Avoir passé plusieurs années à côtoyer la mort n’avait pas que des mauvais côtés. Prenons Automne, par exemple (un exemple tiré au hasard, évidemment). Si elle regrettait souvent d’avoir vécu cette période qui ne lui a pas laissé beaucoup de bons souvenirs, elle lui avait apporté une certaine désinhibition face au danger. Pas assez pour la rendre inconsciente, juste ce qu’il faut pour lui apporter une vision claire et précise de la situation, sans qu’elle ne panique ni ne se fige. Le mec qui la fixait se trouvait à quelques tables de là. Il avait l’air dangereux et animé de mauvaises intentions, mais dans l’immédiat, il ne pouvait rien faire, pas en public, pas à leur contact direct. Le principal problème se trouvait en réalité à côté d’elle. Un problème d’une bonne centaine de kilos, pas bien méchant, mais absolument pas rodé à ce genre de situations. Il prit certes la meilleure décision en choisissant de partir, mais Automne préférait rester en garde. Ce type était forcément animé de mauvaises intentions, et il ne semblait pas du genre à jeter l’éponge facilement. Et si Nao paniquait autant, c’était sans doute parce qu’il ressentait la même chose.
Une fois à l’extérieur, le japonais obliqua vers les petites rues. « Nao, attends... » Il ne réagit pas, trop occupé à avancer d’un pas rapide, la polonaise le suivant de près. Pour elle, ce n’était pas la bonne solution. Ils aurait été plus en sûreté en se noyant dans la foule des artères principales, plutôt que dans ces ruelles qui pouvaient servir de coupe-gorge. Mais c’était lui qui connaissait la ville, pas elle. Peut-être avait-il une idée derrière la tête ? En effet, au tournant d’une autre ruelle, elle aperçut les lueurs colorées, au loin, de ce qui ressemblait à un quartier joyeusement animé. Pas le temps de se réjouir, que surgit de derrière une palissade un grand type qui asséna une baffe à Nao. Ca s’annonçait mal.
En réalité, il n’y avait pas un grand type. Il y en avait trois. Et ils devaient avoir l’habitude de se battre, au vu de leur carrure et de leur gueule déformée à force de se prendre des patates de forain. C’était exactement le genre de situations qu’elle voulait éviter, et elle maudit Nao de les avoir menés tout droit dans la gueule du loup. L’un d’eux s’adressa à lui, dans un japonais qu’elle ne comprenait pas, bien entendu, mais dans lequel elle percevait une certaine vulgarité et un ton menaçant. « Désolée Nao, mais je vais devoir te laisser temporiser pour le moment », pensa-t-elle.
Il tentait de jouer la négociation, ce qui était la seule chose raisonnable, au moins le temps de jouer la montre. Automne analysa les trois mecs. Celui qui parlait semblait être le cerveau de la bande, du moins le système nerveux central. Un peu plus petit et moins baraqué que les autres, mais devant s’approcher des 80 kilos de muscles, sec et nerveux. A droite, le plus bronzé des trois semblait être le plus dangereux, au vu des cicatrices qui lui barraient le visage et de l’air satisfait qu’il arborait. Enfin, celui de gauche était un véritable colosse, bien plus grand et large que Nao, sauf que lui n’était pas une boule de gras. Au vu de leur placement, la fuite paraissait difficile, et de toute façon son colocataire n’aurait sans doute pas pu courir bien longtemps.
Deux mots. En anglais. Prononcés avec un accent dégueulasse, par un bâtard qui ne l’était pas moins. Deux mots, une insulte, adressée à son encontre. Deux mots qui provoquèrent le déclic attendu, mais pas chez elle. Ce fut le japonais qui réagit, par une baffe parfaitement exécutée, assenée à la grande gueule de la bande, qui l’envoya valser et cracher ses tripes à quelques pas de là. C’était le moment où jamais pour agir. Le colosse de la bande, lent, lourd, serait sa première cible. Elle n’eut pas de mal à esquiver le direct qu’il lui envoya, et répliqua par un chassé dans le tibia, qui lui fit mettre genou à terre. Elle en profita pour lui offrir le sien, en pleine gueule, mais ça ne suffit pas à le mettre hors d’état de nuire, et il la repoussa avec une force herculéenne.
