J’aime bien Nexus, ce n’est pas la plus belle ville de Terra mais elle conserve tout de même une certaine majesté dans ses sphères les plus huppées. Personne n’y vit trop mal, sauf les individus situés les plus bas sur l’échelle sociale. Nexus place l’argent avant la vertu dans l’établissement de l’échelle sociale. Les plus riches, même s’ils ne sont pas particulièrement bienveillants, trouvent toujours un moyen de s’afficher en public sans subir l’opprobre liée à leurs commerces. Tous les systèmes ont leurs défauts. Même celui qui comprend la solitude, on s’en lasse rapidement, moi en tout cas je m’en lasse.
Mon travail m’oblige à m’éloigner de la civilisation, souvent pour une durée indéterminée. Je suis toujours heureuse de rentrer à l’un de mes chez moi après plusieurs semaines, voir mois, loin du confort douillet de mes petites boutiques. Je n’ai pas une grande fortune, juste assez pour me garantir une place avec une tache de soleil dans la jungle de Nexus. Ma profession n’assure ni une longue espérance de vie, ni la richesse et la gloire. Elle a toutefois l’avantage de me permettre de fricoter avec tous les milieux sans donner beaucoup de raisons. Je peux passer des bas fonds de la dernière cité du côté de St Pouilleux les Trous, et rencontrer ensuite une reine technocrate tekhane s’habillant avec le PIB annuel d’une région. Tout le monde veut ce que personne ne connait, parce que c’est forcément ce qu’il existe de plus intéressant. Parfois, la puissance importe peu. J’ai risqué la peau de mes fesses et de tout le reste pour trois pages bouffées par le moisi et puant l’urine. Pourtant j’en tire des mois de salaire si je trouve le bon acheteur. Tout est question de réseau et de chance, et le meilleur moyen de lier l’un et l’autre de façon à ce qu’ils dévoilent leur plein potentiel est encore la tournée des échoppes de boisson. Les gens discutent aussi bien dans les salons de thé que les tavernes d’alcool de bois. Une oreille avertie traînant çà et là y trouve son comptant de ragots prometteurs. La plupart ne mènent à rien, mais le peu qui se révèle intéressant vaut son pesant d’or.
Moi je viens de rentrer de mission, éreintée. L’aventure ne préserve pas des maux physiques du monde mortel. Je me demande ce que c’est d’être un dieu des fois. Jamais malade, jamais mal quelque part sans que ce soit pour une grande peinture théologique. Franchement, les petites divinités doivent avoir une vie de pachas. Tout le monde se fout de leur existence à part leur poignée d’adorateurs, et personne ne s’intéresse à leur causer des ennuis. Je devrais essayer d’en becter une pour lui chiper sa place, les papattes en éventail.
Rêveuse, je me laisse aller dans un gros tas de coussins amoncelé au fil des ans. Nexus profite d’un commerce médiéval. Les tissus et les colorants y sont encore aussi prisés que la drogue et le sexe. Trouver des coussins moelleux et délicats revient à chercher de l’eau dans une citerne pleine. Il y en a partout. Et moi je me vautre dedans en ronronnant de plaisir après une bonne douche bien chaude. Mon pelage fume encore. Mon joli postérieur arrondit fait cerise sur le gâteau. Le temps est clément à Nexus en ce moment, je ne mets presque jamais de vêtements chez moi.
Après un petit moment de détente apathique je me décide tout de même à accomplir ma première obligation de commerçante : maintenir le stock. Mentalement je me passe les derniers articles vendus à l’esprit. Je dresse ainsi la liste à peu près complète de ce qui doit se trouver dans ma boutique, dans mon entrepôt, et dans ma poche. J’ai encore de quoi tenir tranquille deux années. Mais c’est en comptant mes économies et sans réfréner mon train de vie. Je préfère avoir de quoi pour cinq ans, un mauvais coup ça peut vous détruire une fortune aussi facilement que le fléau bat un épi. Je repartirais au travail dans moins d’un mois. Si possible il me faudrait une mission bêton. Un acheteur tout trouvé qui m’emploie pour aller lui dégotter un bidule perdu dans le trou du cul d’une bestiole dégueulasse et acrimonieuse. Bien entendu. Sinon ce ne serait pas amusant.
