«
C’est fini, Madame Taylor. »
La voix rauque de son geôlier fait grimacer la veuve. Elle s’était fait alpaguée, deux semaines auparavant, par un groupe d’hommes masqués. Au fil des jours, la brunette avait appris qui étaient ces hommes. Il s’agissait d’une organisation secrète, rivale de celle pour laquelle elle avait travaillé. Pendant ces deux semaines, elle n’avait cessé d’être interrogée. Ces hommes n’hésitaient pas à la frapper et à la malmener de façon plus intime pour qu’elle coopère. Mais pas un mot n’avait franchi la barrière de ses lèvres. Catalina était redevable à ses anciens patrons. Grâce à eux, elle pouvait mener la vie qu’elle désirait. Elle n’allait certainement pas les vendre pour sauver sa vie. C’est pourquoi, après deux semaines d’interrogatoires permanents, ses ravisseurs avaient pris la décision de l’éliminer. D’après ce qu’elle avait compris, ils enverraient ensuite sa tête aux leaders de ses anciens patrons pour les menacer.
Elle n’avait pas peur, cela dit. La mort n’était pas une fin, pas vraiment. Après ces années passées à Seïkusu, Catalina avait appris plusieurs choses. Notamment que, bien souvent, la réalité n’était pas tout à fait ce que l’on croyait. Elle pensait donc qu’il pouvait exister d’autres alternatives, après la mort. L’heure de vérifier ses hypothèses était venue et elle n’avait qu’un regret : N’avoir pu dire au revoir à tous ceux qu’elle connaissait. Son colocataire allait s’inquiéter, peut-être. Ses quelques amis… Un soupir franchit ses lèvres alors qu’on la redressait sur ses pieds, la guidant vers l’échafaud en tirant sur une chaîne rattachée à ses mains et ses pieds menottés. La brune, vêtue d’une robe à présent en haillons, trébuchait souvent sur le sol inégal. Elle se croyait revenue au moyen-âge où l’on traînait les condamnés à mort vers le billot. C’était un peu le type de la société secrète qui l’avait enlevée, en fait. Ils étaient dans un village, à quelques distances de Seïkusu, où la technologie était réservée aux membres importants de l’organisation. Les autres, ceux qui vivaient là avec leur famille, en étaient réduits à vivre comme des paysans. Pas d’électricités, pas de voitures, pas de modernité.
Tandis qu’elle trébuchait sur les pavés inégaux du chemin, la veuve affichait un air méprisant. Il fallait être fou pour accepter ce genre de vie. Elle ignora royalement les mains de ses geôliers qui l’aidaient à se remettre sur pieds. Elle ignora aussi ses pieds nus, en sang, qui glissaient sur les pavés. Elle regardait fièrement devant elle, sans peur face à son destin. La rue inégale offrait pleins d’occasions de trébucher. Une fois de plus, la brune ne manqua pas de tomber à genoux, empêtrée dans les chaînes qui l’entravaient. Mais alors qu’elle s’apprêtait à sentir les pavés sur son front, elle tomba face contre un sol moussu tandis que le souffle d’une explosion la poussait en avant.
Elle ne saurait jamais quelle était l’origine de l’explosion. Etait-ce ses anciens employeurs qui venaient la sauver ? Ou bien des attentats contre les gérants de cette société qui l’avait emprisonnée ? Ou, tout bêtement, une conduite de gaz qui explosait ? Mais le résultat était le même. Elle avait traversé, sans la voir, l’une de ses failles qui existaient un peu partout. Aléatoires, ces déchirures dans la trame dimensionnelle permettaient de rejoindre un monde étrange que les autochtones appelaient Terra. Elle avait déjà eu quelques fois l’occasion de passer à travers ces failles. Sans intentions volontaires. A chaque fois, elle avait mis du temps pour revenir, pour trouver une autre faille. Il lui semblait qu’elle avait déjà perdu plus de vingt ans, sur Terra. Mais à chaque fois qu’elle revenait, elle ne s’était absentée que quelques semaines, parfois quelques jours. Le temps ne se déroulait pas de la même manière dans l’un ou l’autre des deux mondes.
