Un mois s’était écoulé depuis le jour où le Roi et Wallin, sans vie, sortirent de la Crypte. Par un procédé connu de lui seul, le Roi avait réussi à recoudre l’âme et la chair du mercenaire pour l’empêcher de mourir, malgré son état apparemment irrécupérable. Avec la magie, il avait réussi à restaurer les fonctions vitales du mort et ainsi lui donner une nouvelle vie, un acte qu’il ne pouvait produire que lorsque le mort n’en était pas un depuis longtemps. Alors qu’il portait Wallin sur son dos, il tenait dans sa main droite un papier contenant les lettres O-NLPR-E. Il ne comprenait pas la signification de ces mots, et puisque son camarade n’était ni mort ni conscient, il ne pouvait lui soutirer ces informations; un homme dans le coma est un homme sans souvenir et sans connaissance, aux yeux de la magie, ce qui l’empêchait de pénétrer dans sa tête.
Le 32e jour après le raid, aux environs de midi, le dirigeant Meisaen cessa de veiller son camarade, à défaut d’être un ami. Assis sur une chaise au chevet du mourant, son espoir fragile de le voir sortir du monde des morts s’effrita davantage. Il passa une main sur la tête du souffrant et songea à abréger ses souffrances. Après tout, cet état n’était d’aucun confort pour une âme, et trente-deux jours était une période d’attente raisonnable pour un homme de son âge; étirer le traitement reviendrait à se montrer plus têtu que nécessaire, et cruel par la même occasion. Mais il ne pouvait pas le laisser mourir maintenant. Au pire, cela reviendra à Lysia de décider si oui ou non Wallin devrait accéder au grand repos de l’au-delà.
La veille, son diplomate lui avait informé que sa demande de rencontrer le Roi Tywill de Sylvandell avait été acceptée, et il savait que s’il voulait revoir Shunya, il ne devait pas perdre un instant de plus; pour briser l’âme d’un Innocent et la pervertir, il fallait un minimum de trois mois, et sur trois, il en avait déjà perdu un en préparatifs. Et connaissant Sérénité et son aptitude remarquable pour atteindre ses objectifs, il savait qu’il ne partait pas en mission de recouvrement; l’enlèvement de Shunya relevait de la déclaration de guerre, et le Roi y était préparé. Ses navires étaient déjà chargés de soldats prêts au combat, ainsi que des magiciens les plus talentueux du Royaume, ne laissant derrière lui que le strict nécessaire pour enrayer les derniers vestiges de la Peste, ainsi que, par mesure de sécurité, Aglaë, son apprentie, à qui il avait donné l’autorisation de se servir d’Eglendal pour combattre les menaces qui se présenteraient dans son absence. Il aurait souhaité que Wallin l’accompagne, mais dans son état fragile, un rien suffirait à réduire ses efforts à néant. Il prit une grande inspiration et frôla doucement la tête de l’homme.
