L'intrépide aventurière jeta un coup d'œil par dessus son épaule. 100 mètres de vide la séparait du sol pierreux d'où elle avait commencé à escalader la paroi. Un vent défavorable l'empêchait de se concentrer et elle avait consommé beaucoup plus d'énergie qu'elle n'aurait dû pour arriver si haut. L'aplomb de la paroi n'était plus qu'à quelques mètres mais il fallait surmonter ce dernier effort sur un pan incliné négatif. L'angle n'était pas si important, mais les prises rares. Gwen analysa le tracé qu'elle allait emprunter et usant de ses dernières forces, se plaqua contre la roche et se hissa plus haut. La gravité appelait son corps à abandonner, à lâcher pour tomber et mettre un terme à ce supplice. Les bras en feu, tétanisés, elle trouva une nouvelle anfractuosité pour y ancrer ses doigts. Cédant à la tentation de reposer ses membres éreintés, la jeune femme gaina ses abdominaux et se laissa pendre quelques instants, seulement accrochée d'un bras et par la force de sa volonté. Elle secoua la tête et souffla sur une mèche blonde qui lui tombait dans les yeux. Autour d'elle, le calme de la montagne régnait et seul les trilles d'oiseaux curieux brisaient le silence. Après plusieurs secondes de récupération, elle banda ses biceps et se propulsa quarante centimètres plus haut pour agripper du bout des doigts une fine rainure marquée dans la pierre. De la mousse humide la tapissait.
"Non non non ! Meeeerde!"
Malgré tout son acharnement à s'accrocher, Gwen glissa inexorablement vers son destin et quand elle céda, c'est qu'elle avait tout donné. Elle chuta sans peur, happée par le vide béant qui s'étendait sous elle. Sa ligne d'assurance fit son office et son dernier ancrage, arrimé quelques mètres plus bas lui offrit le répit d'un amorti maitrisé.
"Fais chier! J'y étais presque!"
Pendue par son baudrier, Gwen prit le temps de faire un tour d'horizon pour contempler la nature sauvage de la montagne. Elle n'était pas si loin de Seikusu mais le dépaysement était total. Une rafale de vent plus fraiche que les autres lui rappela qu'il lui fallait revenir en ville avant la tombée de la nuit. La descente ne fut pas rapide. Le matériel coutait cher et elle ne voulut rien laisser sur place. Arrivée au sol, elle se déséquipa et rangea soigneusement ses cordes, mousquetons, baudard et autres babioles d'escalade dans un sac Salomon. Son équipement de grimpe était ce qu'elle avait de plus précieux. La navette qu'elle prendrait pour rejoindre la ville ne passerait pas très loin de là que dans quarante minutes aussi s'assit-elle sur une souche pour s'hydrater et profiter de la vue.
Un écureuil curieux vint se poser à quelques mètres pour étudier cette créature bizarre. Il l'avait déjà vu plusieurs fois ici et savait qu'elle ne lui voudrait aucun mal. Au contraire, elle lui avait déjà offert des noix. Il piailla pour l'avertir de sa présence et elle se tourna vers lui. La petite bête était un mâle et s'il avait pu avoir le discernement d'un homme, alors la femelle qu'il avait devant lui lui aurait plut.
Son visage était harmonieux et fin, plutôt ovale et sans arêtes marquées. Ses grands yeux bleus-gris, dominés par des sourcils épilés, appelaient à une noyade dans la profondeur de son regard. Le nez était adorable et les lèvres formaient un audacieux contour pulpeux irrésistible. Elle portait ses cheveux blonds courts, asymétriques, mais laissait une mèche longue et dense lui couvrir une partie du visage.
La créature se leva et l'écureuil piailla à nouveau, excité à l'idée d'une gourmandise.
"Mais je n'ai rien pour toi mon beau aujourd'hui, je suis désolée."
Sa voix était claire et sonnait joyeuse. Le timbre tendait plus sur les graves que les aigus mais restait proche du médium et son débit était un peu plus rapide que la moyenne.
Elle était de taille moyenne mais sa silhouette se démarquait par sa musculature racée. Des années à pratiquer l'escalade avait rendu son corps souple, nerveux et dessiné sans être non plus trop athlétique. On voyait qu'elle était physique et ses abdominaux travaillés le prouvaient encore plus. Elle était néanmoins fine et pouvait porter une robe sans que sa musculature fasse de l'ombre à sa féminité. Un mot la définissait : harmonieuse. Et ce, malgré une poitrine qu'elle aurait préférée plus menue. Sa peau était claire et bien que souvent couverte d'éraflures ou de bleus, elle l'entretenait du mieux qu'elle pouvait pour en préserver la douceur.