L’ancienne militaire recula de quelques pas et parvint à retrouver son équilibre. A côté d’elle, le plus bronzé rouait Nao de coup. L’occasion était parfaite. Elle tira son petit couteau de sa poche, le déplia, et lui planta dans le côté alors que le colosse fonçait sur elle. La douleur lui arracha un cri qui résonna contre les murs de la ruelle, puis un deuxième suivit lorsqu’elle ressortit l’arme du crime, lui laissant une plaie profonde et sanguinolente. Pendant ce temps, Automne esquiva d’un rien la charge du troisième larron, lui faisant un croche-pied aussi imprévu que bienheureux qui l’envoya embrasser le sol avec passion. Un bref coup d’œil lui indiqua qu’il ne se relèverait pas de sitôt, sonné par le choc.
Le blessé, par contre, revenait à la charge, et ne semblait pas vouloir les inviter à boire le thé. Quelle impolitesse. Il sortit à son tour un couteau, comme pour équilibrer le combat. Sauf que le sien était au bas mot trois fois plus gros que celui de notre héroïne, et qu’il semblait avoir déjà beaucoup servi. Heureusement pour elle, malheureusement pour lui, sa blessure l’handicapait, et gênait ses mouvements. Il tenta de planter la polonaise, qui n’eut aucun mal à l’éviter, et en profita pour lui planter son petit papillon dans la cuisse. Nouveau cri, mais contrairement à ce qu’elle espérait, il ne s’écroula pas, lui lardant même l’avant bras alors qu’elle s’apprêtait à lui mettre un crochet du droit. La douleur la fit immédiatement reculer d’un pas alors que son sang ruisselait sur le sol. Aucune perte de mobilité, toujours autant de force dans la main, et un coup d’oeil rapide sur la blessure : la plaie était superficielle, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
Le gangster, lui, aurait dû s’inquiéter. Galvanisé par sa réussite, il s’apprêta à lacérer la jeune femme d’un nouveau coup de lame, oubliant par la même que sa blessure le ralentissait et rendait des mouvements erratiques. Elle s’écarta d’un pas et attrapa son poignet tenant son couteau, puis le mit à terre. Elle n’hésita pas une seconde à presser sur son bras, lui faisant prendre un angle d’abord inquiétant, puis terrifiant lorsqu’un craquement à faire blêmir un ostéopathe. Il lâcha immédiatement son couteau, qu’elle ramassa aussi vite. Deux à terre, plus qu’un.
Le dernier se relevait juste de sa séance purge/détox, titubant alors qu’il galérer à retrouver son équilibre. Elle se retourna pour regarder ceux qu’elle avait déjà battus. Le premier était toujours face contre terre, et le second hurlait en tenant son bras brisé. Nao, de son côté, grognait en se tortillant, sans doute groggy après ce qu’il venait de manger. Lorsqu’elle retourna à son troisième adversaire, ce qu’elle vit lui fit froid dans le dos. Dans sa main droite, un Beretta, qu’il pointa droit vers Automne. Avoir passé plusieurs années à côtoyer la mort n’avait pas que des mauvais côtés. Prenons Automne, par exemple (un exemple tiré au hasard, évidemment). Si elle regrettait souvent d’avoir vécu cette période qui ne lui a pas laissé beaucoup de bons souvenirs, elle lui avait apporté une certaine désinhibition face au danger. Pas assez pour la rendre inconsciente, juste ce qu’il faut pour lui apporter une vision claire et précise de la situation, sans qu’elle ne panique ni ne se fige.