Curieusement, d’ailleurs, Catalina n’avait pas vieilli, depuis cette première fois où elle était passée à travers une faille. Depuis cet enlèvement au milieu des démons. Malgré le temps passé de l’autre côté, elle n’avait pas vieilli. Elle était restée cette bonne vieille Catalina, âgée de vingt-huit ans. Est-ce que le temps s’arrêtait pour les terriens qui passaient sur Terra ? Ou bien est-ce que quelque chose clochait, en elle ? Peut-être que ces sérums, qu’elle s’était longtemps injecté au sein de son organisation, avaient modifié sa biochimie au point qu’elle ne vieillisse plus…
Elle en était là de ses réflexions, couchée sur le tapis de feuille sur lequel elle était tombée, quand des clameurs se firent entendre au loin. Elle se redressa immédiatement, alertée. Ses prunelles azurées fouillèrent les environs autour d’elle à la recherche de quelque chose pour forcer la serrure de ses chaînes. Elle finit par trouver son bonheur, quelques pas plus loin, avec un piège-à-loup qui avait dû être masqué autrefois mais qui, avec le vent, s’était révélé à l’air libre. Elle s’en rapprocha en rampant rapidement, et ses mains liées bidouillèrent rapidement pour défaire l’une des composantes de ce piège dangereux. Armée de cette petite aiguille qu’elle venait de récupérer, la brunette crocheta ses menottes et se retrouva rapidement libre de ses mouvements. Elle réunit rapidement ses cheveux en un chignon, y cachant la petite épingle après avoir trouvé comment nouer sa coiffure, et se campa sur ses pieds nus pour attendre le danger.
Elle ne savait pas où elle avait atterri. Elle devait donc se renseigner, avant de passer à l’action. Quelques mèches rebelles encadraient son visage sali par la détention et par la terre contre laquelle elle était tombée, donnant à son expression un air guerrier et sauvage. Les lambeaux de sa robe flottaient autour de son corps, agités par la brise au même titre que ses cheveux. S’ils cachaient encore l’essentiel de sa pudeur, on se rendait vite compte, cependant, que ce n’était que pas quelques fils. Que son corps était meurtri, en-dessous, et qu’elle avait sûrement été maltraitée. La brune se pencha pour ramasser ses chaînes et s’en faire une arme. Au loin, les clameurs se rapprochaient. Elle entendait aussi le galop des chevaux et le hurlement d’un loup. Les sourcils froncés, elle ne bougea pas, cependant, jusqu’à ce que, jaillissant des fourrés, un loup surgisse devant elle. Effrayée, la bête était agressive. Elle tourna un instant autour de Catalina, ayant presque oublié ses poursuivants, avant de finalement bondir pour l’attaquer. La brunette se défendit avec ses chaînes, et le loup roula sur le côté avant de revenir à l’assaut. La veuve, affaiblie par les deux semaines de torture et de détention, ne put éviter l’attaque suivante et se retrouva allongée sur le dos, les pattes du loup appuyant douloureusement sur son buste. Sa gueule était à quelques centimètres de son visage. Elle sentait le souffle brûlant de l’animal, et la bave qui coulait de ses babines suintait dans son cou. Le claquement des mâchoires puissantes était si près de son cou… Elle retenait tant bien que mal l’animal avec les chaînes, mais la force lui manquait. L’épuisement la guettait.
Au moment où ses bras fléchirent malgré elle, elle crut sa dernière heure arrivée. Mais, au lieu de lui déchiqueter la gorge, le loup s’affaissa soudain contre elle. Peu après, un liquide chaud et épais lui coula dessus, au niveau de l’abdomen. Les griffes du loup, dans sa précipitation, avaient arraché ce qu’il restait des bretelles de sa robe et avaient déchiré sa peau. Son poids, perché sur elle, lui avait sûrement démis une épaule à en juger par la douleur qui irradiait dans son bras. Mais elle était vivante.
Avec un grognement de douleur, la veuve rejeta l’animal sur le côté, comprenant qu’il était mort. Le sang, ce liquide chaud qu’elle avait senti, avait maculé son ventre et sa robe. Autrefois blanche, cette dernière était plus près du marron-noir quand elle était arrivée ici. A présent, elle se rapprochait du pourpre. Une main se tendit devant elle, et la Catalina remarqua enfin les cavaliers qui l’entouraient. Prenant la main, elle se releva avec une grimace lorsque ses muscles protestèrent. Ses blessures aussi criaient grâce. Son épaule démise la lançait terriblement. A bout de force, après ces deux semaines de captivité, après une exécution à laquelle elle avait échappé de justesse, et après l’attaque du loup, la brunette ne tarda pas à tourner de l’œil quand elle se retrouva rapidement de la position allongée à la position debout.
