La nuit m’enveloppait, aussi sûrement que la cape de velours dans laquelle je m’étais glissée. L’aspect satinée de l’extérieur du vêtement absorbait les rayons de lune. Les larges rebords de la capuche couvraient mon identité, alors que je me faufilais en dehors des frontières de l’Olympe. Mon père était absent, aussi ne pouvait-il risquer de m’empêcher de sortir. Mais il y avait encore tous ces dieux, à qui il avait finalement révélé mon existence, et qu’il avait chargé de veiller sur moi… Si je n’étais plus perpétuellement enfermée dans les Enfers, si je pouvais parcourir librement les terres divines, je n’en étais pas moins prisonnière de ma cage dorée, confinée à ce monde dont les mortels osaient à peine rêver. S’ils seulement ils savaient la réalité, s’ils savaient que les dieux ne sont ni meilleurs, ni moins bons qu’eux…
Je repousse ces pensées importunes d’un geste leste de la main, en même temps que mes boucles brunes, et je continue mon chemin. Je parcours ainsi plusieurs lieues, le bruit de mes pieds nus s’entendant à peine sur le sol rocailleux et désertique, avant de m’arrêter. Dans la poche de ma cape, mes doigts ne cessent de tripoter cette invitation qui est la cause de ma sortie nocturne. Un sourire incurve mes lippes tandis que je repense à l’émetteur, et je tourne sur moi-même pour vérifier que je suis bien seule et pas suivie. Puis, quelques instants plus tard, ma silhouette s’évapore de cet endroit mort pour se reformer à un endroit bien différent. Il m’attend sûrement. J’espère que je ne suis pas en retard. Fébrile, je tends une main en repliant mes doigts pour cogner délicatement du bout de mes phalanges sur les lourdes et impressionnantes portes qui gardaient ce palais. Un soupçon de magie fit converger le son vers celui qui m’attendait, et je baissais alors le bras, tirant les pans de la cape sur mon corsage.
Je n’ai pas attendu longtemps avant que les portes ne s’ouvrent, grinçant de ce son infernal qui devait effrayer les plus sensibles. Mes prunelles d’azur brillent de contentement en se posant, ou plutôt en se levant, sur l’immense silhouette qui se dessine alors dans l’entrée. Bien plus grand que moi, plus massif, et plus impressionnant.
Arsl’ath Malk dans toute sa splendeur. Si les circonstances de notre rencontre n’avaient pas été optimales, et n’auguraient rien de bon pour la suite de la relation entre lui, le terrible démon, et moi, la jeune déesse surprotégée, c’était sans compter le tempérament impulsif et profondément naïf dont j’étais affligée. Sans le vouloir vraiment, je m’étais attachée à lui, et il avait toute ma confiance. Peut-être n’aurais-je pas dû me montrer aussi aveuglément crédule, aussi terriblement innocente. Mais je n’y pouvais rien.
Mes lèvres s’incurvent de nouveau quand il dégage délicatement mon visage de la lourde capuche, révélant mes traits doux, ma peau aux reflets bleutés, grisés, nacrés, ainsi que ma crinière d’ébène qui ne tarda pas à s’enflammer pour prendre la même teinte que mes prunelles outremer. Qui s’attendrait à tant de prévenance de la part d’un être que l’on considère comme brutal et sans cœur ? J’incline la tête, respectueusement, et mon sourire s’élargit de ravissement à le revoir. Presque galamment, il m’invita à le suivre, sans mot dire, et j’obtempérais avec une bonne volonté palpable. Je me sentais traitée comme une reine, comme quelqu’un dont l’on se soucie vraiment, et non pas comme une prisonnière de luxe. Je préférais largement cette ambiance, que certains jugeraient malsaine, à cette cage dorée dont je venais de m’évader provisoirement.
Les regards des démons, brillant de concupiscence, éveillaient en moi des souvenirs, que je chérirais toujours, de ma rencontre avec Helel. Bien que ces derniers ne soient clairement pas à la hauteur du magistral démon qui m’avais tant appris. La présence de Malk à mes côtés les dissuadait de tenter quoi que ce soit, mais je ne doute pas qu’ils auraient à peine hésité si le Maître de ces lieux n’était pas venu m’accueillir, et s’il ne m’escortait pas ainsi avec tant d’égards. Tout au long du trajet, je ne cessais d’observer le décor, passant brièvement sur les démons mineurs, et m’attardant surtout sur l’architecture qui s’offrait à moi. En arrivant au pied de l’immense tour qui surplombait la cour, je dus lever la tête pour apercevoir le sommet.
