L’histoire de Ludya accablait presque Ruth. À mesure que son récit se déroulait, la halfeline avait de plus en plus de mal à garder son air impassible et confiant... et ce n’était pas une manoeuvre d’acteur. Elle ignorait si l’adolescent lui disait l’exacte vérité – elle avait du mal à croire qu’il pouvait mentir, mais elle était méfiante de nature. Dans tous les cas, il avait un véritable don pour raconter des aventures, vraies ou pas. Elle sentit un frisson de gêne bien réel lui parcourir l’échine lorsqu’il parla du bras qu’on lui avait dévoré. Même pour elle, c’était un élément assez choquant.
Lorsque le spadassin eut terminé, elle déglutit, sans savoir trop quoi ajouter. Toujours adossée à la porte, Elle le regarda une seconde, tentant de lui faire comprendre par l’aspect un peu mouillé qu’avaient pris ses grands yeux verts toute l’émotion qu’avait engendré en elle sa chronique. Elle se sentait réellement touchée, et même un peu déstabilisée. Avant de l’entendre, elle n’aurait jamais parié là-dessus, pas la moindre pièce de cuivre. Ruth se dégagea pour laisser Ludya s’extraire de la caravane. Les rayons du soleil, toujours aussi implacables et blancs, la réveillèrent un peu.
« C’était une jolie histoire, Ludya. Tu as l’air d’en avoir vécu plus dans ta courte vie que n’importe quel vieillard... enfin, si tu as bien l’âge que tu as l’air d’avoir. J’en doute presque, maintenant ! Tu es sûr de ne pas avec cent ans ? »
La chaleur et la perspective de se faire brûler la peau par l’astre brûlant la poussa à trouver temporairement de l’ombre au coin d’un mur. Le sentimentalisme, ça ne lui ressemblait pas, s’obligeait-elle à se dire. Il fallait faire attention, se disait-elle, il fallait faire attention, sinon elle allait s’attacher. Il lui fallait redevenir calculatrice, manipulatrice, le plus vite possible.
Le jeu de questions/réponses qu’elle avait amorcée fonctionnait mieux qu’elle ne l’avait espéré : trop bien, en fait. Elle s’y laissait presque prendre elle-même, un comble. C’était pour la voleuse intolérable de perdre les pédales ainsi : même si elle en avait inexplicablement envie, raconter la vérité serait pire risquerait de l’émouvoir encore davantage. Elle se contraint à l’altérer au moins un peu.
« Non-plus, désolée. Je sais comment faire pour tuer – qui ne le sait pas ? – mais je ne l’ai pas fait beaucoup. Tu me vois, je ne suis pas une guerrière ! Je me suis débarrassée d’un garçon quand j’ai eu quatorze ans, c’était par empoisonnement. J’ai fait ça pour une amie d’enfance, Fiora. L’amitié, c’est autre chose que la famille. C’est plus fort, plus vrai.
Fiora voulait être élève d’une magicienne appelée Silène. C’est aussi la Silène qui m’a appris à faire un peu de magie. La magie c’est difficile à enseigner, et elle devait faire un choix entre elle et un garçon. C’était soit lui soit elle, soit lui. Castelquisianni est une ville extraordinaire, toute entière. Alors si l’on apprend pas à faire des choses qui sortent de l’ordinaire, à Castelquisianni, on est mort, ou on est rien, ce qui revient au même. »
Ruth sortit de son coin d’ombre et commença à marcher, s’engageant dans une artère, heureusement pas trop fréquentée. Ils s’étaient un peu éloignés du centre de la ville basse. Le duo pouvait continuer à rester côte à côte pour discuter, sans trop être interrompus par les obstacles et les passants. Ils laissaient derrière eux une caravane endommagée et pillée. Les pavés sous ses pieds étaient chauds : les bandages qu’avaient enroulés Ludya autour de sa voûte plantaires n’étaient pas de trop.
« Le garçon était très grand, pas très vieux, mais beaucoup plus dangereux que Fiora ou moi. Il était intelligent aussi. Mais pas assez méfiant peut-être. Il pensait défier Fiora en duel, et la tuer, sûrement. Elle n’allait pas gagner, et je n’allais pas laisser faire ça. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre, petite fille de quatorze ans et d’à peine un mètre ? Je ne pouvais pas le laisser tuer mon ami, ni me battre contre lui. J’ai réglé le problème. Je crois que Fiora n’a jamais été au courant de ce que j’avais fait pour elle.
