En amour, la jalousie était un piment qu’il fallait savoir distiller avec tact, sous peine de se brûler. La « rivalité » silencieuse entre Anastasia et Friedrich en était le bon exemple. Friedrich n’en avait pas conscience, bien entendu, mais Marla, elle, savait que la Baronne s’efforçait d’être mieux que lui. Il y avait quelque chose de puéril là-dedans, car, après tout, elle avait elle-même confié à Anastasia qu’elle voulait tuer son mari. Si la Baronne n’était pas aussi amoureuse d’elle, elle aurait peut-être pu se méfier. Marla ne cessait de répéter que Friedrich était un bon amant. C’était un individu rempli de qualités, un preux chevalier, un Teuton qui voyait la bravoure et l’héroïsme comme des vertus cardinales. Un amant magnifique, quelqu’un qui aimait la poésie, la littérature germanique, la philosophie, notamment Hegel, et qui descendait d’une bonne famille. Les cicatrices qu’il portait en souvenir de la guerre ne faisaient que le rendre plus populaire. Pour autant, Marla n’hésiterait pas à la tuer. C’était bien la preuve qu’il y avait, chez Marla, quelque chose relevant de la maladie mentale, de la psychose… À savoir une certaine forme de schizophrénie avérée.
Chez Marla, il y avait, en effet, deux personnalités, bien distinctes : Miss Fury d’un côté, et Marla Drake de l’autre. Ces deux personnalités étaient très opposées. Marla Drake était une industrielle ambitieuse, qui avait une société familiale florissante, avec de multiples usines, une femme investie dans la reconstruction de la nouvelle Amérique, qui donnait de l’argent aux orphelinats, aux centres de rééducation aryens, mariée avec un homme influent et charismatique. Miss Fury, elle, était une criminelle, recherchée par les autorités, qui attaquait les usines, commettait des actes terroristes, torturait, violait, tuait, humiliait, et massacrait. Et c’était là tout le souci ; Friedrich ne pouvait contenter que Marla Drake. Or, Anastasia, elle, contentait surtout Miss Fury. Restait à savoir laquelle des deux personnalités était la personnalité dominante chez Marla Drake… Mais le fait qu’elle veuille tuer son mari était, en soi, un bon élément de réponse.
Marla avait toujours souhaité être libre, libre et indépendante, n’avoir aucune attache particulière, et pouvoir voler de ses propres ailes. Miss Fury lui fournissait ça. Il n’y avait rien de plus grisant que de se trouver, telle une ombre vengeresse, sur les toits de New York, et d’aller tuer dans la ville. Les nazis étaient ses cibles privilégiées, mais Marla ne le faisait pas par idéologie politique. La démocratie était un acte de rébellion et de résistance qui ne lui disait rien. Vouloir amener les gens à voter par eux-mêmes, c’était absurde. Des imbéciles ne pourraient élire que des démagogues et des populistes.
« Je suis d’origine allemande, vous savez, reprenait Haussmän, visiblement fasciné par sa discussion avec Marla. En Europe, aussi, il a été difficile de soumettre certaines races inférieures. Les bolcheviks, notamment… Mais, maintenant, toute l’Europe est un endroit agréable et pacifié, qui respire d’un seul poumon sous les battements cadencés du Reich, Fräulein. J’ai confiance dans ce continent. Sinon, je n’aurais pas choisi de m’y implanter. Certaines voix conservatrices, au sein du Parti, pensent que l’Amérique est une terre décadente, à cause du taux de nègres. »
Les nazis voyaient le monde sous le prisme des races. Pour eux, suite à l’esclavage et à la traite négrière, avec le fameux commerce triangulaire (l’envoi d’esclaves d’Afrique vers l’Europe, puis à destination des colonies américaines), il y avait, chez les Américains, une sorte de perte raciale. Les nègres existaient depuis des siècles, et, si les colons britanniques pouvaient être sauvés, beaucoup de scientifiques nazis estimaient, suite à des études e »t à des recherches sur la qualité du sang des Américains, que le sang nègre avait corrompu la race américaine. On ajoutait aussi à cela l’exode, pendant les années 1930’s, de renégats juifs, ce qui avait donné lieu, une fois l’Amérique entre les mains du Parti, à de multiples purges raciales.