Sursautant à peine quand les grandes mains du démon encerclèrent mes hanches, je me laissais porter avec confiance, agrippant de mes doigts agiles les avant-bras musculeux de Malk. Le bruit de ses ailes battant l’air et cette sensation de légèreté à s’élever ainsi, j’adorais ça. Le déplacement d’air, d’ailleurs, fourragea un peu ma crinière enflammée, mais ne l’éteignit pas. A présent que j’étais en territoire sûr, et bien que cela diffère selon les points de vue, je pouvais rester moi-même sans risquer de me faire repérer et ramener au bercail sans cérémonie.
Posant le pied sur le sol de pierre, je me mordis légèrement la lèvre -tic machinal dont je ne parvenais à me défaire- et mes prunelles détaillèrent la salle dans laquelle il venait de nous emmener sans que mes pieds ne cessent de le suivre. Je détaillais aussi ses occupants, alors que ma main s’était posée avec confiance dans la main qu’avais tendue le Seigneur de ces lieux. Arrivée aux trônes, je n’avais pas sourcillé une seule fois face à tant d’êtres que la majorité de mes connaissances qualifieraient de difformes. Avec un sourire, je m’installais comme m’invitais à le faire mon hôte, glissant mes fesses sur le trône fait d’acier sombre. J’arrangeais les plis de ma cape ce faisant, et mes bras se posèrent dignement sur les accoudoirs tandis que je croisais les jambes, bougeant ainsi les voiles anthracites opacifiés et superposés qui constituaient ma toge.
Je pus profiter de ce que Malk interpelait l’un de ses subordonnés pour continuer mon observation de la salle, un léger sourire flottant toujours sur mes lippes bleutées. Quand les portes s’ouvrirent, et que le groupe d’hommes prisonniers apparut, je ressentis un pincement au cœur. Mais il s’estompa bien vite. Je ne pouvais m’offusquer de tel traitements sur les humains alors que certains de mes confrères exigeaient aussi des sacrifices de sang de la part de leurs fidèles. C’était la coutume, et je n’y pouvais rien. Alors autant accepter, sans broncher. De plus, je ne savais rien d’eux. Ils pouvaient très bien être des criminels, ou des fidèles qui se livraient pieds et poings liés à leur Seigneur. Sans sourciller, je ne les quittais pas du regard alors qu’ils se faisaient égorger, un à un, afin de remplir les inscription de leur fluide vital. Le sang était toujours un très bon conducteur, dans divers rituels. Mon père aussi en faisait usage, sacrifiant des mortels sans le moindre remords. Ce spectacle était donc loin de me soulever le cœur.
L’attention d’Arsl’ath Malk détourna mon attention de la préparation du rituel, et une expression affectueuse se glissa sur mes traits mobiles.
«
Mais c’est un plaisir également que d’avoir été invitée. Je suis très honorée de ta considération. »
L’attitude galante du redoutable démon me faisait chaud au cœur. Si j’avais encore quelques doutes sur l’affection qui me liait à lui, et sur les sentiments que je lui inspirais, ils auraient été balayés par cette seule preuve de civilité et de tendresse qu’il venait de manifester à mon encontre. J’inclinais légèrement la tête, alors que la flamme de ma crinière s’était apaisée et était moins voyante, profitant de la caresse de ses doigts sur ma joue.
Un hurlement un peu plus fort que les autres me rappela que le lieutenant du Seigneur démoniaque continuait son invocation. Machinalement, j’essayais d’en comprendre le sens. Mais alors que j’avais la chance de pouvoir comprendre à peu près toutes les langues existantes, celle-ci échappait à mes capacités. Intriguée, je me penchais un peu en avant, décollant mon dos du dossier du trône, avant de tourner le regard vers Malk. Qui m’expliqua obligeamment ce qui était en train de se passer. Je l’écoutais avec attention, trouvant fascinant la traduction de ces mots d’une langue dont j’étais incapable de comprendre le traître mot. Son, plutôt, puisqu’on ne pouvait appeler cela des mots.
Je sursautais au bruit qui masquait le rire du démon, et mes poils se dressèrent sur mes bras. La magie à l’œuvre était puissante, je la sentais, je la goûtais, sur la moindre parcelle de ma peau. J’haletais même légèrement, le temps de me faire à ces sensations, et je finis par trouver un point d’équilibre. Malk reprit son récit peu après, et je retournais mon attention sur lui. Je me sentais flattée de sa confiance, et je portais l’une de mes mains sur son bras, le pressant doucement.
«
Je ferais en sorte d’être irréprochable, je te le promet. »
J’ignorais ce qu’il voulait dire par «
lui faire honneur », mais je ne pouvais pas faire moins que de me montrer digne de la confiance qu’il plaçait en moi en m’invitant à un évènement aussi exceptionnel, si j’en jugeais de l’attitude des démons et de la réputation de l’être invité dont il venait de brièvement me parler. Peut-être aurais-je mieux fait de m’interroger un peu plus, mais ce n’aurait pas été drôle, dans ce cas. Ce n’aurait pas été moi.
