Rencontre fortuite [Mascotte]

Cela faisait quelques jours maintenant que James était arrivé en ville, et si les choses avaient relativement mal commencé, elles avaient rapidement fini par prendre une meilleure tournure. Quelques coups de fil suivis des procédures de paperasserie nécessaires avaient suffit à arranger une situation de départ potentiellement embarrassante. Ce n'est pas tous les jours qu'on se fait dérober son porte-monnaie par le premier taxi venu. Mais s'il y avait une chose à laquelle James Withmore croyait à nouveau, c'était que tout finissait par s'arranger, d'une manière ou d'une autre. Il n'en voulait même pas spécialement  au chauffeur incriminé, et mettait plutôt toute l'affaire sous le coup de sa propre étourderie. Et puis, même s'il ne se rendait pas forcément compte, quand on était l'héritier d'une riche et puissante compagnie, ce genre de soucis n'était pas le plus terrible. L'argent n'avait jamais été un problème pour James, parce qu'il n'avait jamais vraiment eu à s'inquiéter de ce dernier. Aussi, à nouveau pourvu aussi bien au point de vue pécunier qu'identitaire, son futur à Seikusu n'était nullement menacé.

Voilà pourquoi il se promenait le cœur léger en cette agréable soirée. Il avait décidé de pousser son exploration au grand parc de la ville. Le sous-bois était impressionné, l'espace était bien aménagé et  même si la nuit tombait, notre homme se sentait en parfaite sécurité. Après tout, qu'est-ce qui pouvait bien lui arriver ? Un parc, c'était un endroit sympa, où les braves gens profitaient de la nature et du bon air. L'endroit n'avait nullement l'air malfamé, et il n'avait croisé que des citoyens vaquant tranquillement à leurs occupations. Une famille réunissant ses bambins après un après-midi de jeux effrénés, quelques couples folâtrant gaiement, un vieux monsieur qui nourrissait des pigeons... Une scène tranquille, banale, qui était sur le point de devenir le quotidien de James Withmore. Du moins s'il décidait de suivre son plan, à savoir s'installer ici pour un temps. Comme il l'avait promis à Sun-Hi à titre posthume. A vrai dire, sa décisions serait sans nul doute finalisée une fois qu'il aurait trouvé le courage de se rendre à la bibliothèque du lycée pour y rendre le fameux livre. Mais maintenant qu'il en avait enfin la possibilité, il avait de la peine à s'en séparer. Le rendre signifiait tourner définitivement la page, et il avait encore besoin de s'y raccrocher un peu. D'être sûr qu'il pouvait le faire sans retomber dans le marasme dont il s'était extirpé après deux longues années. 

Alors il errait en ville, pour tuer le temps en attendant d'achever ce pourquoi il était venu. Il voulait s'imprégner de la ville, de la culture, de l'ambiance. Savoir s'il pouvait réellement se sentir bien ici sur le long terme. Et si la chambre d''hôtel qu'il occupait pour le moment pouvait laisser place à quelque chose de plus permanent. Sun-Hi lui avait toujours assuré que c'était l'endroit idéal pour recommencer une vie ; il était bien décidé à s'y essayer. Et c'est ainsi que, perdu dans ses pensées, il faillit ne pas le remarquer à temps. Mais ses yeux finirent par se poser sur l'éclat de la fourrure rousse dans la nuit tombante : un renard, là, au milieu du chemin. Comme celui qu'il avait croisé en pleine ville juste avant de se faire dérober par le chauffeur de taxi lorsqu'il avait décidé de poursuivre la bestiole. Bestiole qui posa sur lui un regard intense avant de disparaître dans les fourrés. L'espace d'un très bref instant, James se demanda si tenter de le suivre était une bonne idée, quand on connaissait la conséquence de sa première tentative. Et puis qu'elle était la chance qu'il s'agisse du même renard ? Mais l'appel était trop fort, comme la première fois. Sans trop savoir pourquoi, James se lança à sa poursuite, plongeant dans les buissons. Il essayait de ne pas perdre l'animal de vue, mais c'était comme si celui-ci s'assurait qu'il puisse le suivre tout en restant insaisissable...

James ne sut pas combien de temps il courut de la sorte à travers les feuilles, les racines et quelques ronces bien placées, mais lorsqu'il dut s'arrêter pour reprendre son souffle, hors d'haleine, il faisait vraiment nuit. Et le renard avait disparu. De même que tous les repères de l'écossais, qui se trouvait maintenant parmi les grands arbres du sous-bois. Et il réalisa qu'il était totalement perdu, de nuit, dans un parc inconnu, lui-même dans une ville et un pays qui lui étaient encore étrangers. L'espace d'un instant, il se sentit très seul, et vaguement affolé. Puis la brève panique laissa place à l'optimisme bouillonnant qui ne cessait jamais de revenir à la surface : ça aurait pu être bien pire, et tout allait finir par s'arranger ! Il n'était pas largué au milieu de la forêt vierge non plus... Le calme retrouvé, sans même plus penser au renard, James Withmore choisit une direction au hasard dans laquelle avancer et se mit à siffloter.