-« Je ne sais pas si tu peux m’entendre, Wallin », murmura-t-il avec une voix calme. « Mais j’espère que tu le peux. Je pars en guerre, ce soir. Je ne sais pas ce qui m’attend, mais je demande pardon pour tes peines. Lysia est guérie, mais elle me juge responsable de la mort de son père. Quand tu ouvriras les yeux, tu pourras décider de t’installer avec elle dans une maison de ma capitale. Nous manquons de bras armés, et si tu penses pouvoir contribuer à cette société, j’aimerais que tu les rejoignes. Sinon… essaie de me retrouver. Et peut-être aurais-je retrouvé Shunya… Repose-toi bien, l’ami. »
Sur ces paroles, le Roi se sépara de l’homme et le recouvra des draps rouges qui lui servait de couverture, s’assurant qu’il ne s’affaiblisse pas davantage avant de se diriger vers la porte. Une fois hors de la chambre du mercenaire, le Roi se prit la tête à deux mains et inspira avec frustration, relâchant ensuite son souffle comme s’il cherchait à évacuer une colère trop longtemps contenue. Le Roi se mit à marcher dans les longs couloirs qui sillonnaient le siège de son pouvoir en méditant sur sa prochaine course d’action, se dirigeant vers ses propres appartements. Les pouvoirs exécutifs et administratifs seraient délégués à ses conseillers pendant son absence, ainsi que les Lois de Gestion qui seront imposées pour protéger la population au cas où des abus de pouvoir se feraient, et Raphaelle avait réussi à obtenir des Dragons Noirs la promesse de protéger Meisa en cas de siège, ce qui garantissait la sûreté du Royaume. Des Peuples alliés, le Roi avait obtenu plus de deux cents archers elfes, cent combattants Orcs, cent cinquante fantassins nains et cinq sirènes, qui s’assureraient que les voyageurs ne manqueraient pas de nourriture au cours de leur voyage. De ses propres forces, on retrouvait trente magiciens, dix Meisaennes en pleine forme et très mécontentes, deux cents soldats et lanciers, ainsi qu’une équipe d’ingénieurs pour la fabrication d’armes de siège au cas où la Sorcière Grise aurait établi une forteresse qui réclamerait ces mesures. Il n’aimait pas organiser des déplacements militaires à l’aveuglette, mais faute de pouvoir envoyer des espions sur le terrain, Arthuros étant toujours en plein rétablissement après sa convalescence, il ne pouvait pas se permettre de manquer de préparation. Il avait néanmoins ordonné à ses troupes de trouver refuge en terre nexienne pour éviter les disputes de territoire, et de rester sur la côte, pour ne pas laisser croire à une tentative d’invasion.
Le Roi n’eut pas une transe bien paisible, cette nuit-là, et même la présence normalement réconfortante de sa Maîtresse Royale ne semblait pas arriver à le débarrasser de son sentiment grandissant d’inquiétude. Il ne doutait pas de ses capacités à ramener Shunya en terre sûre, mais il n’arrivait pas à se débarrasser du pressentiment que lorsqu’il la retrouverait, il ne se trouvera probablement pas devant une jeune fille impatiente de le revoir, et il ne douta pas un instant que s’il le fallait, il lui faudrait la combattre, et si cette éventualité semblait parfaitement ridicule du point de vue d’une guérisseuse, le Roi savait qu’autant les pouvoirs bienfaiteurs d’un Innocent étaient impressionnants, lorsqu’il était corrompu, il devenait tout aussi menaçant dans sa maîtrise des arts maléfiques. Allongé sur le dos, la ravissante demoiselle bien endormie, la tête posée sur son torse, le Roi fixait le plafond en coupole de sa chambre, incapable de s’abandonner à la transe salvatrice qui remplaçait son sommeil inaccessible depuis l’éveil de ses pouvoirs. Il finit par se redresser doucement pour ne pas réveiller la jeune demoiselle et se dirigea vers le balcon, nu, et observa la mer. Quelque part, de l’autre côté, une jeune femme aussi douce et tendre qu’une brise d’été était à la merci d’une créature abjecte qui en ferait une arme. Il ne connaissait pas les plans de Kayla à l’endroit de sa nouvelle protégée, mais il savait que quoi qu’elle ait en réserve pour elle, ce n’était rien de bon, et le Roi trouvait son impuissance actuelle absolument insupportable. Sylvandell et ses secrets étaient sa dernière chance de sauver Meisa, et probablement tous les royaumes présentement en paix, ainsi que l’âme d’une femme au potentiel incommensurable, et même si son espoir était fin, il irait jusqu’au bout, aussi loin que cela fut.
