J'ai beau être habitué aux révérences et aux politesses surnuméraires, je les trouve toujours meilleures lorsqu'elles sont exécutées par des individus qui ne sont en rien mes sujets, et qui ne connaissent pas avec précision mon rang. Cela met en évidence une chose : où que j'aille, je conserve le charisme et l'allure d'une princesse ! Ce soit être dans ma nature. À moins qu'il ne suffise de disposer de beaucoup d'argent pour imposer le respect. Cela reviendrait au même, de toute façon, puisque je dispose de beaucoup d'argent. Je fais un grand sourire à Lucas, qu'il ne peut pas voir, puisqu'il regarde ses pieds.
-Oui, bien sûr ! Commence par me suivre !
D'une foulée rapide, je franchis la distance qui nous sépare et attrape sa main pour le relever prestement. Puis, le tenant toujours, je le tire, un peu brusquement, pour qu'il vienne avec moi sans perdre de temps. C'est à cette occasion que je me rends compte qu'il est vraiment incroyablement léger, et encore plus petit que je ne l'avais cru. Même pour une femme, il serait petit, et même par rapport à moi, il est mince. Je serais plus délicat que j'aurais peut-être peur qu'il se brise en le traînant avec moi. Heureusement, je ne m’embarrasse pas trop de ça.
Nous nous éloignons de la foule, qui nous regarde partir dans un brouhaha indiscernable de commentaires. Ils s'en remettrons vite. J'entends le ronronnement de la chaudière de la vilaine machine qui ne nous quitte pas d'une semelle. Pendant tout le trajet, je reste silencieux. Je jette de temps en temps un regard à Lucas, pour m'assurer qu'il peut suivre la cadence assez soutenue de la marche. Rapidement, le marché est derrière-nous. Nous sommes dans une allée moins peuplée. Elle mène aux quartiers du palais.
Devant nous se dresse un bâtiment assez haut, aux murs blancs, rehaussé d'un rose violacé sombre autour des fenêtres en bois. Il est assez bien entretenu, contrairement à beaucoup de vieilles maisons, il ne manque aucune des tuiles oranges. Elena Ivory me prête cet hôtel privé à chacune de mes visites. Un autre avantage d'être de sang princier, même si ça m'oblige à prendre un repas protocolaire ponctuel avec cette niaise. Je ne sais pas trop qui y réside, lorsque je n'y suis pas. Peut-être d'autres invités, ou peut-être personne. Ce n'est pas mon affaire, tant que ça reste propre et bien-odorant...
-C'est pas mon palais ! J'ai bien mieux que ça. Mais c'est là que je vais dormir cette nuit. Demain, on repart à Castelquisianni. Tu connais Castelquisianni, n'est-ce pas ?
J'espère bien qu'il connaît ma cité, le contraire me déplairait beaucoup. Je ne sais pas si je serais prêt à passer l'éponge sous le prétexte de l'esclave ignorant, inculte. Je frappe à l'huis, et j'attends en tapant du pied qu'on vienne m'ouvrir.
-Je suis princesse de Castelquisianni, j'ajoute.
Un valet entrebâille la porte. C'est un homme d'une trentaine d'année, terriblement quelconque, les cheveux bruns coupés mi-longs. Il essaie de se donner un air cérémonieux. Je le trouve stupide.
-Votre altesse... Voilà l'invité ?
-C'est Felice. Il est à ton service, parce qu'il vaut beaucoup moins cher que toi. Par contre, il n'est pas amusant, j'indique à Lucas.
-Serait-ce un esclave ?
-Il n'est pas très malin non-plus, je précise en entrant.
Felice, lui, n'est pas à proprement parler un esclave, il reçoit un salaire et peut s'en aller quand il le souhaite. Cependant, sa famille est au service de la mienne depuis plusieurs décennies, et je le vois mal faire quelque-chose d'autre. Pour cette raison, parce qu'il craint de devenir obsolète, il n'aime pas les esclaves, et il essaie toujours de me dissuader d'en acquérir. Il va sûrement aller dire à Fabbio que j'ai encore dépensé beaucoup trop d'or dans l'achat d'un nouveau : sale balance.
Les murs de la maison sont tapissés de velours rouge avec quelques dorures qui tentent de rappeler que l'on se trouve dans un intérieur luxueux. Je lâche la main du gosse et j'enlève mes chaussures. Je laisse mes pieds nus profiter de la douce moquette aux teintes bordeaux. Je me dirige vers un escalier en bois sombre, et fait signe à Lucas de me suivre. Il mène à un couloir, puis la pièce que j'utilise comme chambre. Je grimace à l'adresse de Felice.
-Même si c'est vrai, je t'interdis de penser ça ! je tonne, de loin.
Les marches grincent. Arrivée en haut, j'ouvre la première porte à gauche (il y en a trois autres). Elle débouche sur une pièce de vingt-mètres carrés, pas vraiment différente du reste, si l'on excepte l'ameublement. Il y a un grand lit à baldaquin, un coffre, et une armoire. Je vais me poser sur le matelas épais.
-Ferme derrière toi. Je suis aux toilettes, Baluardo, alors reste là !
C'est le seul prétexte accepté par le golem pour me laisser sortir de sa vue. Le Spostanacci attendra à la porte, bien sûr, mais au moins, il sera écarté un temps de mon champ de vision. Après avoir dévisagé un instant Lucas, je le quitte des yeux et m'allonge sur le dos.
-Alors, tu es esclave depuis l'enfance ? Tu as quel âge ? Douze, treize ans ? Tu préfères être traité comme un garçon ou comme une fille ? Tu as déjà servi combien de maîtres avant moi ? Est-ce qu'ils étaient aussi beaux que moi ? Est-ce qu'ils étaient aussi riches ? Pas de mensonge ! Je ne veux pas en entendre. Parle moi franchement.
Ma voix est distante et égrène les mots à intervalle régulier, sans intonation particulière. Je pourrais tout aussi bien réciter un poème. J'espère par là rendre mes propos moins impressionnants. Je contemple le plafond sur lequel est peint une petite fresque. Je me donne l'air de rêver.