Le jeu de la lune et des ombres... le murmure du vent dans les frondaisons... le hululement d’une chouette lointaine... la nuit avait l’art de transformer les lieux parfois à tel point qu’on pouvait croire être ailleurs. Les bois étaient calmes. L’air fraichissant portait en lui l’agréable parfum de la nature.  Seule une imagination débridée pouvait laisser deviner l’imminence d’un danger.

Un bruissement dans les buissons... une brindille qui craque... voilà quelque chose tapit dans la verdure. Quelque chose qui avançait. Le renard ? Peut-être, ou un quelconque autre animal un minimum volumineux tout de même. Le sifflotant James n’entendit pas les bruits discrets qui pourtant se rapprochaient. Il ne put toutefois pas ignorer longtemps cette impression diffuse d’être observé. Et quand vint le gloussement ténu, il devint manifeste que le jeune homme n’était plus seul. Un gloussement malicieux, mais pas malveillant. Une voix fluette pouvant tout aussi bien appartenir aux deux sexes. S’en suivit des pas plus audibles, plus rapides, une course légère. L’individu mystérieux, car la voix ne semblait décidément pas animale, n’était qu’à quelques mètres. Rapide, il contourna James. Sur son passage, les hautes herbes ondulaient, les feuilles bruissaient. Une seconde, rien qu’une, sa silhouette se dessina lorsqu’elle traversa un petit passage à découvert. Une silhouette en contradiction avec la voix puisque Withmore aurait juré distinguer une queue en panache. Mais déjà, la forme s’était coulé derrière un large tronc. Plus un son... sauf le vent et la chouette. Plus un son jusqu’à ce que le rire amusé fasse son retour. Cette fois, il fut suivit par des mots.

« Ainsi, tu suis le renard... comme Alice a suivi le lapin blanc... A chacun son guide vers l’inconnu ! Mais mon petit doigt me dit que tu cherches plutôt la ville maintenant. Je me trompe ? »

James continuait d'avancer, le cœur léger. Certes, il était perdu dans un bois inconnu ; certes, il n'avait aucune réelle connaissance pratique de la survie en pleine nature ; certes, il faisait nuit noire et il devenait difficile de discerner les détails parmi les arbres... Mais tout cela n'avait pas vraiment d'importance. La forêt n'était pas un territoire vierge et immense remplie de sinistres créatures, il était après tout en pleine ville quelque part au Japon, et en marchant tout droit il finirait bien par retrouver les chaleureuses lumières de la civilisation. Et puis dans le pire des cas, il pourrait toujours appeler à l'aide via son téléphone. Tout ceci n'était qu'une aventure, une histoire à raconter ! Même s'il ne savait pas trop à qui la transmettre... Il ne connaissait personne ici, et il ne se voyait certainement pas en parler avec son père ; Withmore senior était bien le dernier être humain dont il avait envie d'entendre la voix... Quant à ses amis... Disons qu'en deux ans d'égarement, James avait réussi malgré lui à couper de nombreux liens, et ce n'étaient pas ceux qu'il avait noué durant sa période sombre qu'il avait envie de resserrer. Bah, il pourrait toujours l'écrire dans l'un de ses carnets ! Le nouveau venu perdu comme un vulgaire touriste dès sa première balade en parc étranger... Cette pensée suffit à le faire glousser entre deux sifflements, tandis qu'il se frayait un chemin à travers des fourrés de plus en plus épais.

Lorsqu'un bruissement le fit soudainement regarder par-dessus son épaule ! Mais non, rien en vue. Cela faisait quelques minutes qu'il avait la sensation d'être observé, mais il avait mis cela sur le compte de son isolement dans un environnement inconnu. Et puis à force de lire, son imagination était devenue parfois bien trop fertile... Il allait en rester là quand une silhouette fendit brièvement l'air devant lui, sautant de la végétation pour retourner à l'abri derrière un arbre. James crut voir une fourrure pleine de panache, et il songea à nouveau au renard qui l'avait éloigné des sentiers battus. Mais les renards ne se comportaient pas comme cela, n'est-ce pas ? Curieux, il sortit son téléphone et en activa la lampe de poche, qu'il braque sur les ténèbres. Il balaya les environs sans rien voir, et allait abandonner quand une voix se fit entendre, perçant le silence de la nuit. Une voix plutôt agréable, amusée mais nullement menaçante. Ce qui conforta l'exclusion du renard : aux dernières nouvelles, ils ne parlaient pas... Un autre promeneur, sans doute, et qui avait l'air prêt à le ramener à la ville ! Et un promeneur aux références littéraires qui plus est ! Comme quoi, les choses finissaient toujours par s'arranger.