La petite bête émit un sifflement déçu puis fit demi tour et disparut dans les fourrés, oubliant aussitôt la jeune fille. Celle-ci ôta ses chaussons d'escalades et passa une paire de Reebok usée après avoir enfilé un bas de survêtement et un haut à capuche quelconque. Elle entama la descente du sentier reliant la route en contrebas au site de grimpe en prenant soin de ne pas glisser sur les cailloux roulant sous ses semelles. C'était la fin de l'après midi et elle attendait depuis quinze minutes à l'arrêt de bus quand la navette arriva. Le trajet durerai une heure jusqu'à son terminus, dans la banlieue proche de Seikusu.
Gwen exhiba sa carte de transport au conducteur qui lui fit signe de s'installer derrière. Elle se posa sur la banquette du fond et après avoir glisser son sac sous son siège, rabattit sa capuche sur sa tête et replia ses jambes qu'elle enserra de ses bras contre sa poitrine. Elle détestait le retour à Seikusu, comme si elle laissait sa liberté derrière elle pour s'enfermer dans cet univers urbain qui ne lui faisait aucun cadeau. Ce trajet était toujours le meilleur moment pour broyer du noir.
Son souvenir le plus lointain la ramenait dans cette horrible chambre d'orphelinat sans âme où elle avait grandi et été éduquée. Elle avait été retrouvée, seulement âgée de quelques jours, dans un couffin déposé sur les marches de la mairie d'une petite ville abritant une base de l'armée américaine au nord de Seikusu. A ses pieds, une feuille de papier où était écrit "Gwen". Les autorités japonaises s'étaient tournées vers le commandant de la base qui avait argué que rien ne prouvait que le bébé soit américain. Le consulat US avait été saisi de l'affaire, le dossier avait trainé et finalement, Gwen n'avait jamais quitté l'orphelinat dans lequel elle avait été placée de manière provisoire. Depuis, la base avait fermé et le consulat l'avait oublié. Elle était donc japonaise et n'avait d'étranger que son physique occidental et ce prénom qui sonnait curieusement pour les japonais. Son nom serait Kaneko, qui signifie fille chanceuse. Chanceuse de quoi?
Son enfance avait été difficile, les orphelins nippons lui menant la vie dure, à elle, si différente d'eux. Elle avait apprit à se défendre au cours de son enfance, et rendait chaque coup reçu. L'encadrement de l'orphelinat ne savait plus comment la punir après ses incessantes bagarres. Elle cassait des nez et pochait des yeux dès qu'on la provoquait. A douze ans, le directeur de l'établissement l'inscrit à un dojo de karaté dans le cadre d'activités périscolaires et pensant surtout que la discipline imposée par les maitres la canaliserait. Après deux ans, il apparut qu'il s'était trompé. Rien n'effaçait la violence de cette enfance perdue et à l'orphelinat, les enfants la craignait désormais, elle frappait fort. La solution vint par hasard alors que sa classe se rendit en semaine verte à la montagne. Un jeune animateur d'escalade nommé Kaito la provoqua gentiment en pariant un bonbon qu'elle n'arriverait pas à escalader une petite paroi sur laquelle ils travaillaient. Gwen fut piquée au vif et s'essaya à relever le défi. Ainsi, pendant une semaine, elle ne se fit violence qu'à elle-même, obnubilée par la réussite de ce challenge. Elle découvrit la dureté de la pierre et le coupant des arêtes rocheuses. Elle terminait ses journées lessivées et n'accepta pas d'autres activités que celle-ci. Personne ne s'y opposa vraiment. Le dernier jour, encouragée par Kaito qui l'assurait, elle parvint en haut de la paroi, qui ne faisait que 7 mètres mais lui paraissait aussi haute qu'une montagne. Ce jour-là, les personnels de l'orphelinat l'accompagnant découvrirent qu'elle pouvait sourire. Néanmoins, la colonie se terminait et il fallait retourner dans l'établissement gris et triste qui était sa maison. Elle garda contact avec Kaito, lui écrivant des lettres auxquelles il répondait toujours. Elle l'appelait Ani - grand frère - et elle lui racontait combien elle voulait revenir l'impressionner.
Le directeur de l'orphelinat, un homme gentil malgré ses airs peu commodes, avait compris l'intérêt que Gwen montrait pour l'escalade, et au grand bonheur de l'adolescente, l'inscrit à un club local où bien qu'il n'y ait pas de parois naturels, les grimpeurs en herbe s'entrainaient sur des murs de grimpe. Avec le temps, Gwen les passa tous avec succès, opposant sa volonté de fer au défi physique et mental de l'épreuve. A seize ans, elle remportait déjà de nombreux championnats juniors régionaux. Kaito venait la voir souvent. Parallèlement à ses activités sportives, elle suivait sa scolarité à l'orphelinat et passa ses brevets généraux avec brio puisque de sa réussite scolaire dépendait ses autorisation de sortie au club d'escalade. A 17 ans, elle ramenait chaque mois un trophée qu'elle exhibait très fièrement et décrocha son diplôme de fin d'année avec mention.
