Mains jointes dans le dos, Alice écouta l’homme parler, revenant sur ce qu’elle avait dit, et essayant de justifier la nécessité de recourir à une société démocratique. La Princesse clignait lentement des yeux. Elle était certes blonde et naïve, mais elle n’était pour autant pas idiote. La Sylvandine était même plutôt très cultivée, suffisamment pour essayer de s’attaquer à Confucius, et pour avoir lu quantité d’ouvrages philosophiques sur la démocratie, allant de La République de Platon au Contrat social de Rousseau, sans négliger pour autant d’autres textes sur la question, comme le fameux De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Ce que Matt disait lui rappelait un peu les fondements trouvés pour justifier, par les auteurs, le choix d’offrir au peuple le pouvoir : la conscience que le peuple ne pourrait pas se tromper, et choisirait nécessairement quelqu’un qui les connaîtrait, qui saurait les comprendre et prendre des décisions pour le mieux de tous. Alice restait en réalité relativement sceptique devant cette analyse, qu’elle aurait volontiers qualifié de naïve, d’idéaliste, et, en tout cas, de très candide. Elle esquissa un léger sourire amusé devant sa remarque. Alice était justement l’archétype de la princesse « née avec une cuillère en or dans la bouche », et, comme s’il semblait avoir réalisé qu’elle pouvait mal l’interpréter, il s’empressa de rectifier, en la complimentant, tout en la dévisageant de haut en bas.
*Instruite et cultivée ? Seulement ?* songeait-elle en son for intérieur, amusée malgré elle.
L’homme savait y faire avec les filles, mais il avait visiblement aussi du mal à dissimuler ce qu’il ressentait à son égard. Jadis, avant d’avoir croisé Cirillia, la Princesse n’aurait peut-être pas compris les allusions sous-jacentes qui émanaient de ce regard interrogateur, mais, maintenant, elle pensait le comprendre.
« Et si je t'ai suivi, ce n'est pas pour la grandeur ou la puissance de ton royaume... » rajouta-t-il alors, en fixant la carte.
Elle sourit lentement, en coin. Une autre allusion sexuelle ? Ou peut-être bien qu’elle était tout simplement obsédée... Alice pivota sur elle-même, et observa à nouveau sa carte.
« Je me doute bien, ce devait être pour parler de Confucius ! » lâcha-t-elle en plaisantant.
Elle laissa planer quelques secondes, et s’écarta un peu.
« Je trouve ça étrange... Tant de vos œuvres parlent de rois et de reines, on en trouve encore dans des pays très développés, et, pourtant, la monarchie vous fait horreur... Pourtant, de ce que j’ai vu, vos Présidents et vos dirigeants continuent eux-mêmes à vivre dans les mêmes locaux que vos rois d’antan, et ne m’ont pas l’air de connaître la fin et la misère. »
Alice, comme si elle venait soudain de passer d’une idée à une autre, s’élança dans un autre recoin de sa bibliothèque, et se hissa à nouveau sur la pointe des pieds, ce qui, à nouveau, releva sa robe, permettant de voir le haut de ses jambes, et l’ourlet de ses fesses.
« Mais... ! Veux-tu venir, oui ?... »
Elle bataillait contre un livre, et finit par l’attraper, puis se rapprocha. Elle le tenait entre ses mains, et on pouvait voir le titre sur la couverture : « [ii]Le Guépard[/i] ». Le livre était sorti au 20ème siècle par Guiseppe Tomasi di Lampedusa, un aristocrate italien.
« Tu connais ce livre ? Il a été écrit par un Terrien, un... Euh... Un Italien. Il revient sur les évènements de la révolution de Garibaldi, qui a amené la démocratie en Italie, et je l’ai toujours trouvé très vrai. J’ai même indiqué sur mon marque-pages l’une des phrases clés de ce livre... »
Lampedusa, en écrivant « Le Guépard », s’était livré à un regard très cynique sur l’avènement de la démocratie, qu’il voyait comme le triomphe de la bourgeoisie sur l’aristocratie, et qui était résumé à travers le neveu du prince Salina, Tancrède, dans une formule désormais célèbre, et qu’Alice avait donc indiqué : « si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change ». C’était une manière de dire que la Révolution n’était qu’un phénomène rotatif, qui allait ramener les sociétés dans le même état que celles qu’elles avaient connu avant ladite révolution, faisant des bourgeois les successeurs des aristocrates, et du peuple le rôle qui avait toujours été le sien... Avec cette différence près que, là où les aristocrates furent des « guépards » et des « lions », les bourgeois, eux seront « les chacals et les hyènes ».
« Quand j’ai appris que la Terre fonctionnait sur le principe de la démocratie, je me suis dit que j’allais m’y inspirer, afin devoir si je ne pouvais pas proposer à mon peuple un système similaire... Mais ce que j’y ai vu m’a un peu refroidi. Je n’ai pas vraiment le sentiment que vos dirigeants agissent effectivement dans l’intérêt du plus grand nombre. »
Alice, elle, voulait agir dans l’intérêt de son royaume tout entier, ce qui incluait tout le monde. Elle était bien placée pour savoir que ce n’était pas facile, et se demandait bien comment un homme, en une poignée d’années seulement, pouvait réussir à y arriver, sachant qu’il consacrerait une partie non négligeable de son temps à flatter le peuple, afin de songer à sa propre réélection.