« J'ai toujours préféré suivre les renards que les lapins ! » répondit James, continuant de fouiller le paysage du regard pour essayer de repérer son mystérieux interlocuteur. « Plutôt que des biscuits douteux, on finit ainsi généralement par trouver du fromage. Mais si vous pouviez effectivement me ramener sur le droit chemin, ce ne serait pas de refus ! Vous connaissez bien le coin ? Je viens d'arriver, et j'admets être un peu...distrait lorsqu'il s'agit de me repérer au milieu de nulle part... »

James stoppa sa marche, s'aidant toujours de sa lampe pour tenter d'apercevoir son sauveur...

Un rire joyeux s’échappa de derrière le tronc.

« Moi je les trouve très bien ces biscuits ! Ils offrent une sacrée expérience ! Tu aimes les expériences inédites ? » répondit la voix fluette.

Le supposé promeneur quitta sa cachette, mais pour en gagner une autre l’instant d’après. Vif et malicieux, il sut se soustraire à la lumière de James. Celle-ci, orientée par le soudain bruissement végétal, révéla juste deux feuilles arrachées qui tournoyèrent dans l’air avant de tomber à terre.

« Je connais bien le coin, oui. Ho, pas tout, ça va de soi. Seikusu est une ville si particulière, impossible de tout connaitre ! Ici, on en découvre tous les jours ! En tout cas, c’est la nuit, le corbeau est endormi. Je n’ai pas pu lui dérober son fromage. Tant pis. Je peux toujours t’indiquer le droit chemin. »

C’était désormais derrière un buisson assez volumineux que le mystérieux personnage s’était tapit. La chouette, indifférente à cette curieuse rencontre, migra vers un perchoir plus proche. Ses hululements en témoignaient. Les grillons s’étaient joint à la douce symphonie lunaire. Les promenades sous les étoiles avaient leur charme, c’était certain. Plus de quiétude, plus de rêve qu’en journée. Le buisson s’agita légèrement. Le promeneur s’y enfonçait. Un pas... deux pas... Et voilà que dans la flaque de lumière créée par le jeune homme, une main émergea du feuillage. Une petite main toute poilue, d’un roux flamboyant, munie de griffes minuscules. Bien sûr, ce pouvait être un gant de fourrure avec une main tout à fait normale à l’intérieur. Une main d’enfant alors. La voix allait plutôt en ce sens. Cette main désigna une direction.

« La ville est par là. Suffit d’aller tout droit. »

La main disparue. Toutefois, Withmore, en scrutant le buisson, put distinguer l’éclat bleu-vert d’un œil furtif, ainsi qu’un peu plus de roux, un peu de blanc aussi. L’intriguant personnage se recula, redevenant ainsi totalement invisible.

« Mais c’est parfois dommage d’aller tout droit. N’as-tu pas envie de continuer à suivre le renard ? »

« Ben, je sais pas trop. Après ma dernière expérience inédite concernant ce qui se cuisine, je me suis réveillé sur un autre continent avec un ananas et deux femmes qui se sont empressées de me jeter dehors. Je ne parlais pas vraiment espagnol, ce qui ne m'a jamais aidé pour comprendre ce qui s'était passé. Et je n'ai aucune envie de parler de l'incident de la chèvre...»

James avait répondu du tac au tact, sans vraiment réfléchir. Il avait la fâcheuse tendance de faire sortir les mots qui naissaient spontanément sous son crâne et de ne pas les faire passer dans un comité avant. Ce qui avait parfois le don de le plonger dans les ennuis. Mais il y avait aussi des fois où cela le lançait dans une aventure passionnante. Il espérait qu'il s'agissait de la deuxième option. Et qu'il n'y aurait ni chèvre, ni ananas.  Et puis, se dit-il une nouvelle fois pour se rassurer, il ne risquait pas grand chose : qui qu'elle soit, cette personne avait l'air plutôt sympathique !