Il va falloir que je sorte. Les gens qui viennent vous chercher, plein d’argent et d’envie de le dépenser en vous suppliant de faire votre travail, ça n’existe pas. Soit ils décident de vous convoquer, de gré ou de force, soit c’est à vous d’aller les chercher directement dans leurs antres. Pour le moment je ne vois personne à l’horizon de mes contacts qui ait réellement besoin de mes services au point que je puisse lui faire cracher une somme importante. L’exploration des tavernes est requise. Mais plus tard…
Il est quatre heures de l’après-midi maintenant. Je suis sortit après avoir longuement délibéré avec moi-même. Il s’avère que j’avais de bons arguments, ce qui m’a fait gagner et perdre à la fois. Au lieu de me complaire dans la mollesse et les activités lénifiantes de mon terrier, j’ai bougé mes fesses. Je me suis vêtue une sorte de simili pagne. Autour de la taille me passe une corde de cuir et de soie mêlés. Elle est joliment torsadée, je l’aime bien. C’est elle qui enfile les petits anneaux argentés de mon bas, un ensemble de deux pièces de tissus rectangulaires descendant jusqu’à mes genoux. Les deux pièces d’étoffe sont indépendantes en temps normal, mais des orifices discrets permettent de les lier sur une dizaine de centimètres depuis leur sommet. On dirait des lacets de corsage rustique, cela me laisse la liberté d’une robe ample et fendue sur le côté à mi cuisse, et en même temps j’aime le côté un peu sauvage. Le rouge profond fait penser à la toile du fanion d’une quelconque maison fière et belliqueuse. Les bordures cousues de fils noirs abondent en ce sens. Pour le haut, j’ai décidé de prendre quelque chose d’un peu festif, j’ai suffisamment léché la mousse trente coudées sous terre pour apprécier de faire du bruit en public. C’est un petit top en tissu amidonné, rigide pour bien me tenir la poitrine, mais doublé d’un peu de velours à l’intérieur afin de ne pas accrocher ma fourrure. Il s’arrête juste au dessus du nombril et ne couvre pas les bras, s’arrêtant à la moitié du biceps. De petits trous cerclés d’argent sur tout le pourtour de la partie inférieure permettent d’y accrocher des breloques. Mes babioles à moi sont de petits bouts de métaux rutilants, des cailloux chatoyants et des perles coruscantes. J’ai aussi passé un collier en maillons de chaîne tarabiscotés. Chaque maillon est en fait un ensemble de trois boucles de métal formant une illusion d’optique. Elles ne commencent ni ne finissent nulle part. Les rainures du cuivre qui les composent capturent la lumière. Enfin, pour mes pattes, j’ai enfilé une de mes paires de grolles préférées. Les coussinets son apparents, l’inverse rend la marche affreusement désagréable. Ce sont de longues chaussettes de cuir souple qui me remontent jusque sur le genou. Elles me couvrent le dessus des pattes et le talon, puisqu’il ne touche pas le sol ce n’est pas grave. Elles ressemblent à la version terranide de ces grandes bottes que portent les humaines lorsqu’elles partent à l’«aventure» à la campagne. Ou aussi à celles des chasseresses qui vivent de leurs prises dans les forêts. En somme, j’ai de quoi faire baver, et je suis fière de mon allure, heureuse de m’amuser un peu en ville pour quelques jours.
Je suis donc sortie maintenant. Dans la rue le soleil de quatre heures m’accueille. Il me reste encore facilement deux heures avant que la clarté ne décroisse, et une de plus avant qu’elle ne chute véritablement. Je peux donc m’adonner à une bonne partie de pêche aux infos comme j’ai l’habitude de m’y prendre. En premier lieu, un peu de parfum. Je connais une boutique qui fait des substances odorantes suffisamment délicates pour ne pas agresser mon flair. M’y rendre ne me prends guère qu’une vingtaine de minutes, et j’en ressors entourée d’effluves de cannelle et de gingembre, un brin laurier frais composant le fond olfactif. C’est un mélange de magie et de chimie, je sais que je ne serais pas la seule à le sentir, mais il restera acceptable pour mes sinus autrement plus sensibles que ceux du commun.