Le spectacle était impressionnant, en tout cas. Voir cet… Je ne peux décemment pas parler d’« être », mais plutôt de « masse informe »… Voir cette chose émerger du portail, c’était plutôt impressionnant. En voyant le troupeau de fidèles qui acclamèrent la créature, je compris soudain la raison de l’énucléation de ces hommes à capuche que j’avais croisés en suivant Malk jusqu’ici. Une petite grimace tenta de frayer son chemin sur mes traits, mais je la réprimais, bougeant sur mon siège en décroisant les jambes et en les recroisant à l’opposé. La créature, que j’identifiais comme Grouam d’après les exclamations de ses fidèles, s’adressa au démon qui venait de l’invoquer, dans une langue que je parvenais à comprendre puisque c’était le dialecte Terran. Ce n’est pas le lieutenant de Malk qui répondit, cependant, mais ce dernier lui-même. Il se leva si brusquement, et étira ses ailes dans son dos avec tant de puissance que je plissais les yeux un court instant, impressionnée. J’avais toute confiance en lui, aussi je ne ressentis aucune appréhension, mais je plaignais sincèrement ceux qui auraient à subir son courroux.
Mes prunelles se portèrent à nouveau sur la chose apparue, Grouam, et détaillèrent les multiples yeux qui le couvraient, et les tentacules qui émergeaient de son corps informe. J’étais si concentrée sur lui que je frémis à peine quand Malk réveilla sa puissance (bien que le spectacle m’aurais plu) pour tenir tête à son invité et à son maigre rempart de fidèles, et je ne revins à l’instant présent que lorsque son lieutenant frappa dans ses mains. Les portes s’ouvrirent à nouveau, mais ce n’était pas des hommes nus qui en passèrent le seuil cette fois. C’était toujours des mortels. Mais au féminin, à présent. Ces mortelles n’étaient pas nues, enfin, pas toutes. Portant mon regard sur certaines d’entre elles, je remarquais leur incompréhension, et leur horreur. Mais, une fois encore, je respectais les coutumes qui régissaient le monde de Malk. J’étais son invitée. Et, par ailleurs, je n’avais pas une très grande confiance dans ces humains qui peuplaient les contrées sur lesquelles régnaient les dieux. Mon enfance, jusqu’à ce que mon père ne me sauve, était un souvenir assez mauvais pour m’empêcher de concevoir de l’empathie pour une majorité d’entre eux.
Je ne remarquais pas le tentacule qui se glissait dans ma direction. Mais cela n’échappa pas au regard du Seigneur Pourpre. Je sursautais quand il abattit son pied sur cet appendice frétillant, et reportais alors mon attention sur la scène qui se jouait devant mes yeux. Mon hôte me défendait, dans une certaine mesure, et je ne pus empêcher une bouffée de plaisir d’inonder mon cœur. J’avais le chic pour me lier aux individus jugés peu recommandables, me disait souvent mon père. Et même si je n’appréciais pas les termes qu’ils employaient parfois pour parler de ces êtres que j’avais rencontrés et appréciés, je devais avouer qu’il n’avait pas tout à fait tort. Mais ces considérations me passaient tout à fait au-dessus de la tête, ce soir, et c’est avec grâce que je me levais quand Malk m’invita à le rejoindre.
La cape flottait derrière moi tandis que j’avançais, mes pieds nus se posant sans crainte dans les traces humides et spongieuses qui avaient été laissées par Malmoriss quand ce dernier s’était levé pour aller exécuter le rituel. Les flammes de ma chevelures s’étaient apaisées, et ne brillaient plus avec autant d’éclat qu’elles le pouvaient. Par coquetterie, je secouais légèrement ma tête, les mèches enflammées voletant autour de mes joues et cascadant sur mes épaules et dans mon dos, couvrant la capuche de la cape et les broderies grecques du décolleté de ma toge. Arrivée près de Malk, je glissais ma main dans la sienne, si menue par rapport à ses grandes paumes… Puis je m’inclinais vers la larve qu’était Grouam, respectueusement.
«
Je suis honorée de faire votre connaissance, soufflais-je alors que mon buste arrivait à la perpendiculaire de mon corps. »
Je me redressais ensuite, ramenant mon pied gauche à sa place initiale après avoir exécuté ma révérence, et je serrais mes doigts contre la paume de Malk. Si j’avais pleinement confiance en ce dernier, ce n’était toutefois pas le cas de son invité d’honneur. Je voyais les femmes, prises dans ses tentacules, qui semblaient dégoûtées.