« Oui, j'ai déjà pu remarquer que cette ville n'était comme nulle autre que j'ai pu explorer auparavant. Elle est tout bonnement fascinante, même si je ne saurais pas dire pourquoi... Il s'y passe des choses, en tout cas. Tenez, dès mon arrivée, je me suis fait dévaliser par un taxi ! Mais bon, il faut dire que j'étais distrait aussi, ce n'était pas vraiment de sa faute... »

Pour James, c'était tout naturel d'excuser son voleur. Il n'avait plus aucun ressentiment quant à la situation, d'autant que cela n'avait qu'un ennui mineur. Il n'allait tout de même pas s'énerver pour si peu ! Et il en aurait fallu beaucoup, beaucoup plus pour quelqu'un comme lui perde foi en la nature humaine. Ces deux dernières années ses certitudes avaient vacillé, mais elles étaient de retour maintenant. Il le devait non seulement à Sun-Hi, mais avant tout et surtout à lui. Qu'un tel mode de pensée puisse en plus faire grimacer son père était un bonus des plus agréable.

« Oh, merci, c'est gentil ! » fut la première réaction de James quand l'inconnu lui indiqua le chemin. Il braqua la lumière du téléphone dans la bonne direction, avant de soudainement la faire revenir sur la main secourable, qui avait tout de même quelque chose de plutôt bizarre. Elle était petite, celle d'un enfant peut-être...mais un enfant portant un gant de fourrure extrêmement réaliste, et ce jusqu'aux petites griffes. Oui, sans doute un gamin déguisé, James ne voyait pas d'autre explication. Peut-être un cosplayeur égaré, qui sait ? Mais une impression bizarre prenait de l'importance dans un coin de sa tête, comme si son subconscient essayait désespérément de lui faire voir ce que son esprit rationnel s'efforçait de dissimuler sous une évidence logique.

« Ben, suivre le renard, ça ne me réussit pas très bien ces temps-ci... Et je doute que vous soyez un enfant perdu, vu que vous connaissez le chemin. Ça ne vous dirait pas de vous montrer, dites ? »

Pas de réponse, uniquement une forme à peine devinée qui se dissimulait à nouveau. Alors, la curiosité l'emportant sur la prudence, James fit quelques pas en avant, écartant les plantes et les branches, le faisceau de la lampe droit devant lui, bien décidé à en avoir le cour net :

« Houhou ? Il y a encore quelqu'un ? »

« Oui oui, par ici ! »

La voix s’était éloignée. Le promeneur mystérieux, désormais devenu probable jeune cosplayer, persistait à fuir la lumière de James. Et il le faisait avec un indéniable talent. En quelques rapides foulées, le voilà derrière un arbuste. Joyeux, il riait et c’était ce qui permettait de le suivre aisément. Il bougea de nouveau, le faisceau lumineux accrocha un peu de roux disparaissant dans un bosquet touffu.

« Je suis là ! »

Taquin, le voilà encore en mouvement. Et encore, il s’éloignait, invitant le jeune homme à poursuivre le curieux cache-cache. Une ombre passa à découvert. Trop tard, elle s’était évanouit.

« Ha non, là ! »

De seconde en seconde, il prenait un peu plus d’avance. Sa voix, au timbre si limpide, s’éloignait parmi les grands arbres du bois, tel un rêve au premiers instants du réveil. Déjà, plus aucun signe visible de lui.

« Hou hou ! Le renard est-il trop rapide ? »

Et bientôt, après un dernier éclat, le rire s’effaça. Le silence de la nuit retrouva ses droits. Withmore était à présent seul. Cependant, il s’était assez avancé pour apercevoir une trouée dans la végétation. La fin des bois ? Non, juste une modeste clairière. En elle, point besoin de lumière. La lune s’y déversait en rayons argentés. On l’aurait cru sortie d’un conte de fée. Des fleures closes pour l’heure se mêlaient à l’herbe. Un ruisseau miroitant la traversait. Son doux murmure aurait inspiré plus d’un poète. A côté de ce ruisseau, il y avait quelques pierres assez grosses.

Le cosplayer était nonchalamment installé sur l’une d’elles. Cette fois, plus rien ne le dissimulait. Il avait la taille d’un enfant et portait un déguisement de renard intégral. Un déguisement d’une qualité confondante. Son pelage était d’un beau roux. Il devenait blanc sur le ventre, sous le museau, à l’intérieur des oreilles et au bout de sa queue en panache. Sa mignonne figure était orné par une petite truffe noire et des yeux malicieux, couleur de mer exotique. Assis, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il observait James. Ce qui était le plus troublant, c’était qu’il parvenait à bouger sa queue de façon naturelle. Il fallait un costume rudement perfectionné pour accomplir cette prouesse. De plus, la morphologie de ses jambes faisait vraiment animal.