Haussmän était, en ce sens, un pur nazi, un conservateur, et, le plus effrayant, c’est qu’il y avait des gens encore plus conservateurs que lui, des gens pour qui il fallait lancer une nouvelle « conquête de l’Ouest », à l’image de tous ces colons européens qui ont chassé les tribus indiennes barbares. Ces gens-là étaient adeptes de la politique de la terre brûlée, et voulaient augmenter le nombre de camps de rééducation et d’extermination, qui avaient foisonné dans le paysage américain, remplaçant les anciennes prisons. On y envoyait, aussi bien les détenus de droit commun, que les prisonniers politiques, ou les détenus raciaux, c’est-à-dire ceux dont la race était jugée suffisamment basse, et qui, en conséquence, avaient besoin de subir des traitements chimiques et sanguins pour regagner en pureté ce qu’un héritage corrompu avait brisé.
C’était là tout le paradoxe de Miss Fury. La criminelle était dans un monde qui avait sombré dans la folie, où le crime était devenu institutionnel. Dès lors, dès qu'on admettait être dans une société qui n’était plus régie par le droit, mais par la démence, être un criminel, c’était, en réalité, être un véritable résistant.
*Pourtant, j’ai déjà tué et dénoncé des rebelles…*
Difficile de la cerner, mais ainsi étaient les Drake.
« Enfin, le pire, ça reste en Arabie, en Afrique… Le Parti pensait qu’il n’y avait pas pire que les Juifs, mais, honnêtement, je crois que les bougnoules peuvent sans problème les coiffer au poteau. Ils se font sauter, c’est affreux… »
Les attentats-suicides étaient légion en Afrique et en Arabie. Officiellement, le Reich la contrôlait, mais cela avait toujours été ainsi. Officiellement, l’Afrique et l’Arabie avaient toujours été sous contrôle. En réalité, cette région était une poudrière explosive, et, après des siècles de colonisation, toute cette région s’embrasait.
Mais, pour l’heure, Marla réussit enfin à se défaire d’Haussmän, et se rendit vers une terrasse reculée, isolée, à l’arrière.
La villa était une vraie forteresse, avec de nombreux gardes, et ses pas la conduisirent vers une terrasse silencieuse. En ouvrant la porte vitrée, elle tomba ainsi sur la Baronne, et lui sourit, s’approchant d’elle d’une démarche sensuelle, avant d’aller l’embrasser.
« Tu es pile à l’heure, mon amour… »
Pile à l’heure, c’était tout ce qu’il fallait. Les deux femmes s’embrassèrent sensuellement, pendant un certain temps, jusqu’à entendre des gloussements.
Marla rompit le baiser en voyant un jeune couple débarquer, visiblement éméché, la fille portant une robe brillante à moitié défaite… Et les deux avaient vu le baiser homosexuel.
« Oh, je… Pardon, excusez-nous, on ne voulait pas déranger… »
Marla les regarda silencieusement pendant quelques secondes.
« Oh, il n’y a pas de problème… »
L’homme regardait Anastasia d’un air soupçonneux, se disant que sa combinaison moulante n’avait pas spécialement sa place dans un tel endroit. Le pire, c’est que les deux parlaient avec un accent américain à couper au couteau, signe qu’ils devaient être des Allemands. L’homme tenta de faire marche arrière, mais, rapide, Marla saisit le poignet de la femme, la tirant vers elle.
« Hey !
- Lâchez-là ! »
Pour seule réponse, Marla embrassa la femme. Cette dernière poussa un glapissement, et chercha visiblement à se délivrer, mais constata que Marla avait une force insoupçonnée… Puis, en souriant, Marla la poussa alors, et la femme passa par-dessus la rambarde, tombant dans le vide dans un bref hurlement, avant de se fracasser sur les rochers.
Elle laissait à Anastasia le soin de s’occuper de l’autre gêneur…
Miss Fury était là, et une lueur amusée perlait dans son regard après le meurtre qu’elle venait de faire.
Le début d’une longue série…