Sauf que dans ce cas précis, même une vision claire et précise de la situation ne lui apportait aucune solution. A cinq mètres devant elle, un mec, qui n’en était sans doute pas à son coup d’essai, pointait le canon de son flingue droit vers elle. Le temps s’étira, pendant ce qui sembla durer des erreurs, et son champ de vision ne se limitait plus qu’à ce tunnel d’où sortirait sans doute d’ici quelques instants l’ogive qui allait la tuer. Elle n’était pas prête. Elle ne pouvait pas mourir ici, maintenant, pas dans cette ruelle, pas de la main d’un petit sous-fifre sans envergure. Elle avait survécu à tant de choses, et vécu si peu, ce n’était pas possible. Sa vie ne pouvait prendre fin le jour où elle recommençait. Elle ferma les yeux, serra les dents, déglutit douloureusement, ferma ses phalanges sur le manche du couteau. Il y avait peut-être une solution, finalement. Les chances de réussite étaient faibles, voire infimes, mais elle devait tenter. Et qui sait, la fortune allait peut-être lui sourire, pour une fois.
Ses yeux s’ouvrirent. Son bras se leva. Puis d’un geste sec, s’abaissa. Ses doigts lâchèrent leur prise. Et le poignard s’envola. Si il existait un quelconque dieu, entité, force supérieure, il fallait qu’il agisse à cet instant précis. Elle eut l’impression de le voir tournoyer mollement, dans tous les sens, de tous les côtés, comme au ralenti. Puis il s’écrasa. Sur le flingue, qui s’échappa des mains de son propriétaire pour rebondir au sol dans un claquement métallique. Alors, son heure n’était pas venue ? Elle n’allait pas gâcher cette chance. Elle sprinta vers lui alors qu’il se penchait pour ramasser son arme, et shoota de toutes ses forces dans sa gueule avant qu’il n’y parvienne. Le gangster bascula en arrière, le nez en sang, sans doute quelques dents en moins. Automne en profita pour mettre la main sur le Beretta, qu’elle pointa dans sa direction.
« NO ! NO ! NO SHOOT ! PLEASE ! I HAVE KID ! VERY YOUNG ! »
Alors, ce genre de fils de pute avait un gosse ? Ce serait sans doute lui rendre service que de le priver de la serpillière qui lui servait de père. Appuyer sur une gâchette, c’est si simple. Il suffisait juste d’une pression du bout de l’index, et pschit, envolée toute étincelle de vie. Elle l’avait déjà fait, plein de fois. Trop de fois. Elle baissa le canon, et regarda le mec dans les yeux. Des yeux embués de larmes, qui roulaient jusqu’à se mélange à l’hémoglobine qui s’échappait de ce qu’il resté de son nez pété.
« Get the fuck out. Now. You and your puny friends. I keep this. »
Il ne se fit pas prier. Il se releva, tituba, embarqua sans aucune délicatesse le premier qui continuait de gémir, le bras pendant, et aida le second à se relever avant de le traîner à sa suite. Automne lâcha un soupir et ferma les yeux. Elle avait survécu. Elle n’avait rien, ou presque. Et ce n’était pas uniquement grâce à ses talents. Des décisions heureuses, l’alcool dans le sang de ses agresseurs, et surtout une quantité phénoménale de chance. Telles étaient les trois raisons principales de la réussite. Le grognement de Nao qui se relevait difficilement la fit reprendre contact avec le monde réel. Avec l’adrénaline de la situation, elle avait totalement oublié son existence. Elle courut vers lui, s’accroupit, puis l’aida à se relever, continuant à le soutenir après ce rude effort.
« C’est bon, mon pote, ils sont partis. On a plus rien à craindre, je pense. On va rentrer à l’appart. Comment tu te sens ? »
Et nos deux larrons reprirent le chemin de leur coloc. Ce genre d’expériences, ça forge un lien, croyez-moi.