La Silène, par contre, pendant mon apprentissage à moi, elle a beaucoup tué. Ce n’était pas une femme cruelle, pourtant, vraiment pas. Elle était très vieille mais souple comme une enfant et forte comme un homme. Elle était très douce aussi. Elle n’élevait jamais la voix, ne se mettait jamais en colère. Tu sais, quand j’y repense, je crois que c’était une vampire, plus ou moins. Elle devait être obligée de faire ça, je ne vois pas d’autre explication. Elle s’introduisait chez les gens juste pour les tuer : je l’ai suivie une fois lorsqu’elle allait le faire.Bref, elle devait boire l’âme de ses victimes pour survivre, quelque-chose dans ce genre là.
Une fois que j’ai découvert ça, je n’ai plus voulu en entendre parler, je ne l’ai jamais revue. Je n’ai rien dit à Fiora. J’étais assez forte pour me débrouiller toute seule depuis plusieurs années, mais pas elle. Puis elle était tellement innocente, gentille et héroïque. Tellement meilleure que moi. Elle n’aurait pas supporté, elle aurait fait des bêtises. Peut-être même elle aurait essayé d’arrêter la Silène. Avec elle, je m’attendais à tout. Si elle voulait apprendre à se servir de sa magie, c’était pas pour elle, c’était pour libérer les esclaves du monde entier !
Mais il y a six mois, elle a disparu. Six mois ce n’est pas si long mais jusqu’ici on était restées en contact par un... moyen de magicienne. Je sais qu’elle était partie vers Solaria, c’est pour ça que je suis ici. J’ai juste un peu peur que ce que je risque de trouver... »
Ruth sourit un peu tristement et haussa ses petites épaules. Puis son regard se porta discrètement vers un grand individu à la robe pourpre et or, une barbichette grise et un turban sur la tête, qui passait près d’eux. Il était accompagné d’un géant à la peau noire, torse-nu, sans doute un esclave. Elle chuchota à Ludya :
« Reste là une minute, je reviens. »
Elle bifurqua vers l’homme, laissant l’adolescent seul. Les gens les plus grands étaient les meilleures victimes : c’étaient ceux qui avaient le moins tendance à faire attention aux gens les plus petits. Le maître à la barbichette fut très surpris lorsqu’il percuta une halfeline se trouvant mystérieusement devant lui. La prenant pour une enfant, il la regarda à peine.
« Fais attention où tu marches, gamine.
– Pardon m’sieur » répondit le Renard de sa voix la plus puérile. « Je regardais le ciel.
– C’est bon, file. »
Et comme s’il avait déjà oublié l’incident, l’homme richement vêtu reprit sa route, l’air de nouveau perdu dans ses pensées. Ruth, elle, après avoir fait semblant de continuer tout droit, revint vers Ludya, le visage victorieux. Elle tenait dans sa main une bourse en cuir fin visiblement bien remplie.
« Qu’est-ce que je t’offre ? Eh, attention, c’est pas une question du jeu, ça, oui ? »
Elle réfléchit une seconde : elle aurait pu l’interroger sur son bras magique (après tout, il avait une valeur marchande certaine), ou sur ces étranges individus qui paraissaient le traquer. Cependant, elle cherchait un sujet plus léger. Quelque-chose capable de lui faire retrouver l’ascendant à coup sûr. La halfeline n’aimait pas trop se sentir en infériorité. Mais maintenant, il n’y avait en fait qu’un seul thème sur lequel elle était maintenant à peu près certaine d’avoir plus d’expérience que Ludya.
« T’as déjà eu des petites amies ? Ou t’as déjà fait quelque-chose d’intime avec des filles ? Sauf si tu préfères les garçons, bien sûr ! Tu préfères les garçons, c'est ça ? »
Recommençant à marcher, la jeune femme regardait l’adolescent avec un sourire en coin. Avec un peu de chance, elle reprendrait la maîtrise avec ça.