Encore une fois, James avait agi sans réfléchir. Du moins, pas comme l'auraient fait la plupart des gens. Pour ces derniers, poursuivre un enfant dans les bois armé d'une lampe torche n'aurait pas paru la meilleure chose à faire. Pour James, cela n'entrait même pas en ligne de compte : il agissait ainsi sur une impulsion, parce que sinon, et bien, il n'y aurait pas eu d'histoires. Et il n'avait jamais pu résister à l'idée de les suivre quand il le pouvait. Il fallait bien que quelqu'un s'y colle, après tout.

« Est-ce qu'il y a une blague que je n'aurais pas comprise ? » lança l'écossais dans sa course, en références aux rires légers qui lui permettaient à eux seuls de rester sur les traces du mystérieux bambin. « Ou alors, il y a quelque chose d'étrangement drôle à se manger les feuilles de fougère sur un coin de la tronche quand on court... Je n'ai jamais vraiment couru à travers bois, à vrai dire... »

Une ombre fendit une fois de plus le décor devant James, et une fois de plus il crut enfin la saisir pour la voir ensuite disparaître derrière un nouveau buisson, derrière un nouvel arbre, derrière une nouvelle ombre plus grande. Il avait beau garder tous ses sens en alerte, James n'arrivait pas à discerner quoi que ce soit de cette silhouette qui se jouait de lui avec une facilité déconcertante, de bond en bond.

« C'est un jeu, c'est ça ? Ou une coutume. Ça va durer encore longtemps ? J'apprécie l'exercice, mais je crois que j'ai des aiguilles de pin dans ma chaussure. Du moins j'espère que ce sont des aiguilles de pin, j'ai l'impression que ça gigote. Si j'avoue que le renard est trop rapide, on fait une pause ? »

A force de parler bêtement dans le vide, James commençait sérieusement à s'essouffler, et lorsque seul le silence lui répondit, il en profita pour stopper net sa course et s'appuyer contre un arbre. Ahanant comme un bœuf, il prit quelques secondes pour retrouver sa respiration et calmer le sang qui cognait à ses tempes.

« Hou hou ? »

Aucune réponse. Plus le moindre petit rire. Seulement le bruissement du vent dans les branches. Génial, il n'avait réussi qu'à se perdre un peu plus en s'enfonçant dans cette forêt inconnue, et... Oh, une trouée ! Peut-être en verrait-il plus s'il la franchissait. Ce qu'il fit, pour découvrir une ravissante clairière digne d'un conte de fées des plus enchanteurs. Fleurs, herbe fraîche, ruisseau, pierres : rien ne manquait au décor ! Y compris la fée en question, à savoir un des gamins les mieux déguisés que James Withmore avait jamais eu l'occasion de rencontrer.L'enfant -il n'arrivait pas à discerner s'il s'agissait d'un garçon ou d'une fille à cause du déguisement- semblait l'attendre patiemment, tranquillement installé sur une pierre et pas le moins du monde essoufflé. Le costume de renard était saisissant de réalisme, jusqu'aux moindre détails : la queue bougeait avec un naturel qui confinait au surnaturel, et... Un instant, surnaturel, vous dites ? Éclairant la scène de sa lampe, James put voir que tous les éléments étaient réunis pour une de ces rencontres improbables qu'on pouvait trouver dans les histoire, souvent en passant à travers une armoire, un miroir ou quelque chose dans ce genre ; à en croire les livres, les pièces de mobilier étaient souvent essentielles, mais James ne se souvenait pas avoir eu de contact mobilier particulier ces derniers jours, à moins qu'il ne compte la fois où il s'était cogné le tibia dans une des tables basses du lobby de l'hôtel. Non, il ne pouvait s'agir que d'un gamin n'est-ce pas ? Un môme superbement grimé, doté des dernières techniques de cosplay à la mode et de parents fortunés. Les renards humanoïdes qui parlent, ça n'existait pas. Normalement. La scène était si étrange que Withmore ne savait pas comment réagir. C'était presque comme s'il avait peur de gâcher une telle rencontre en essayant d'en avoir le cœur net.

Lorsqu'une idée lui vint. Ou, plus qu'une idée, une nouvelle impulsion qui avait souvent gouverné sa vie : celle de l'impératif narratif. Elle réglait pas mal de situations, et elle était toujours au service de l'histoire avant tout. Et une histoire, il lui semblait bien en vivre une. Alors, sans plus y réfléchir, il s'avança et fit ce qu'on attendait de quelqu'un découvrant un tel être, incertain de sa nature. Il se plia aux exigences de la narration, glanée au fil de ses très nombreuses lectures...en saisissant les joues poilues du gosse et en tirant fort dessus tout en s'exclamant :

« Dis donc, tu m'as l'air d'avoir là un masque très réaliste mon grand ! Voyons ce qui se cache derrière ! »

Par pur souci narratif, James ne ménagea pas ses forts. Et par pur souci narratif, aucun masque ne se détacha. Et quelque part au fond de lui, James n'en était pas vraiment surpris.