* * *
Catalina s’était préparée à aller dormir. Après une bonne douche chaude et délassante, elle avait enfilé cette petite nuisette achetée quelques jours auparavant, sexy et confortable à la fois, et ce petit shorty ravissant qui paraissait invisible sous le satin de sa nuisette. Allongée dans son lit, une jambe sur la couverture, et l’autre en-dessous, elle repensait à ces rencontres qu’elle avait faits, durant les derniers mois. Finalement, elle avait bien fait de choisir le Japon, et cette ville en particulier, pour sa « retraite » de tueuse à gage.
Après un bon repas, elle s’apprêtait à se laisser happer par le sommeil, cette douce langueur qui lui engourdissait déjà les membres, quand elle entendit un bruit dans sa chambre. Elle n’eut pas le temps de se redresser que déjà, le noir s’emparait de sa conscience.
* * *
Charity, elle, s’était préparée aussi. Mais pour sortir avec des amis. Elle avait été invitée à un gala bien particulier, et avait donc mis un soin tout particulier à s’habiller. Cette longue robe blanche avait été un véritable coup de cœur, dans le magasin, et même le décolleté plongeant qui risquait d’être mal accueillis par les vieilles filles de la soirée ne parvenait pas à masquer la beauté qu’irradiait l’héritière Tissot. Sa crinière blonde soigneusement brossée, et réunie dans une coiffure savamment compliqué que lui avait réalisé une amie, était irréprochable.
Vérifiant son teint, la jeune femme finit par prendre son sac à main, ses clés, et s’apprêtait à déverrouiller la chaîne intérieur qui la protégeait des intrusions quand ce son déchira le silence de son petit cocon. Elle voulut se retourner, inquiète, mais un voile noir s’abattit devant ses yeux, tel une chape de plomb, et elle perdit conscience.
* * *
Les deux filles se réveillèrent enchaînées, au milieu d’autres jeunes femmes comme elles. En voulant se redresser, Catalina trébucha sur la chaîne accrochée à ce collier de cuir qui lui ceignait le cou. Elle voulut se rattraper, mais ses mains liées l’empêchèrent de bien se réceptionner et elle bouscula Charity dans sa chute. Cette dernière n’était déjà plus la sage petite héritière qui s’était réfugiée au Japon il y a peu. Cette malédiction qui planait sur elle s’était mise à l’œuvre dès qu’elle eut perdu conscience. La lascivité qu’elle contenait à peine fit froncer les sourcils de la brune qui s’écarta prudemment. Elle regarda autour d’elle et s’efforça de chasser la terreur qui lui broyait le cœur d’une main glacée. Mais bien vite, celle-ci revint, plus fort encore quand les portes de la pièce où elles se trouvaient s’ouvrirent et que des créatures repoussantes les poussaient à l’intérieur de la salle qui se trouvait derrière.
Si Charity ignorait tout de ces créatures, Catalina cru malgré tout reconnaître des démons. Elle n’était pas spécialement calée en la matière, mais ses lectures diverses parlaient de ces êtres aux formes repoussantes et à l’âme tout aussi noire que la corruption qui maculait leurs corps.
Elle grogna et voulu refuser d’avancer, mais une main se ficha fermement dans sa crinière pour la tirer en avant, qu’importe ce qu’elle désirait. Charity, perdue mais envahie par des bouffées de luxure, observait ses geôliers avec attention, ne manquant pas d’essayer d’en tenter un ou deux au passage. Si elle avait eu quelques minutes de plus, elle aurait sûrement atteint son but. Malheureusement, elle et le reste des femmes furent confiées à des hommes encapuchonnés dont les yeux avaient été arrachés. Si Catalina était terrifiée par cette étrange scène, il n’en était pas de même pour Charity. Celle-ci, atteinte par la malédiction depuis qu’elle avait offert sa virginité à ce séduisant policier, étudiait autour d’elle pour trouver de quoi satisfaire l’envie qui montait en son sein.
Elle fut rapidement happée par un tentacule visqueux, salissant sa belle robe blanche par ces fluides qui s’y déposèrent. Catalina suivit peu après, contre son gré, et plissa le nez sous l’odeur infecte qui montait jusqu’à ses narines. Elle essayait de se débattre, mais le tentacule qui l’emprisonnait se révéla étonnamment musclé. Et ses poignets liés n’aidaient pas, non plus. Elle jeta un regard surpris sur la femme aux cheveux constitués de flammes bleutés, ne comprenant pas comment on pouvait être honorée de rencontrer une telle créature de cauchemar. Elle avisa aussi la main que cette dernière avait posée dans celle du grand démon pourpre, et un frisson d’appréhension la parcourut. Dans quoi était-elle encore tombée ? Entre sa « voisine » de tentacule qui se tortillait comme si elle avait le feu au fesse, et cette scène d’horreur, Catalina n’était pas sûre de ne pas être en train de faire un cauchemar. C’était trop réel… Ces odeurs, ces sensations repoussantes…
Les pauvres, elles n’étaient pas sorties de l’auberge…