Jusque là, Saï avait été gentille. Il faut dire qu'elle n'avait guère le choix, pour le moment, que, pour elle, toute opportunité était bonne à prendre s'il s'agissait de la sortir du pétrin dans lequel le départ précipité de Toshiro l'avait plongé.
Mais elle restait une femme d'affaires, et une bonne femme d'affaires avec ça. Et lorsqu'elle sortit les griffes, peut-être par jeu, peut-être par défi, Asmodée sourit intérieurement, et son avatar du jour ne put s'empêcher d'esquisser un trait malicieux. Ah ! La voilà, la Saï ambitieuse et déterminée qu'il était venu chercher ! Il commençait à se demander si cette trahison n'avait pas brutalement dilué son potentiel dans une mare de doute et de chagrin, mais non, elle était bien là, dissimulée derrière les traits et mimiques de l'idole, de la star nationale n'attendant que d'exploser à nouveau, d'affirmer son talent, de prouver sa valeur.
Tout ce potentiel, et l'autre débile avait préféré le laisser de côté, parce qu'il avait peur que ce puisse être la fin pour elle.
Il n'avait fait que la livrer à des forces obscures qui, elles, s'en nourriraient allègrement jusqu'à sa mort ; et encore au-delà.
Et oui, elle ne connaissait pas son nom.
"Tu m'as pourtant laissé parler."Et oui, elle pouvait être une peste insupportable si elle le voulait, ruiner ses efforts et sa vie s'il la doublait, juste en diffusant son nom. Asmodée n'en avait cure, Wakyu Kanda n'était qu'un nom d'emprunt, une enveloppe comme une autre qu'il pouvait changer d'un clignement d'yeux. Mais il avait bien conscience qu'elle pourrait tout faire capoter ; pour le moment, du moins.
"Est-ce que tu imagines que j'approcherais une petite branleuse ?"Il jouait son jeu, sur un ton mielleux. Il ne se laissa pas faire mais ne la provoqua pas plus qu'elle ne le faisait. Il donnait le change, brièvement, efficacement. Même pas peur, aurait-il pu dire.
Et le petit jeu fonctionna. Une fois qu'elle avait été rassurée quant à son caractère, l'idole avait repris les apparences précédentes et Wakyu avait fait de même.
"M'auriez-vous donné cinq minutes de votre temps si je vous avais appelé, au lieu de vous approcher avec une bière fraîche, shi ? Même dix secondes ? Non."Il secoua la tête. Elle s'attendait peut-être à ce qu'il fasse le mariole devant elle, comme Toshiro le faisait quand il appelait ses contacts et faisait comme s'il les connaissait de longue date, comme s'ils étaient des amis d'enfance, et qu'il leur soutirait des exclus et des faveurs comme s'il leur avait demandé quelques bonbons à Halloween ? Croyait-elle vraiment que ces gesticulades avaient été sincères ? Ces victoires obtenues devant elle, sourire aux lèvres, avaient été obtenues par des courbettes humiliantes et des entretiens angoissants des jours plus tôt. Après ce qu'il avait fait aujourd'hui, croyait-elle encore qu'il ait été totalement franc avec depuis le tout début ? Toshiro avait un terrible manque de confiance en lui, et par conséquent il doutait que son partenariat avec Saï puisse aller plus loin. C'est pour ça qu'il était parti. Pour ça et pour les fesses de l'autre gamine. Mais peut-être qu'Asmodée allait devoir régler ce détail et la mettre face aux faits ? Plus tard, sûrement.
Pour le moment, il avait besoin de travailler. Non pas qu'il ait besoin de réaliser le travail d'un véritable agent artistique : il avait des contacts d'une autre nature et bien plus serviles que ceux que pouvaient avoir les agents classiques. Il opérerait comme il l'avait toujours fait : séduction, collusion, contrainte.
Et pour l'instant, il baissa la tête devant Saï.
"Je vais m'atteler de ce pas à votre cas, Nakamura-shi. Je reviendrai à vous dès que j'aurai des résultats probants et nous discuterons plus concrètement à ce moment-là. Si vous pouviez me faire une simple faveur qui vous servira bien d'ici-là : ne faites pas d'histoire sur les réseaux sociaux. Je sais que vous êtes une professionnelle, mais certains viendront vous pour vous piquer ; à commencer par la nouvelle édile de Toshiro."Sur un sourire entendu, il se leva, fit une courbette soutenue et s'éclipsa.
A nouveau seule, Saï était laissée à ses pensées. Mais un sentiment de confiance semblait la porter.
Asmodée s'était assuré de l'inspirer.