« Oh. » se contenta-t-il de dire, ses mains tenant toujours fermement les favoris de l'être    qui l'avait conduit jusqu'ici, quel qu'il soit.

« Bluffant, hein ? »

Le cosplayer sourit à James. Un sourire de goupil, c’était quelque chose ! Dans le même temps, il lui saisit le poignet, sans brusquerie, afin de lui faire toucher son museau, puis sa poitrine, en passant par le cou. Il n’y avait sous le pelage pas la moindre trace de fermeture Eclair ou de quoi que ce soit d’autres qui aurait pu révéler la nature factice de l’apparence. Au contraire, il était aisé de sentir les reliefs anatomiques. Le renard était potelé, ce qui le rendait encore plus mignon. Son poil était doux, soyeux. Il suggérait un personnage de fiction enfantine... et pourtant tellement réaliste.

« Je bouge les oreilles aussi. Regarde ! »

Il s’exécuta avec brio. Ensuite, lâchant le poignet, il se dressa sur la pierre. Debout, il était encore plus manifeste que ses jambes n’étaient pas humaines. Ses pieds, trop longs, n’étaient pas ceux d’un plantigrade. S’il s’agissait d’un costume, alors le porter devait être un vrai supplice. Et il aurait été très difficile de se mouvoir à l’intérieur sans être maladroit. Autre détail que pouvait remarquer Withmore, si jamais il osait observer l’entre-jambes, retranchés derrière des touffes de poils se devinaient les organes sexuels masculins. C’était cependant discret. La créature se retourna, présentant ainsi son dos et sa queue touffue.

« Cherche encore ! Cherche où tu veux ! » proposa-t-il, malicieux.

Quoi que fasse le jeune homme, il ne trouverait pas le plus petit indice de déguisement. Il n’était pas face à un gamin déguisé en renard, mais face à un renard humanoïde nu. Après, difficile de savoir si la nudité était normal avec un être aussi anormal. Sans doute un peu moins que pour un animal et un peu plus que pour un humain. Le goupil pivota de nouveau.

« Pas banal, n’est-ce pas ? Je suis curieux d’avoir tes conclusions ! Vas-y, dis ! Dis ! Qu’est-ce que je suis ? »

Aucune histoire n'avait préparé James Withmore à ça. Il avait beau se creuser la cervelle, il n'avait pas le moindre moyen de concilier la réalité et la fiction en un moment pareil. Ce n'était pas un masque, mais au fond il s'en était douté avant même d'essayer de le retirer. Il avait simplement fait ce qu'on attendait de lui, du moins dans sa vision des choses. Maintenant, ils avaient des poils dans les mains, et la créature -faute d'un autre nom- lui saisit le poignet. Délicatement, il guida la main de James pour lui faire effleure sa truffe, puis son cou. Le pelage n'avait rien de synthétique ; en fait, il semblait tellement réel à James -l'idée même du pelage- qu'il se sentit vaguement mal à l'aise. Il n'était pas effrayé, mais il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il y avait dans tout ça quelque chose de...faux. Ce n'était pas un costume, il s'en rendait bien compte, et pourtant il avait l'impression que c'en était un, mais d'un genre qu'il n'avait encore jamais rencontré.

« J'avais un oncle qui réussissait à bouger ses oreilles, mais je crois pouvoir dire sans me tromper qu'il ne s'agissait pas d'un renard. » dit distraitement l'écossais, suivant du regard celles de l'être étrange en face de lui.

Un être qui se dressa de toute sa hauteur sur sa pierre, offrant à James l'intégralité de son corps fin, poilu et, Withmore le remarqua sans vraiment y accorder d'importance, totalement nu. Franchement, face à une telle rencontre, il avait autre chose à faire que de prêter la moindre attention à un tel détail. L'être se tourna, présentant une queue touffue qui remuait avec un naturel qui ne pouvait que confiner au surnaturel. Comme hypnotisé, James se mit à tourner autour de cette apparition, l'observant comme un enfant qui serait tombé sur une fée au milieu de son jardin. Mais la comparaison s'arrêtait là, une fée n'étant certainement pas la bonne catégorie. D'après les histoires, elles étaient rarement aussi poilues.

