Un détail, rien qu'un détail, et elle me déstabilise. Moi ! Mais il suffit d'un haussement de sourcil pour que je me sente mal à l'aise. C'est sûr que je dois faire piètre figure face à sa perfection absolue, sans la moindre erreur, sans le moindre détail au fil du temps. Tiens, le temps, justement. Depuis combien de temps la connais-je, ou plutôt l'ai-je vue pour la première fois, pour courir après elle comme une jeune écervelée ? N'ai-je pas été confrontée à des proies qui n'ont pas été comme je les croyais, que ce soient de piètres amants, que ce soient des donneurs de nectar sans saveur, que ce soient aussi des victimes qui se rebellaient ? J'ai pourtant été déjà surprise par deux femmes, l'une qui était une redoutable lutteuse, l'autre qui cachait un piètre niveau derrière une apparence irréprochable. Et elle, encore plus parfaite, que cache-t-elle ? *Fuis, Lana, fais demi-tour, sauve toi avant de succomber.*
« Je vous attendais. Venez donc avec moi. » Il est trop tard ! J'ai déjà succombé, je lui adresse un « Merci » très posé, frissonnant quand je sens sa main entourer la mienne. Elle avait déjà frôlé ma peau, pas par inadvertance je pense, et m'en avait procuré un délicieux trouble. J'entre à sa suite, ou plutôt avec elle, subjuguée. Le mot n'est pas trop fort, car cet aveuglement renvoie au diable tout le reste, Mario qui fantasmera dans le lit conjugal sur la nuit torride de deux femmes, les vieux décatis qui se tripoteront dans les chambres voisines en imaginant le même tableau. Quoique, eux, je ne dois pas vraiment les oublier ; je suis dans un tel état de perturbation, que je ne sais pas encore si je suis dans l'ascenseur avec ma proie de la nuit.
Je n'ose pas parler, lorsque les portes nous enferment. Je baisse les yeux, ce n'est pas moi. Alors qu’elle, si froide et distante, tient ma main avec une douceur qui contraste. Pourquoi m’a-t-elle dit qu’elle m’attendait ? *Tu tombes dans le piège, Lana. Sors-en avant qu’il ne soit trop tard !* Je m’accroche presque à sa main, je dois lui paraître ridicule, mais rien qu’une simple caresse de sa part sur ma main me fait fondre. *Où est la Lana fière, qui avançait vers le piano, sure d’elle ?* Justement, ce piano, ces morceaux qu’elle a joués à la perfection. Et ce morceau que je lui ai dédiée, à elle, rien qu’à elle ? L’a-t-elle compris ? Je relève la tête, croise son regard, ses yeux de braise, ses yeux qui transpercent, ses yeux qui mettent l’âme à nu, mon âme où se bousculent désarroi et attirance.
« J’aime la délicatesse de vos mains, elles créent de si magnifiques morceaux de musique, si pleins d’émotions, si touchant que je serai incapable d’en faire autant. Ah, mais vous vous êtes mise dans un tel état, cela gâche presque la magie. »
Je devrais être aux anges qu’elle ait ainsi aimé mon jeu, mais je la déteste, oui je la déteste, pour ce sourire moqueur, j’en suis sure. J’ai couru vers elle à en perdre la respiration, à en perdre l’élégante mise qui était la mienne, et elle n’y voit que l’apparence, non les raisons de mon empressement !
Oui, je le sais, je n’atteindrai jamais sa froide perfection, ni sur les touches d’un piano, ni dans cette robe élégantissime idéalement faite pour elle. Mais, de là à me traiter de souillon… Je regarde les boutons de l’ascenseur, envie de tous les presser pour m’arrêter au premier atteint, et ne pas subir de nouvelle vexation.
Madame ne me trouve pas à son goût, eh bien je la laisse. Elle trouvera surement mieux parmi tous les vieux croutons qui lui faisaient le cour. Pitoyables ils étaient, presque à se prosterner devant elle. Elle n’aura qu’à en amener un dans sa chambre ; même s’il n’accourt pas comme moi, il sera propret sur lui, et s’endormira bien vite.
Elle a compris, elle lâche ma main. Mais je n’ai pas le temps d’atteindre la platine de boutons, que sa main vient frôler ma jupe, certainement pas un hasard. Je me raidis aussitôt, ne comprenant pas la soudaineté du geste.
Elle sait être aussi cassante en paroles, que subtile en gestes. C’est à peine si elle me frôle que le miroir me renvoie l’image d’une jupe parfaitement ordonnée, d’un haut parfaitement ajusté. Elle m’effleure, je devine sa main plus que je ne la sens, mais, ce que je sens, ce sont les violents pics qui m’ont traversée, l’un quand sa main était si près de ma cuisse, l’autre quand sa main était si près de mes seins. *Lana, concentre-toi ! Tu as besoin de son sang, cette nuit.*
Je la regarde, incapable du moindre mot, tandis que ses mains effleurent presque mon visage, que son doigt s’enroule dans l’une de mes boucles. J’ai l’impression de planer haut, très haut, trop haut ; la chute va être brutale, si l’ascenseur monte trop haut.
« Eh bien, et si vous m’expliquiez quel est ce rêve dont vous m’avez parlé ? Nous n’avons plus beaucoup de temps avant d’arriver à destination. »
J’avais bien dit que la chute pouvait être terrible, et je redescends brutalement sur terre. J’ai pourtant toujours été très terre à terre, matérialiste même si j’aimais la folie bohème de Stevan. Mais, après que j’aie causé sa mort, après que j’aie découvert mon affection, le rêve s’est enfui, la réalité s’est imposée.
Et là, elle me parle de rêve !
« Mon rêve, c’est que… que vous êtes irréelle. »
Je continue dans les banalités, mais c’est trop tard.
« En fait, vous êtes, comment dire, parfaite. Oui, parfaite, voilà. Vous arrivez, vous buvez, vous vous déplacez, vous jouez, tout le monde vous regarde. Et moi aussi ! Vos deux morceaux étaient juste parfaits. »
Je marque une pause, reprenant mon souffle, essayant de me maîtriser.
« J’ai dit rêve parce que… parce que vous êtes inatteignable, voilà. »
Je quitte ses yeux, un instant, pour nous voir toutes deux dans le miroir.
« Et puis, j’arrive en catastrophe, sans élégance, et, de quelques gestes, vous me redonnez ce… cet éclat ».
J’ai peur que l’ascenseur ouvre la porte de destination sans prévenir, où qu’un intrus débarque sans y avoir été invité.
« Oui, voilà, vous êtes irréelle, comme un rêve qui restera un rêve ».