* * *
Akira Taito était affalé dans son fauteuil de cuir unique, nu, devant un écran géant qui ne lui renvoyait que des parasites. Il aurait pu appeler la compagnie du câble, mais son téléphone était coupé, lui aussi, et c'était le milieu de la nuit. Il s'était réveillé en pleine crise d'angoisse. Sa peau perlait de sueurs froides et il pouvait presque sentir une présence hostile cherchant à le dévorer. Ce n'était pas la première fois. Les fois précédentes, il avait commandé des filles, entamé une boîte de pilules bleues, les avait toutes enchaînées, et la sensation de terreur s'était évanouie, comme si la bête avait été rassasiée. C'était ce qu'il essayait de reproduire, ce soir, en réalisant que le téléphone était coupé, et, comme il ne pouvait pas dormir, il avait voulu regarder la télé.
Maintenant, il savait que la bête ne se contenterait pas d'une petite sauterie.
Il avait bien essayé de se défaire de cet accord. Il avait fait le tour du monde et visité des moines bouddhistes, des imams, des prêtres exorcistes, des marabouts, et même un sorcier aborigène en Australie. Les plus aimables l'avaient renvoyé avec compassion. Les moins aimables avaient condamné son ambition imprudente.
Et maintenant, il en était réduit à attendre. Mais attendre quoi ?
"Salut, Aki-san !"Akira sursauta, un bond violent qui lui fit mal à l'atterrissage. Et devant la télé se tenait Sa silhouette, tout du moins celle qu'il connaissait.
"Wa... Wa-Wakyu-sensei...""Ah ! Pas de flatteries entre nous ! Comment ça va, Aki-san ?"Asmodée sourit et les dents blanches de son enveloppe renvoyèrent les quelques lumières de la pièce plongée dans la pénombre, lui donnant une allure d'autant plus sinistre.
Akira tremblait. Il avait toujours tremblé, face aux examens, lors des entretiens, devant ses supérieurs, toujours. Wakyu Kanda lui avait promis qu'il acquerrait confiance, pouvoir et autorité, et il l'avait exaucé. Mais il avait perdu bien plus. Et, aujourd'hui, c'était face à Lui qu'il tremblait. Il n'avait jamais eu son vrai nom, il savait juste qu'il était un oni, un esprit mauvais, ou quelque chose comme ça en tout cas. Et il en avait vraiment peur, car il avait appris ce qu'il en coûtait de le défier. Une fois, jamais plus.
"J-je vais m'habiller.""Pourquoi faire, Aki-san ? Non, non ! Reste comme ça. Je vais te requinquer, ne t'en fais pas. Après, nous parlerons de ce que tu vas faire pour moi."Akira frissonna, mais il ne bougea pas, acquiesça. Et il ne trembla bientôt plus.
Il avait oublié comme il était bon d'être sous son emprise.
* * *
Plusieurs jours avaient passé.
Toshiro et sa nouvelle égérie avaient annoncé leur nouvelle grande opération. Ils étaient promis à un bel avenir, tous les deux. Leurs apparitions étaient presque touchantes. Toshiro la regardait d'une façon qu'il avait oublié avec Saïki ces dernières années, et elle semblait parfaitement en accord avec lui. Une success story reprise par les magazines, podcasts et émissions, qui jouaient de pronostics tant sur la carrière de la petite que sur sa vie amoureuse.
Et on n'avait pas manqué de faire référence à la grande répudiée de l'affaire. Le Japon n'était pas tendre avec ses idoles.
Entretemps, le scandale Tiny Puppet avait démarré. La veille, le PDG de Red Passion avait été arrêté et de nombreux détails de l'affaire judiciaire qui démarrait avaient fuités, livrés par des concurrents bien trop heureux de ruiner sa réputation et son entreprise. Confrontée aux faits, Eiko Tashimara avait assuré qu'elle n'en avait eu aucune connaissance et s'engageait à casser son contrat si l'affaire menait à une condamnation. Mais, au petit matin, l'affaire avait explosé quand un informateur anonyme, mais ayant envoyé ses documents depuis un ordinateur de Red Passion, ce qui lui donnait beaucoup de crédibilité, avait dévoilé des échanges très compromettants et un accord, signé de la main de Tiny Puppet, qui lui offrait un parachute doré conséquent au cas où Red Passion devait être incapable d'assurer ses services envers elle.
Personne ne signait ce genre de clauses s'il n'y avait pas de raisons de croire que son partenaire avait de bons risques de s'écrouler à court terme.
Saï avait donc de quoi se passer du baume au cœur pendant qu'elle faisait son sport matinal. La rencontre avec Wakyu commençait à dater. Bientôt une semaine ouvrée, et pas de nouvelles. Elle pensait sûrement que l'homme avait fait le beau mais était reparti se terrer dans le trou d'où il était soudainement apparu.
Et puis, on sonna à sa porte.
Et devant sa porte se tenait, souriant, Wakyu Kanda, agent artistique.
Et il était accompagné d'une demie douzaine de professionnels du milieu, les bras chargés de mallettes.
Et quand ils lui firent face, ils se courbèrent tous servilement, à l'exception de Wakyu, qui se releva rapidement avec excitation.
"Nakamura-shi ! Désolé d'interrompre votre routine matinale, mais j'ai de très bonnes nouvelles pour vous !"Avoue que tu te demandais la même chose.