Guillerette, je m’en retourne à mes affaires moins frivoles. Il me faut encore une demi-heure de tours et de détours pour me rapprocher du quartier où je compte commencer ma quête. J’ai quitté ma maison depuis une heure déjà. Ma marche n’a emprunté que des avenues et des rues suffisamment larges pour que les charrettes s’y engagent et que la populace y forme une petite foule.
Les coins que je cherche à investir se trouvent loin du brillant de la civilisation. Il faut s’engager dans le réseau de petites venelles. Les maisons qui s’élèvent ici, étages empilés les uns sur les autres, ressemblent à des plantes s’étouffant mutuellement dans leur recherche de la lumière. La population y est nombreuse mais affreusement pauvre, ou bien marqué du sceau de l’infamie. Je vivais quelque part dans l’une de ces auges dans ma jeunesse, maintenant je ne m’y rends plus que pour le travail, et jamais là où je vivais avant. Je change donc de direction et m’enfonce entre les hauts murs. Les premières maisons sont bien entretenues, puis, après une dizaine de mètres, tout se dégrade. Ce n’est pas grave j’ai l’habitude.
Cependant il est une chose dont j’ai moins l’habitude : deux mecs à l’aspect patibulaire se plaçant épaule contre épaule au débouché de ma ruelle. Bon, je peux jouer de ma taille pour chercher à les enfoncer de l’épaule. Les rixes sont fréquentes dans les bas-fonds, la garde n’interviendrait pas même si je les égorgeais à vingt pas de la rue bondée dans mon dos. Elle n’interviendra pas non plus si eux m’égorgent. Une raison suffisante pour que je tente de rebrousser chemin. Je passerais ailleurs. Raté, deux autres gars m’attendent à l’autre bout. Je suis faite comme un rat, et je risque d’en voir de toutes les couleurs si je me transforme pour les massacrer. Il y aurait forcément du dommage collatéral. Mais je n’ai pas le temps d’y penser. Des mains puissantes m’empoignent en me faisant sursauter. Mon casque de musique tressaute sur ma tête, se dégageant un peu ce qui permet à la voix de l’homme de me parvenir. Je peux sentir une trace chaude suivant l’arrondit de mon oreille, une trace humide tandis qu’il lèche ma fourrure. Un petit frisson naît entre deux vertèbres, et se diffuse quand il me prévient qu’il va y avoir une vengeance. Je n’ai pas vraiment envie de finir en rondelles, mais en même temps je doute que ce soit l’idée. Les deux d’en face se rapprochent. A travers mon air perdu et un peu hagard je les observe, bien taqués, j’espère qu’ils ne vont pas trop me passer à tabac avant sinon je leur dirais d’aller se faire foutre chez la mort. Comme dans un réflexe de peur, je plaque mon corps contre celui de mon agresseur, ma fourrure se hérissant très légèrement dans le sillage d’une onde de tentation qui combat la turbine de mes méninges pour chercher en quoi un démon a affaires avec moi. Je ne parviens pas à mettre le doigt dessus, mais je me rappelle vaguement que j’ai vendu une babiole en assurant qu’elle provenait d’un lieu de culte démoniaque. He oh ! J’ai dit provenant d’un lieu de culte démoniaque. J’ai peut être bien appuyé dessus mais je lui ai pas vendu la clef des enfers. Pas ma faute s’il est con. En tout cas me voila attrapée pour les dieux savent quelles sévisses. Et ce avec vue sur les passants au débouché de la ruelle, quinzaines mètres plus loin. Je me demande comment ils ont prévu que ça se déroule, mais mon corps n’est pas contre une détente de type élargissement interne pendant quelques heures, alors je me débats de façon frénétique et avec des grognements rageurs, pour la forme, mais sans force.