« Je vois bien qu'il n'y a rien à chercher. Quelque part, je crois que je m'y attendais... »

James n'était pas en train de se convaincre qu'il hallucinait, pas plus qu'il ne se sentait apeuré ou transporté par être témoin d'une telle apparition. C'était comme si, ici, tout était vraiment possible. Certaines des histoires de Sun-Hi prenaient tout leur sens, et il se demandait si ce n'était pas le genre de choses qu'il s'était attendu à trouver en venant ici, au final. Et pourtant, tout au fond de lui, l'éternel curieux, le grand lecteur, jubilait de se retrouver en face d'une véritable créature surnaturelle. Les questions commençaient à se bousculer dans un coin de son esprit... Cet être était-il unique ? Ou est-ce qu'il y en avait d'autres comme lui ? Existait-il d'autres créatures différentes ? D'où venait-il ? Qu'est-ce qu'il faisait là ? Mais James ne se demanda pas comment cela été possible. Cela n'avait guère d'importance, et il n'avait aucune envie de gâcher la magie du moment.

« Ce que tu es ? » James réfléchit quelques instants. « Je ne peux être sûr de rien. Une... » Il hésita brièvement ; c'était encore dur de parler d'elle, comme ça, à haute voix. « Une amie qui a vécu quelques temps dans le coin m'avait parlé de choses étranges, mais si j'avais su... Si j'étais logique, vu que nous sommes au Japon... Enfin, nous sommes encore un Japon hein ? Ou est-ce que tu m'as conduit dans je ne sais quel royaume fabuleux ? J'ai pas vu d'armoire pourtant... Enfin, pour être local, je n'ai que le kitsune qui me vient à l'esprit, mais j'ai comme l'impression que ce n'est pas aussi simple que ça... »

« Un Kitsune ? Va pour un Kitsune ! »

Le renard occupait une place importante dans le folklore japonais. Mascotte, car bien sûr il s’agissait de lui, l’avait rapidement appris. Pour autant, il n’était pas allé jusqu’à apparaitre avec neuf queues. Peut-être le ferait-il s’il y voyait un intérêt. Mais s’il avait choisi le goupil comme apparence, c’était avant tout pour jouer l’ambigüité avec le véritable renard ayant conduit James dans les bois. Toujours aussi malicieux, il désigna la clairière d’un ample geste de la main.

« Tu es toujours au japon, ne t’en fais pas. Il s’agit juste d’un coin sympa que j’aime bien. Je m’y rends souvent pour rêver. »

Quelques heures plus tôt, il ne savait même pas que cet endroit existait. Il l’avait trouvé par hasard et l’utilisait pour les besoins de la mise en scène. Bien sûr, ce n’était pas à dire.

« Tu sais, toi aussi tu n’es pas banal. Beaucoup aurait fuit à la simple vu d’un animal qui se tient debout et qui parle. Et rare sont ceux qui suivent les renards comme tu l’as fait. C’est pour ça que je me suis montré. Pour ça et... aussi pour te guider. Tu as l’air d’en avoir besoin. Cette ville, plus que toutes les autres, réclame un guide ! »

Il eut son étrange sourire. D’un petit bond leste, il retourna dans l’herbe, cessant de s’exposer comme une statue vivante. Il fit quelques pas vers le ruisseau, observa un instant les reflets que l’eau claire renvoyait, puis demanda :

« Et si tu me parlais un peu de toi ? Je te devine étranger. Quel beau vent te conduit au pays du soleil levant ? »

La créature ne confirma pas vraiment la première proposition de James. C'était comme si elle avait saisi l'idée au vol et décidé qu'elle lui conviendrait pour l'instant. Bien sûr, les kitsune étaient connu pour être plutôt taquins et disposé  jouer quelques tours à leurs victimes lorsqu'ils se sentaient d'humeur, mais pour Withmore, ce comportement allait au-delà de ça.

« Si je t'avais pris pour un troll, ça aurait été, aussi ? »

James fit une dernière fois le tour de l'apparition, avant de s'asseoir sur un des petits rochers moussus qui pullulaient autour de la rivière. Le clapotis du doux filet d'eaux et l'odeur de l'herbe mouillée lui rappelait les paysages de la lande, chez lui, en Écosse, là où les arbres se disputaient soudainement les étendues désolées d'herbes sèche. Mu par un instant surgi du plus profond de son enfance insouciante, il se déchaussa -chaussettes comprises- et plongea ses pieds nus dans l'eau. Elle était très fraîche et il dut réprimer un frisson mais, comparée aux températures des rivières chez lui, cela restait aisément supportable. Et diablement agréable. Cela eut pour effet d'éclaircir un peu son esprit embrumé de questions, lui permettant de participer à cette scène incongrue avec un certain degré de recul. Machinalement, il cueillit un long brin d'herbe qu'il trempa brièvement dans le ruisseau avant de la coincer entre ses dents, autre retour de l'enfant qu'il avait été.

