Le shooting du jour fut à la fois original et plaisant. J'avais pu découvrir un autre des fantasmes communs chez les japonais, à savoir les succubes, démones et consorts. Si ces créatures à la fois diaboliques et féminines en faisaient rêver plus d'un, elles étaient aussi l'incarnation même de la cruauté, de la fourberie et des maléfices. Pour moi, elles n'étaient que d'autres créatures mythiques que je ne rencontrerai jamais et que je me permettais donc de parodier à loisir, que ce soit dans mes écrits ou pour mon travail. Aujourd'hui, la boîte m'avait fait essayer une collection plus provocante qu'érotique ; même en intérieur, je sentais l'air me titiller à tous les endroits possibles et imaginables. Je restais néanmoins professionnel, m'entichant de mon sourire le plus porteur de sous-entendus pour la caméra. Je prenais la pose en étant quasiment dénudée, ne portant qu'une culotte dentelée qui s'apparentait davantage à un string (aussi bien devant que derrière, d'ailleurs. Deux ficelles, quoi) ainsi qu'un pseudo soutien-gorge plus semblable à une brassière déchirée et pauvre en tissu. Pour l'occasion, j'avais même eu droit à quelques accessoires supplémentaires, à savoir une paire de fausses canines, des lentilles de contact qui imitaient les motifs oculaires reptiliens ainsi qu'un fouet de cuir noir dont le mordant serait à tester sur le derrière de mon photographe aux yeux baladeurs.
Bref. Ma matinée ne fut pas si chargée, si bien que je fus en mesure de quitter le travail avant la pause déjeuner habituelle. Et quelle ne fut pas ma surprise quand je rencontrai le chemin de ce bon vieil Ishiro, un type de la trentaine qui était davantage chargé de l'administratif que du concret. Ce dernier ne pouvait s'empêcher de m'offrir tout un tas de babioles à chaque fois, sans que je ne sache où est-ce qu'il les dénichait. Par exemple, il y a trois jours, il a réussi à me trouver tout un tas de cosplays douteux dans le style sci-fi sans que je ne lui demande quoi que ce soit. Il m'avait laissée en choisir un parmi tous en échangeant d'un simple dîner avec lui ; deal. Je m'étais alors contentée de l'écouter parler pendant deux heures, autour d'une assiette pavée de sushis, tout en me refaisant les ongles. Mais cette fois-ci, je n'eus droit à aucune demande de sa part. Cet idiot m'offrit une simple enveloppe non-timbrée qu'il me recommanda d'ouvrir une fois rentrée chez moi. Euh, ok. Là, je suis totalement sur le cul. Je ne sais pas à quoi m'attendre. Pourtant, j'aimais bien profiter de sa faiblesse, c'est d'ailleurs pour cela que je lui offris mon sourire le plus radieux (et donc hypocrite) accompagné d'un regard sulfureux dont les interprétations pouvaient être multiples.
– À demain, Ishi-chou.
C'est avec ce genre de messages dissimulés et de méta-communication que j'espérais obtenir davantage de présents de sa part. Qu'il se ruine ? Je n'en avais rien à faire, il n'avait qu'à pas tomber sous mon charme, cet abruti. Je comptais même l'y encourager. En partant pour les vestiaires, je roulai expressément des fesses et fis claquer mes talons sur le parquet massif. Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir qu'il me regardait, c'était évident. Bref. Une fois dans lesdits vestiaires, je rangeai l'ensemble du jour dans un petit sac (avantage du métier : on m'offre toujours un exemple de ce dont je fais la promotion) et adoptai pour des dessous plus communs mais pas moins évocateurs. Rouges et quasiment transparents, ils ne me couvraient réellement qu'aux emplacements où la dentelle mordait ma peau laiteuse, soit aux extrémités qui n'étaient pas à cacher. J'enfermai ensuite mes longues jambes dans un jean noir qui moulait parfaitement mes fesses, enfilai un débardeur blanc assez classique que je recouvrai ensuite de veste en cuir noir, et chaussai mes délicats petits pieds avec ma paire favorite de stilettos. Une fois que mon sac fut correctement placé sur mon épaule, je m'en allai simplement en ne laissant rien derrière fois, pas même la lettre suspecte que je gardai sous le bras.
Quelques dizaines de minutes plus tard, j'arrivai enfin chez moi. Je poussai les grandes portes de mon loft, les refermai bien évidemment derrière moi et tapai dans mes mains pour allumer les lumières. Toujours aussi grand, aéré et illuminé, mon pseudo appartement était un lieu de rêve dans lequel j'aimais passer la plupart de mon temps, que ce soit seule ou avec quelqu'un pour me tenir compagnie. Aujourd'hui, je n'avais personne, pas la moindre compagnie pour me distraire de mes propres pensées vagabondes. J'en revins alors à penser au présent d'Ishiro que je me décidai finalement d'ouvrir. Un petit mot glissa en dehors de l'enveloppe, ainsi qu'une sorte de parchemin, de papyrus ou de je ne sais quoi. Bref, quelque chose d'un historien connaîtrait sans doute mieux que moi.
