut, quand on veut, de ne plus devoir rendre de comptes à la daronne si on rentre un peu trop tard ! Pour moi, ça ne change quasiment rien, certes, mais je sais que je peux passer la nuit dehors si je veux, personne ne va m’engueuler !
Une fois les meubles installés, l’électroménager branché, la vaisselle rangée, le frigo rempli, les parents et les potes partis, c’est bizarre, il subsistait une sensation bizarre. Celle d’être enfin adulte, de ne pouvoir compter que sur moi-même, et c’est cool, mais aussi la solitude, et ça c’est moins cool. 90 carrés pour moi toute seule, je ne vais pas cracher dessus, mais c’est peut-être un peu trop. On se perd facilement dans ces grands espaces lumineux et épurés, comme dirait l’agent immobilier avec son argumentaire bien rodé. Peut-être que j’aurais dû viser un peu plus petit pour une première location, ne pas céder à la folie des grandeurs ? De toute façon, il est trop tard.
Du coup, pour m’occuper, pour m’échapper de cette prison d’ennui et de déréliction, la salle devenait ma nouvelle meilleure amie. En fait, elle l’était déjà, mais elle le devenait encore plus. Je poussais mes séances d’entraînement de plus en plus longtemps, de plus en plus tard le soir. Il n’était pas rare que je la quitte après minuit, totalement rincée certes, mais fière de moi. Et dans cette période de fortes chaleurs, marcher seule dans ces nuits durant lesquelles le mercure acceptait enfin de chuter était un plaisir que je ne me refusais pas.
Et quand j’arrivais dans mon immeuble, plutôt que de m’avachir dans l’ascenseur, je terminais mes efforts en montant au pas de course les cinq étages qui me séparaient de mon grand cocon personnel. Tu vois, c’est l’un des avantages des résidences de luxe comme celle-ci : pas d’escaliers qui craquent, ni de portes qui couinent, encore moins de serrure qui grince. Je pouvais rentrer chez moi dans le silence complet, sans aucune gêne pour le voisinage.
Sauf que la, le silence complet...il n’était pas complet. Ce qui était plutôt étrange, vu que j’habite seule et que j’étais absolument certaine d’avoir éteint la télé et le PC. Non, le bruit venait du salon, comme si quelqu’un s’amusait à fouiner dans mes affaires. Un cambrioleur ? En m’approchant à pas de loup, je pouvais en effet apercevoir dans la semi-pénombre une silhouette en train de fourrer ma médaille dans son sac à dos. D’habitude, je suis totalement contre toute forme de violence, mais là, mon sang ne fit qu’un tour. Sans réfléchir, je fonçai droit vers le voleur dans le but, je ne sais pas, de l’immobiliser sans doute, mais comme dans Donjons et Dragons, ses statistiques d’agilité étaient trop élevées pour moi. Il esquivait chacune de mes charges, bondissant de meubles en meubles, foutant le bordel sur son passage, jusqu’à finalement plonger par ma fenêtre grande ouverte.
A ce moment, j’ai cru faire un arrêt cardiaque. Toute ma rage s’évapora immédiatement alors que je voyais la silhouette s’envoler et que je l’imaginais s’écraser en bas. Je fonçai à la rambarde en espérant que par dieu sait quel miracle celle-ci aurait survécu, et me penchai pour la voir suspendue au balcon du voisin du dessous. Une fraction de seconde, nos regards se croisèrent alors que les traits de son visage féminin s’imprimaient sur ma rétine. Une femme ? Voilà qui expliquait la silhouette menue et l’impressionnante agilité. Elle se réceptionna avec perte et fracas et quelques couinements de douleur avant de disparaître dans la nuit. Bon, je méritais peut-être un Coca pour me remettre de mes émotions.
Évidemment, ce fut une nuit compliquée, d’abord à ranger le boxon dû à notre bataille acharné, puis à faire l’inventaire de ce qui m’avait été chapardé. Pas grande chose, quelques babioles, rien de grande valeur monétaire ni même sentimentale. Sauf la médaille. Celle que j’avais gagné pour mon premier championnat national chez les poids lourds, à quinze ans. Non, le plus dérangeant était ailleurs. Ce sentiment que mon intimité avait été violée, que même chez moi je n’étais plus à l’abri. Il était trois heures passées lorsque je rejoignis enfin mon lit, mais le sommeil refusa de s’inviter. Je tournais, retournais, ressassant la scène dans ma tête, jusqu’à ce qu’enfin Morphée ne me prenne dans ses bras alors même que le soleil de ce début d’été commençait à poindre à l’horizon.
Je ne te dis pas ma tête le lendemain, à neuf heures, quand je me suis rendue au commissariat le plus proche pour déposer plainte. L’agent de police qui me reçut était certes fort poli, et au demeurant plutôt sympathique, mais il ne me fut pas d’une grande aide. Si j’avais bien vu qu’il s’agissait d’une femme au traits fins et au regard pétillant, je n’avais aucune idée de sa couleur de cheveux, ni de si elle avait un quelconque signe distinctif. Tout juste ai-je pu leur dire qu’elle n’avait pas l’air d’être japonaise, ni même asiatique, et encore, je n’en étais pas certaine. Le coup fatal me fut asséné lorsque le flic m’annonça que sans effraction réelle, à cause de ma fenêtre laissée grande ouverte, il était fort peu probable que mon assurance fasse quelque chose pour moi. En bref, je n’avais que mes yeux pour pleurer. Ce que je ne manqua pas de faire, en sortant du commissariat, posée sur un banc dans un parc sans que personne ne me calcule. Tu parles, c’est ça la vie d’adulte ? Rendez-moi mon enfance…
Le quotidien reprit bien vite son cours, sans que ce sentiment de ne plus être en sûreté nulle part ne me laisse tranquille. Je passai trois jours chez mes parents, sans que ça n’ait de réel effet. Mes amies étaient toutes soit occupée à étudier, soit parties loin, à la capitale, et je me sentais seule. Alors je retournais à ma salle favorite, ma fidèle compagne dans mes moments de faiblesse. Le seul endroit où, pour le moment, je me sentais en sécurité, avec mes poids et mes machines. Sans que personne ne me dérange. Ni ce bodybuilder accro à la gonflette. Ni cette quadragénaire vissée au vélo d’appartement. Ni cette instagrammeuse passant plus de temps à se prendre en selfie qu’à réellement s’entrainer. Ni cette silhouette menue et ces yeux perçants qui enchaînait les sauts à la corde. Attends, quoi ?