« Toujours au Japon, c'est bon à savoir. L'espace d'un instant, j'ai cru que j'étais retourné chez moi... C'est un coin sympa en effet. Pour rêver, ou pour un bon bouquin. Et quand tu n'y rêves pas, qu'est-ce que tu es censé y faire ? Préserver la forêt des vils promoteurs armés de béton, sauver les derniers coucous à tête blanche ou y a-t-il dans les parages des êtres surnaturels bien moins pelucheux que toi destiné à tous nous mener à notre perte ? » James enfonça un peu plus ses jambes dans l'eau, soupirant d'aise. Il y fit traîner une main avant de faire tomber quelques gouttes sur son front, un sourire sur le visage. « Honnêtement, j'aurais très bien pu fuir sans me retourner. C'était une option. Mais quitte à fuir devant un animal qui se tient debout et qui parle, autant garder ses forces et s'y employer quand on tombe sur, disons, un lion. Ou un ours. Il n'y a pas d'ours dans le coin, dis ? Non, je crois surtout que je suis resté parce qu'une telle rencontre, ça ne se produit pas tous les jours. Et si tu n'es pas le produit de mon hallucination dû à mes trois jours d'errance perdu dans ses bois à manger des baies qui ont tout sauf la bonne couleur, j'ai envie d'en savoir plus. C'est comme si je vivais une de mes histoires, précipité dans les pages de mes livres. Alors pour le moment, je crois que je reste calme parce que mon esprit se préserve. Plus tard, quand j'aurai vraiment l'occasion de repenser à tout ça et de l'accepter, je pense que le choc de cette nouvelle réalité se fera bien ressentir. Peut-être même que j'essaierai de faire une roue ! »

Il n'y avait rien de sarcastique dans le ton de James. Plutôt l'enthousiasme refréné de celui qui était bien décidé à croire en cette étrange découverte.

« Le vent qui m'a conduit ici n'était pas particulièrement beau. Disons que j'ai passé les deux dernières années de ma vie un peu partout sauf là où j'aurais dû être, et qu'on m'a soudainement fait un cadeau. Un cadeau qui m'a conduit à une promesse, une promesse qui m'a conduit ici. J'ai quelque chose à rendre à cette ville, et un chapitre à fermer. Après...je ne sais pas trop. Peut-être que je vais m'établir ici quelques temps. Mon amie m'avait parlé de plein de choses que j'avais jugées étranges à l'époque, mais maintenant, j'ai bien envie d'en savoir plus sur toutes ces choses... Mais et toi, j'imagine que tu n'es pas vraiment d'ici non plus, hein ? Quel est ton vent à toi ? »

Le renard, nonchalant, s’était étendu dans l’herbe, à proximité du ruisseau. Couché de côté, sa tête reposait sur l’une de ses mains et il fixait James de ses yeux malicieux. Sa queue ondulait avec paresse. Une posture de rêveur. Il laissa parler le jeune homme, sans chercher à l’interrompre, sans se presser à lui répondre non plus. Il ne prit la parole que quand il devint manifeste que c’était à lui de la prendre, sans quoi il y aurait un blanc.

« Je constate avec plaisir que je ne me suis pas trompé de personne. Toi, tu sais accepter l’inconcevable ! Tu sais voir ce que bien des gens cherchent absolument à ignorer. Et puis, tu as raison. Je ne suis pas vraiment d’ici. Disons que je suis d’ailleurs. Un ailleurs qui n’est jamais bien loin de cette ville. Mon vent à moi, c’est de servir de guide à des gens comme toi. »

De sa main libre, il désigna la clairière, les arbres, le ciel étoilé.

« Puisque tu vas clôturer un chapitre, autant en ouvrir un nouveau, tu ne penses pas ? C’est moi qui te donne la plume mais c’est à toi d’écrire. Je peux te montrer l’étrange, mais c’est à toi d’en faire quelque chose. »

Mascotte expliquait ce qu’il voulait, occultait le reste. Il demeurait très vague et estimait que c’était une nécessité de son rôle. L’exactitude et la précision tuait le songe, écartait le mystère. Il se devait d’être mystérieux.

« Je présume que tu as un peu de temps devant toi, n’est-ce pas ? Cette nuit, j’entends. Si tu veux, je peux, en guise d’introduction, te présenter à une autre étrange créature qui affectionne cette clairière. Je gage que tu vas aimer ! Et que tu vas t’en souvenir ! »

Déjà il sautait sur ses pieds.