* * *
Les jours, les semaines et les mois passèrent. Catalina avait été prise en charge par son sauveur, un roi, et s’était doucement remise de ses blessures. Elle n’avait pas fait attention, sur le coup, mais la pointe de la flèche qui transperça le corps du loup s’était aussi enfoncée dans sa poitrine, juste sous son sein, à travers ses côtes. Heureusement, ce n’était pas trop profond et aucun organe n’avait été touché. Elle avait été recueillie et soignée dans le palais de son sauveur, le Roi Zachariah de Jeb. Ce dernier bien qu’âgé, était bon et amical. Bien vite, la veuve se prit à l’apprécier, et à apprécier cette vie qu’elle menait au sein de son palais. Au bout de quelques mois, ils étaient devenus proches, tous les deux. Elle avait même, contrairement à la première version qu’elle avait donné après son sauvetage, raconté la vérité sur ses origines au Roi. Il avait gardé cela pour lui, mais il avait été flatté de la confiance de la brunette. Il l’intégrait à présent à toutes les cérémonies officielles. Il la présentait au peuple, et très vite, Catalina devint aussi appréciée au sein du Royaume.
D’après son histoire, racontée après avoir repris connaissance, au palais, Catalina était issue d’une vieille noblesse Ashnardienne. Exilée, sa famille s’était peu à peu habituée à la vie de bohème. Mais un jour, des assassins étaient venus pour éteindre cette vieille lignée qui s’opposait à l’Empereur. Catalina était la seule survivante, ayant été capturée pour le plaisir des mercenaires. Elle avait réussi à s’échapper, le jour où le loup l’avait attaqué, et c’était ainsi qu’elle avait rencontré le Roi et ses hommes. Face à son histoire, la brunette s’était attiré la compassion de nombre de gens. Par ailleurs, sa joie de vivre retrouvée après sa guérison, et sa gentillesse face aux nombreux enfants des rues qu’elle croisait, lui valait d’être aussi appréciée que le Roi.
Peu de temps après que la veuve eût raconté sa véritable histoire à Zachariah, ce dernier proposa de l’épouser. Après quelques jours de réflexion, Catalina finit par accepter. Elle appréciait sincèrement le vieil homme. Elle lui était redevable, par ailleurs, et cette union augmenta sa popularité au sein du peuple. Mais la brunette n’eut pas le temps de profiter de sa vie d’épouse, de reine, car un matin, alors qu’ils prenaient leur petit déjeuner, elle détecta quelque chose d’anormal dans leurs plats. Elle n’eut pas le temps d’avertir son époux que l’odeur de son assiette était suspecte. Au moment où elle ouvrait la bouche, il tomba raide mort sur le côté.
La rage et la douleur se mêlèrent dans l’esprit et le cœur de la veuve. Elle connaissait ce poison. Elle-même en avait été très friande, au moment où elle exerçait encore son métier de tueuse à gage. Elle n’en revenait pas que quelqu’un l’ait utilisé ici, contre son dernier époux en date. Un homme qui l’avait sauvée et qui, même après avoir appris sa véritable histoire, l’avait protégée. Elle fit venir les conseillers royaux, et mena une enquête par elle-même. Elle se jura de venger Zachariah, peu importait le temps que cela pu prendre. Le Premier Conseiller, l’ami le plus proche et le Confident de feu son époux, lui apporta la réponse. Lui aussi connaissait la vérité sur la veuve, le roi l’ayant mis au courant. Et lui aussi avait accepté de passer outre, se fiant à l’attitude généreuse et aimante de la jeune femme. Pour toutes ces raisons, il voulait autant qu’elle que le meurtrier de Zachariah soit retrouvé. Que son ami et son Roi soit vengé. Et il raconta alors cette vieillie histoire sur comment il était devenu Roi. Il lui conta les batailles, avec l’armée de rebelles, contre le roi de Meisa. Et la brunette en déduisit alors l’identité du coupable.
* * *
C'est ainsi qu'elle se présenta finalement à ce bal, où elle était invitée, avec la ferme intention de faire tomber le roi de Meisa de son piédestal, et de faire rouler sa tête sur le sol.