Toute activité professionnelle, même la plus épanouissante, possède au moins deux facettes distinctes : une facette agréable, et une facette moins agréable, dite « facette pénible ». Malheureusement, la gestion du Donjon n’échappe pas à cette règle. C’est un des aspects de la gestion, justement, qui est moins agréable : la comptabilité. Bon, d’accord, la paperasse, elle n’est pas très volumineuse : c’est l’avantage de travailler en dehors de toute forme d’état. Je n’ai pas non-plus de compte à rendre à un patron, puisque foncièrement, je travaille pour moi-même. Mais en fait si, la chose est bien cachée, je me dois des comptes à moi-même. Qui pensera à ma retraite, si ce n’est moi-même, je vous le demande ?
Je pourrais écrire un ouvrage intéressant sur comment bien gérer ses réserves d’or au sein d’un établissement comme le Donjon. Il y a plusieurs types de créatures : celles qui restent parce qu’elles sont trop stupides pour partir (les monstres) ; parce que leur vie est ici (les tribus des montagnes) ; ou parce qu’elles ont un intérêt spécial à disposer d’aventuriers captifs (le vampire du deuxième sous-sol). Mais il y a également une catégorie de créatures qui sont seulement cupides (et généralement un peu méchantes aussi). Celles-là, il faut les payer régulièrement, et bien, sinon elles font grise mine. Du coup, je dois empiéter sur les fonds propres du Donjon, et si le chiffre d’affaire est inférieur aux pertes... le tas d’or sur lequel je suis assis décroît. Vous voyez le tableau ?
Bien sûr, je ne peux pas tolérer que mon tas d’or décroisse. Mais les affaires n’ont pas été très bonnes ces derniers temps, alors j’ai du réduire substantiellement les salaires. Ce qui fait que, naturellement, le Donjon est un peu moins bien garni que d’habitude. Pour tout vous avouer, c’est même carrément la cata, en ce moment. J’en suis à regarder les groupes de pilleurs que j’ai envoyés, à travers ma boule de cristal, avec avidité.
J’observe une horde en particulier, qui reviennent justement vers le Donjon. Il s’agit d’une quinzaine de gobelins d’un genre particulier, que l’on appelle « dekanters ». Au départ, ce sont des gobelins normaux, et pas très beaux. Puis on utilise un sortilège trouvé dans un vieux livre sous une commode. Quelques sacrifices d’êtres conscients, deux trois... dizaines de ratés, et les gobelins se transforment. Leur tête s’allonge, leur corps grossi. Ils sont toujours aussi nabots, mais beaucoup plus massifs. Leur peau vire au rouge, et une corne du plus bel effet leur pousse sur le museau.
Je les aime bien, parce qu’ils ressemblent un peu à des dragons miniatures... ils ne leur font pas honneur, mais ça me rappelle mon enfance. Mon frère ressemblait un peu à un de ces sales dekanters. Je me suis toujours dit que j’aurais le pouvoir sur lui, un jour. Bien, maintenant, j’en ai sur les dekanters. C’est mieux que rien.
Ils marchent de la façon suivante : un éclaireur, trois à l’avant-garde, huit qui tirent les chariots, et trois qui ferment la marche. Une remarquable organisation pour des gobelins. Sans compter que pour ce qui est de marcher, ils sont plus endurants que la moyenne. En revanche, ils ont une tendance au cannibalisme - le terme exact est anthropophagie - plus marquée que chez les autres sous-espèces de gobelinoïdes. Je ne me l’explique pas, et je les laisse faire. Tout le monde sait que ce n’est pas vraiment un défaut.
Ils me rapportent de l’or, des vivres, des jeunes femmes. Tout cela, ça vient d’un petit village à trente kilomètres d’ici. Un village qui avait oublié de payé la taxe... ou dont j’ai perdu le nom dans les registres. Cela ne fait rien. Dans les cages, je regarde les jolies proies résignées. Il y en a une demi-douzaine. Mes gobelins ont pour consigne de ne prendre que les plus jolies. Je peux ensuite en tirer de bons prix sur le marché aux esclaves, du moins quand elles ne sont pas trop abîmées. C’est une activité annexe, oui, je sais, ce n’est pas particulièrement glorieux. Si ça peut vous rassurer, je ne vais pas moi-même les vendre à la crier. C’est un butin presque comme un autre.
Je me demande ce qui arriverait si un aventurier se pointait à ce moment précis. Cela n’a pas beaucoup de chance d’arriver, bien sûr. Cela fait plus d’une semaine que je n’ai rien vu de tel. Selon mes prévisions, les premiers devraient arriver, en réaction aux vagues de pillage, dans deux jours au mieux. Des grands dadais envoyés par un prince qui ne veut pas y aller lui-même, ou des croquants vengeurs. Il y a toujours quelques pressés, cependant.
Il est d’abord nécessaire pour eux de traverser la forêt. Les dangers ne sont pas aussi nombreux qu’on pourrait le croire, même si quelques unes de mes tribus rôdent toujours. Les autres types de bandits n’existent pas dans mon périmètre. Ils sont mauvais pour le business. Je les fais partir. Le chemin du Donjon n’est pas ensuite difficile à trouver : les sentiers de terre, les traces de pas et de chariots y convergent. De plus, il dépasse sensiblement la hauteur des arbres. Ça n’a rien d’étonnant en soi : je l’ai conçu pour qu’il saute aux yeux des aventuriers comme un nez au milieu du visage. Est-ce qu’un nez saute ?! Je n’en sais rien. Je n’ai pas de nez.
Une fois le voyage fait, les aventuriers voient toujours la même chose : une grande tour, le Donjon en personne. Il y a une fenêtre unique, à quatre mètres du sol, mais surtout une porte en bois. Cette dernière n’est même pas fermée, c’est dire. Lorsqu’on l’ouvre, une odeur assez infecte s’en dégage. C’est le ménage. Le ménage n’a pas été fait depuis longtemps. Mes employés n’ont aucun sens de la propreté.
C’est une grande salle ronde, le vestibule, qui s’offre alors. La déco est très tribale : tout en pierre brute. Dans le fond, il y a un trou qui sent plus mauvais que le reste. Je vous déconseille d’y tomber. Il est d’un usage sanitaire. Les restes d’un campement, avec un peu de paille et quelques vieux restes. Sinon, rien que du très normal. Il y a du sang séché un peu partout, et surtout, des morceaux de chair. Attention, pas de corps entiers. Juste des bras, des doigts, et d’autres masses plus difficilement identifiables d’un rouge terne. Pourtant, il ne paraît rien y avoir de dangereux. Avant, c’était un ogre qui me servait de portier. Depuis, il est parti, et personne n’a voulu prendre sa place... pas que c’en soit une facile... Mais tout-de-même, je ne suis pas aidé.
Puis du côté opposé au camp, il y a deux portes identiques, noires. Elles ne sont pas non-plus closes. Je n’ai vraiment plus beaucoup de monstres disponibles. Je vais devoir innover un peu.