– Il m'a pris pour une archéologue, ou comment ça s'passe ? Je m'en vais lui excaver le fondement, moi, si c'est son souhait, lâchai-je en français, par manque de vocabulaire en japonais.
Je daignai finalement lire son petit mot avant de me focaliser sur la formule étrange. Il disait : Comme tu l'as maintenant vu, la collection actuelle est un peu... fantastique. J'ai donc décidé de t'offrir cette petite décoration un peu étrange. Je te passe les détails sur le "comment" de son obtention, mais apparemment, ça servirait à invoquer des yokais, des onis ou je ne sais plus quoi. Bref ! Des démons ! J'ai décidé que ce serait un super cadeau pour ma démone en lingerie fine <3 Ishiro
Berk. T'es lourd, mec. D'où t'as pensé que j'étais à toi ? C'est moi qui te tiens en laisse, actuellement. M'enfin. Je soupirai et me posai au fond d'un grand fauteuil noir avant de jeter nonchalamment le mot d'Ishiro vers l'arrière, estimant approximativement l'emplacement de ma poubelle. Je me saisis alors de l'étrange parchemin usé aux reflets cendrés et à l'aspect mystique. Il dégageait une véritable aura que je ne saurais décrire, à moins qu'il s'agissait en fait de mon désir de croire à ce genre d'histoires. Mais... Attendez un peu. Si c'est un truc pour invoquer des démons, y'avait pas des instructions quelque part ? Je sais pas, j'en voyais pas. Je me relevai donc en grognant avant de récupérer le mot d'Ishiro (qui était tombé à côté de la poubelle, non pas dedans, d'ailleurs) et de le retourner. Ce boulet m'avait laissé les instructions du pseudo "vendeur" à qui il avait acheté sa camelote. Je n'avais jamais été aussi sceptique de ma vie. Et pourtant...
– Et puis merde, hein.
Personne ne me regardait (j'étais chez moi, après tout) et je voulais y croire, alors pourquoi ne pas tenter ? "Juste pour le fun", hein. Je posai donc la formule sur une table basse en verre et suivis les instructions à la lettre, bien que j'avais probablement légèrement merdé sur les détails de telle ou telle étape. Mais bon ! Le gros de l'invocation semblait à priori réussi. Résultat... Rien. Ou peut-être que j'étais simplement trop impatiente. En tout cas, aucun phénomène étrange ne se produisit durant les premières secondes. Déçue, je ne pus m'empêcher de jurer.
– Enfoiré de vieux con. Ça marche pas ton tru- avant de me faire interrompre.
Sorties de nulle part, de massives volutes de fumée noire m'englobèrent, me faisant régulièrement tousser et cligner des yeux. Un instant, j'avais crû que le bidule était en train de prendre feu ou quoi, mais non. C'était bien trop opaque et étouffant pour n'être que ça. Et puis comment est-ce qu'un parchemin pouvait s'auto-immoler, d'abord ? C'est pas cohérent. Bref. Il faisait également de plus en plus chaud. Je commençai tout juste à suffoquer et cherchai de l'air, jetant ma veste au loin et tirant frénétiquement sur le décolleté de mon débardeur pour m'asperger d'air. Enfin, une voix profonde fit écho dans tout mon loft. Je relevai les yeux et pus distinguer avec difficulté une silhouette surplombée de flammes s'agitant et volant comme des cheveux au vent. À partir de ce moment, la fumée commença à s'éparpiller puis à se dissiper. Génial ! Je vais enfin pouvoir y voir quelque chose.
Quelques secondes plus tard, ce qui était apparu du néant se dressait finalement devant moi. C'était une femme. Non, faux. Les simples femmes n'ont pas la peau rouge, n'ont pas de flammes à la place des cheveux, ne parviennent pas à faire bouger un membre supplémentaire en la présence d'une queue et n'ont certainement pas la peau aussi rouge. Et en général, même si je finis par déshabiller qui que ce soit qui entrait ici, personne ne commençait par être aussi peu couvert. Mais finalement, ce fut dans les yeux de la bête que je me perdis. Plus lumineux et mystiques que les miens, c'est comme s'ils m'absorbaient. Les frissons qui me parcouraient s'étaient aussitôt changés en picotements, comme si de petites flammes prenaient naissance sur mon corps. J'étais littéralement fascinée, mais jamais assez pour me taire.
– Je te demanderais bien comment t'as réalisé ton cosplay et comment t'es sortie de nulle part, mais je suis même pas en mesure d'affirmer que je rêve pas, là. Suite à quoi, j'hésitais. Pour une fois, j'avais l'impression qu'ouvrir ma gueule n'était pas la meilleure des idées. Mais vous le savez bien, j'ai un caractère de cochon. Mais tu sais, c'est pas parce que t'es à moitié à poil que t'as le droit de rentrer chez les gens comme ça, même si techniquement, c'est moi qui t'ai faite rentrer, nan ? M'enfin. Tu vas me voler mon âme ou je peux me retenir de crier comme une princesse pour le moment ?