Forteresse abandonnée, landes dévastées, Terra. Assises autour d'un copieux dîner, Salomée, Fiona et Rose mangeaient en silence. Le son des couverts s'entrechoquant résonnait en écho dans l'immense salle de réception aux tapisseries déchirées. Rose avait cuisiné du poisson – fait assez rare pour être noté, car elle considérait qu'un repas maigre par semaine suffirait à les maintenir en excellente forme. Les lubies de la vieillarde ne souffraient d'aucune limite.
« Et si nous nous décidions à récupérer le Malum. » lança Fiona en repoussant sèchement son assiette. Agée d'une quarantaine d'années, elle en paraissait dix de moins et conservait une beauté pâle rehaussée par la blondeur de sa courte chevelure.
« Que dis-tu ma fille ? Le Malum est sur Terre, quelque part. Serait-ce bien prudent ? Depuis la chasse qu'on mena contre nous là-bas, je rechigne à y envoyer les nôtres. » répliqua Rose alors qu'elle servait généreusement une louche de sauce froide à Salomée.
« Nous pourrions y envoyer la plus puissante d'entre nous. » minauda la toute blonde, clignant des yeux en direction de la jeune sorcière.
« Sans parler qu'il serait temps de refonder notre communauté sur Terre. Toby n'attend que notre retour après tout. Et il m'a confié qu'il y avait un homme parfait....pour nous aider à récupérer le Malum. » Salomée savait peu de chose sur ledit
Malum. Nonobstant qu'elle venait d'être agacée par les palabres de Fiona, ses connaissances sur l'artefact du Mal s'avéraient bien limitées. Il paraissait que leurs sœurs terriennes auraient tenté, voilà trois siècles, d'apporter le règne de la Bête pour s'arroger le pouvoir aux Amériques. Souhaitant semer mort et désolation, elles seraient entrées en possession du fameux
Malum : la condition
sine qua non qu'exigeait cette sordide ambition. Les puritains avaient hélas tôt fait de les vaincre, traquant sans relâche et faisant preuve d'une témérité exemplaire. Beaucoup d'entre elles avaient terminé leur existence pendue ou noyée. Rose en connaissait davantage, elle avait vécu à Salem et en était la seule rescapée.
Autre fait qui éveillait la méfiance de l'ensorceleuse : Toby. Il gardait les portes maudites. Rose l'avait invoqué afin de posséder d'innocentes âmes et de marquer au sein de leur demeure d'obscurs passages entre la Terre et Terra. Il n'avait aucune apparence connue, mais bénéficiait d'une force et d'une noirceur d'esprit sans égale. Un vif échange entre Fiona et la matriarche l'arracha de ses pensées incertaines :
« Le descendant de John Alden. Toby l'a retrouvé. Il loue une chambre en ce moment même dans une pension ayant appartenu à....enfin, tu sais. » insista sinistrement Fiona. «
Il s'appellerait James Howlett. Envoyons Salomée. La porte est encore ouverte là-bas.» Rose cessa immédiatement de protester. John Alden était le principal protagoniste du fiasco de Salem. Il avait chassé et mis à mort bon nombre de maléficiennes. Éradiquer ce qu'il restait de son sang, même le plus lointain, tout en recouvrant le
Malum: voilà une offre qu'elle ne pouvait pas refuser.
« Autre chose. » poursuivit-elle
« Salomée pourrait rester un moment sur Terre pour refonder une communauté. Après tout, quand Terra aura été bouffée par les armées des uns et des autres, où nous réfugierions-nous ? » La cause semblait acquise.
La concernée n'eut pas voix au chapitre. On lui imposa de se plier au rituel dit « Du Passage ». Une fois le repas terminé, elles étaient montées dans sa chambre. L'une avait tracé un triangle au sol à l'aide d'un large pinceau trempé dans du sang de chèvre. L'autre avait préparé des cierges pourpres à l'extrémité des trois branches. La cadette, silencieuse et amère, se chargeait de placer sur le pictogramme un grand miroir noir : allégorie d'une porte abyssale sans destination pour le moment. Bien sûr, elle tenta de protester, d'amener le débat en espérant qu'elles reverraient ce plan bancal. Tout au long de la cérémonie, placée au bout du symbole, elle tremblait d'impuissance mais prononçait les paroles rituelles avec obédience.
