Chez Doutzen, il y avait deux aspects, antinomiques, à tel point que, parfois, elle se faisait l’idée d’être une grande schizophrène. Il y avait la Doutzen « élève », cette jeune femme, bon modèle, qui était déléguée de classe, toujours souriante, avec de bonnes notes, qui ne se faisait jamais remarquer en cours, participait quand il le fallait, et avait la bénédiction de tous ses professeurs lors du conseil de classe... Et il y avait la Doutzen « petit Chaperon rouge », celle que Reto envoyait chez des pervers âgés et libidineux, afin de vendre son corps, et de les piéger. Celle-ci était une femme perverse, pour qui le sexe n’avait plus grand-chose d’étonnant, une femme qui avait subi quantité de fantasmes tordus et pervers, allant de choses acceptables comme le fétichisme à des trucs plus tendancieux... Et parfois carrément glauques. Entre ceux qui aimaient lui pisser dessus, ceux qui voulaient lécher sa sueur, elle avait eu droit à bien des choses... Y compris à des trucs cocasses. Il y en avait qui voulaient baiser en se mettant un masque de cochon sur la tête, ou qui voulaient juste le faire sur le canapé... Bref, tout cela avait forcément impacté Doutzen, et c’était pour ça que les envies libertines de Noah ne la choquaient pas outre mesure. Comment être choquée, quand on avait reçu la pisse de quelqu’un sur la figure pour le faire jouir ?
Il lui expliqua que la pièce de théâtre avait été un heureux hasard, et avait renforcé sa conviction de vouloir la sauter... Tout était dans le regard, dans le non-verbal. Verbalement, Doutz’ n’avait rien dit de tendancieux, mais, corporellement, elle n’avait pas non plus manifesté un certain dégoût à l’idée de tomber sur un homme qui voulait juste se taper des gonzesses. Doutz’ aurait tout à fait pu simuler la femme surprise, car elle savait l’importance que le non-verbal avait dans la communication, et notamment dans la séduction. Pour se faire remarquer en soirée, il fallait passer par là. Outre avoir une belle robe qui accrochait l’œil, et un parfum envoûtant, il fallait aussi savoir se placer, capter les regards... Des éléments anecdotiques, mais qui se révélaient très efficaces, car ils envoyaient des signaux discrets, laissant ainsi la volonté aux gens de les interpréter. Tout être humain le faisait inconsciemment, mais, une fois qu’on apprenait à contrôler cela, alors on commençait à devenir un très bon acteur.
Doutzen avait donc involontairement parasité la relation entre Mina et Noah ? Tout en sortant avec Mina, son désir ne portait que sur Doutz’... Autrement dit, il n’avait jamais été amoureux de Mina. La pauvre... Curieux à dire, mais, même en ayant fait chuter bien des hommes, Doutzen avait une conscience, et une forte empathie, a fortiori à l’égard de personnes qu’elle estimait comme innocentes... Ce que Mina était, à bien des égards. Elle était juste trop gentille pour ce monde, trop persuadée que, dans une société pervertie par l’individualisme et la satisfaction de l’égo, des choses aussi désuètes que le romantisme, l’amour, la chasteté, avaient des chances de réussite. Doutz’ le voyait tous les jours, par le biais de Reto, ou par le biais des hommes chez qui elle allait baiser... Tous ces gens égoïstes, égocentriques, avec leurs fantasmes biaisés et leurs envies perverses... Fondamentalement, ils n’étaient pas heureux. Doutzen en aurait sacrifié mille pour Mina, et, le plus terrible ici, qui témoignait d’une sorte d’ironie funeste du destin, c’était que Mina était convaincue que le problème venait d’elle. Une personne censée dans un monde de fous restait-elle la seule personne censée, ou devenait-elle la seule folle ? Parfois, Doutz’ avait l’impression que ce monde marchait sur la tête.
Entre-temps, Noah venait de lui avouer ses sentiments, et les yeux de Doutzen papillonnaient légèrement. Difficile de comprendre ce à quoi elle pensait. Ce qui était sûr, c’est qu’elle n’était pas choquée. Il poursuivit ensuite, revenant sur Mina, indiquant qu’elle avait toujours envie de le retrouver, ce qui ne la surprenait guère.
*Elle m’a juré qu’elle ne lui en envoyait plus, mais je la connais... C’est une fleur bleue, convaincue du grand amour. Ma pauvre Mina... Si je te dis qu’il ne voyait en toi qu’une béquille pour accéder à moi, tu vas me haïr...*
Et elle aurait toutes les raisons de le faire... Mais Mina méritait mieux. Que ce soit comme amie ou comme petit ami. Elle ne méritait pas une femme qui mentait, ni un homme qui lui mentait. Doutzen ne jugeait pas Noah, car, si elle devait s’aventurer dans ce domaine, personne n’aurait un dossier aussi accablant que le sien. Pendant ce temps, Noah était en train de lui dire qu’il voulait aller sur les deux tableaux : coucher avec Doutz’, tout en retournant voir Mina. Sur le coup, on put lire une légère surprise dans les yeux de Doutzen, un certain étonnement. Dans la foulée, sa question finit par suivre.
Cette fois-ci, Doutzen n’eut pas besoin de réfléchir longtemps avant de répondre :
« Mina est une fleur bleue, Noah... Elle ne veut pas enchaîner les amants, mais trouver le grand amour... Elle pense que c’est toi, et c’est pour ça qu’elle s’accroche à toi... Et pour ça que moi et les autres essayons de la montrer que ce n’est pas le cas. Toi, tu veux juste t’amuser. Elle... Elle a une autre conception. Et puis, je n’aime pas l’idée de servir d’intermédiaire. Il est certain qu’elle me demandera ce que nous avons fait demain, et je pense que je lui dirais la vérité : que les choses ne peuvent pas marcher entre vous deux, et qu’elle mérite quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus romantique... »
Les propos pouvaient paraître durs, mais il s’était lui-même présenté ainsi. Cependant, ce n’était pas que de lui qu’elle était en train de parler... C’était aussi d’elle qu’il s’agissait. Doutzen n’était pas une très bonne amie, car elle n’était pas totalement sincère avec Mina.
Estimant avoir répondu à la question de Noah, elle reprit ensuite, une légère lueur amusée dans les yeux, ses jambes croisées :
« Est-ce que tu m’as invité ici juste pour répéter Roméo & Juliette ? »