Et puis soudainement, tout changea. Elle était majeure et il lui fallut quitter "sa maison" et la sécurité qu'elle lui procurait malgré tout. Le programme d'insertion local lui proposait bien un cursus de formation professionnel qui la rebuta et elle prit la décision de se débrouiller par elle-même. Elle partit en bus cette petite ville qu'elle n'avait quittée que pour ses compétitions et rejoignit Kaito dans sa colonie des montagnes. La direction, suppliée par Kaito, accepta de lui offrir un emploi chichement rémunéré. Elle s'occupait de tout l'entretien courant principalement, aidait ça et là, et s'épuisait aux tâches de basse besogne. Mais quand elle était libre, elle pouvait s'adonner à sa passion et s'entrainait dur sous les conseils de son "grand frère". Elle atteint très vite un niveau remarquable et quand elle ne travaillait ou n'escaladait pas, elle courait ou nageait dans les installations du centre.
Cette vie simple lui suffisait, à elle qui n'avait rien connu d'autre mais ne dura que deux ans.
Un jour, alors qu'elle sortait des cuisines qu'elle venait d'astiquer, une ambulance et des véhicules de secours firent irruption dans l'enceinte du centre. On lui apprit que Kaito était tombé d'une paroi difficile sur laquelle il s'exerçait sans jamais l'avoir vaincue. Il avait survécu mais ...
Kaito fut emmené à l'hôpital des grands brisés de Seikusu. Son contrat saisonnier avec la colonie fut rompu presque aussitôt et quand après de longs mois, il sortit de l'hospice en fauteuil roulant, Gwen l'attendait, toute sa vie dans un petit sac à dos, et vingt kilos de matériel d'escalade volé au centre dans un autre. Ils s'installèrent tous les deux dans cette fourmilière urbaine, dans un appartement deux pièces dans un quartier populaire assez loin du centre ville. Le loyer était malgré tout exorbitant et Gwen prit tous les boulots qui se présentaient. En journée, elle officiait au service dans un fast food du centre. Le soir elle alternait en fonction des besoins entre serveuse dans un club karaoké géant réputé ou comme surveillante de piscine dans un complexe nautique ouvert tard la nuit. C'est d'ailleurs la seule formation professionnelle qu'elle avait en poche, payée par la colonie alors qu'ils manquaient de personnels. Elle tenta bien de décrocher des postes de monitrice d'escalade en centres de loisirs mais malgré son niveau, elle restait où trop jeune, où pas qualifiée où même, pas assez japonaise.
Kaito lui intima plusieurs fois de l'abandonner pour qu'elle puisse vivre sa vie mais à chaque fois, ça se terminait en engueulade mémorable et au final, ils pleuraient dans les bras l'un de l'autre.
La situation financière était dure mais ils vivaient malgré tout. Le mental de Gwen ne lui faisait rien lâcher d'autant plus que les frais médicaux de Kaito restaient élevés. Elle ne s'autorisait que le dimanche après midi à quitter Seikusu et Kaito pour aller combattre cette maudite paroi qui avait volé la vie de son grand frère. Et à chaque fois, comme aujourd'hui, elle échouait. Et à chaque fois, ce n'était que partie remise.
La donne changea un soir alors qu'elle rentrait à pied d'un service de nuit. Elle traversait un quartier huppé. Elle avait désespérément besoin d'argent. Les factures s'accumulaient et l'hôpital relançait sans cesse les impayés des soins réguliers de Kaito. Une fenêtre ouverte au dernier étage d'une propriété assez vaste attira son attention. Et si ...
La jeune femme rabattit la capuche de son sweat sombre et le cœur battant la chamade passa facilement l'enceinte bétonnée. Elle traversa le jardin et une fois au pied du mur de la demeure, l'escalada avec une facilité déconcertante. La chambre était sombre, un couple dormait. Sans bruit, Gwen se saisit d'un sac à main et d'une boite sur une commode. La montre de l'homme sur son chevet y passa aussi et un instant plus tard, Gwen courait dans la rue comme si le diable était à ses trousses. Honteuse, elle rejoignit son appartement et n'en dit rien à Kaito.
Les jours suivants, elle vécut l'angoisse de s'attendre à ce que la police vienne sonner à sa porte mais rien n'arriva. Les mauvaises fréquentations du quartier l'arnaquèrent sur le prix de la montre de luxe et des quelques bijoux qu'elle avait volé mais en plus des liquidités trouvées dans le sac, les factures purent être payées et leur confort, amélioré. Kaito demanda bien où elle avait trouvé l'argent nécessaire mais elle coupa net la discussion, lui intimant de s'occuper de ses affaires.
Les mois suivants, elle recommença plusieurs fois ses incursions nocturnes illégales dans des demeures repérées à l'avance, à chaque fois dans des quartiers différents et en prenant un minimum de risques. Elle ne prenait aucun plaisir à le faire. La nécessité guidait ses actes et personne d'autre qu'elle ne l'aiderait.
Le bus s'arrêta et le chauffeur annonça le terminus. Gwen descendit et soupira. Autour d'elle, Seikusu faisait loi. Dans sept jours, elle pourrait faire le trajet en sens inverse et revivre.
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