Un vent glacial traversait les ruines de la forteresse, hurlant sa puissance, soulevant les larges tentures aux fenêtres et les chevelures féminines. L'ambiance lugubre demeura pendant qu'à l'unisson, elles invoquaient un maléfice ancestral. Un grognement rauque parvint à l'oreille de Salomée. Toby était parmi elles et rôdait sournoisement. Son souffle froid parcourait sa nuque blanche. Sous les yeux indifférents de ses pairs, la sorcière fut projetée au centre, sur la glace opaque que son corps brisa en milliers de morceaux.
Auberge d'Aokigahara, 15km de Seikusu, Japon. Elle échoua en pleine nuit d'un placard de cuisine à la pension d'Aokigahara, à l'écart de la fourmilière qu'était Seikusu. C'était une petite exploitation familiale dont la clef se remettait de génération en génération. Le drame avait frappé l'établissement lorsqu'un triste événement – d'aucun dirait de possession, avait mis fin aux jours de l'unique héritière. Aujourd'hui, un couple d'américains avaient racheté le commerce mais la porte maudite demeurait.
Un cuistot s'émerveilla de l'apparition soudaine, cillant à plusieurs reprise pour être certain qu'il ne rêvait pas cette demoiselle émergée vivement d'un cagibi en courte nuisette blanche.
« Ahm...Madame ? Vous...vous ne pouvez pas être ici, c'est réservé aux employés. » prévint-il en bredouillant.
« Je suis navrée, » feignit-elle dans un sourire désolé, l'air angélique.
« Je...je me suis perdue. Pourriez-vous me ramener à ma chambre ? » Béat, l'employé s'exécuta rapidement. Il escorta la belle devant une chambre quelconque, choisie au hasard par la sorcière. Après s’être débarrassée du cuisinier, elle déverrouilla la porte d'un simple tour de télékinésie et s'engouffra à l'intérieur. La nuit avait entamé son cycle éphémère et elle s'étendit sur le lit, les yeux rivés au plafond. Bien qu'elle ne le connaissait pas, ni ne l'avait rencontré, Salomée songeait à celui que l'on nommait James Howlett. Ses paupières se fermèrent progressivement tandis qu'elle sondait l'auberge et ses occupants. Son corps léger se souleva bientôt à plusieurs dizaines de centimètres au-dessus de sa couche et elle se cambra soudainement, l’œil averti et grand ouvert.
« James... » soupira-t-elle avec délicatesse.
Il devait dormir après une errance particulièrement éreintante. Lui, l'homme qu'elle présageait sans foyer ni attaches : le destin jeté en pâture sur les routes. En parfaite enchanteresse, elle communia leur rêve à l'aide du
Concilium, traversant les pensées du mutant endormi. Ils étaient deux, au milieu d'une forêt, allongés au sein des feuillages d'automne. Salomée le chevauchait indécemment en murmurant son nom entre les baisers qu'elle lui offrait généreusement. Puis le songe devint torride, dévêtant cette inconnue à la sombre chevelure et au regard de cristal. Durant cet ébat onirique, elle le griffa au torse. Une blessure légère qu'il retrouverait le lendemain à son réveil, marquant sa chair à vif. Sa mémoire gardera les bribes essentielles de ses rêves violés par l'intrusion de la charmante sorcière.
Au petit matin, vêtue d'un peignoir de soie rouge offert à la clientèle, elle se rendit à la salle où étaient servis les petits déjeuners. La taille élégamment cintrée par une ceinture en velours, Salomée s'installa à une table disponible : la seule à vraie dire. Les jambes croisées, le dos droit, elle scrutait les hôtes de cette pension qui savouraient un réveil précoce. Si James Howlett était présent, ou se présenterait éventuellement, il saurait la reconnaître sans encombre : l'esprit encore frappé de son image.