***
Kyrian n’avait jamais réellement vu sa seconde moitié, depuis le jour où son âme s’était brisée en deux au moment même de sa naissance et qu’il avait été envoyé dans le monde des morts. En théorie, il est la partie d’âme qui a suivi le rythme normal de la vie en trépassant, et cela l’incitait parfois à penser que celui qui vivait en Meisa n’était qu’une façade, une personnalité fictive créée par son âme pour se protéger et continuer d’évoluer dans le monde. Un peu comme une personne saine qui développe une seconde personnalité après avoir vécu une expérience traumatisante. Selon son maître, lui et Kah’mui étaient comme deux verres d’eau tiré du même seau; entiers même si séparés, ils ne referaient un qu’une fois qu’il aura trépassé. Althenos lui avait avoué que si sa femme ne s’était pas interposée et conservé la fraction d’âme du Roi dans sa chair, leur âme aurait été détruite, car une âme incomplète ne pouvant être restaurée n’avait pas lieu d’être, et que Kyrian, autant qu’il avait le droit de reprocher à la Déesse sa décision d’enfreindre ses propres règles en maintenant en vie une créature qui aurait dû mourir, autant il devrait la remercier car sans son intervention, il aurait disparu dans le néant. Lorsque Sérénité fut ramenée du monde des morts par un groupe de cultistes, faisant d’elle la Sorcière Grise, Kayla, Althenos vit une occasion de faire progresser à l’avance son plan de lancer la seconde Purge avant qu’il n’ait fini de forger l’âme de son nouveau Champion; il attacha l’âme de Kyrian à celle de Kayla et le désigna comme le protecteur de la Sorcière, lui ordonnant de faire tout ce qu’elle lui ordonnerait, de la considérer comme sa maîtresse et de tout faire pour réaliser ses projets.
La fille se montrait déjà sous le charme de la Sorcière, mais il s’y attendait; une femme comme Kayla n’aimait pas perdre de temps, et même s’il la suspectait d’user de ses capacités de suggestion pour accélérer l’approfondissement des sentiments, il devait admettre que cette fille n’était pas vraiment maligne; d’un homme qui avait voulu la sauver, elle était passée entre les mains d’une sorcière qui n’avait eu aucun scrupule à abandonner une population de pestiférés. Il n’avait pas vraiment d’estime pour elle, mais de toute façon, le Chevalier n’avait d’estime pour personne. Il servait Kayla parce que tel était son devoir, et il était trop honnête pour la délaisser sans avoir été informé de le faire, bien que dans un coin de son esprit, il débattait encore pour savoir si oui ou non il quitterait cette femme si on le lui demandait, car autant il lui était aussi loyal qu’un chien dressé, il ne pouvait pas approuver ses méthodes déloyales pour gagner la partie. Et le kidnapping, bien qu’il y participe, ne lui faisait aucun plaisir.
Un beau soir, lorsqu’il fut relevé de ses tâches de veilleur par le Chasseur, le Chevalier regagna l’antre de la Sorcière. Dans les galeries souterraines menant à celui-ci, beaucoup de ses servantes lui jetaient des regards rempli d’animosité. Il savait que si la Sorcière ne l’appréciait pas autant, elles n’hésiteraient pas un seul instant pour lui sauter à la gorge et
essayer de le tuer pour se rapprocher de leur maîtresse. Néanmoins, faute de ne pas être une femme sous l’emprise de la Dame Grise, il restait son plus habile et puissant combattant, ce qui le rendait un peu intouchable par le commun de ces femmes. Hormis Meg. Meg était la dame de compagnie de sa maîtresse, et probablement l’une des meilleurs assassins du monde. Meg adorait le Chevalier pour deux raisons; la première, parce qu’il était doté d’une personnalité très loyale et honorable, et aussi parce qu’il acceptait souvent d’être sa cible d’assassinat, pour « l’empêcher de rouiller », selon ses dires, mais il la suspectait de surtout avoir envie de le tuer pour le plaisir de la chasse.
Il gagna ainsi la demeure de sa maîtresse et la trouva paisiblement allongée dans son lit. Malgré leurs âmes entachées par les ténèbres et leurs corps ne nécessitant pas de sommeil, elle semblait faire de très beaux rêves. Peut-être rêvait-elle de son passé, ou alors de ses prochaines grandes réalisations. D’une manière ou d’une autre, l’homme retira son casque, s’approcha du lit de sa maîtresse et mit un genou en terre. Lorsqu’il ne s’apprêtait pas à combattre son deuxième lui-même, il optait pour une armure plus légère qui lui donnait les proportions d’un grand homme, mais non d’un colosse, bien qu’il resta fermement musclé. Elle lui avait un jour demandé pourquoi il ne se montrait jamais sans son armure, cela à quoi il répondit qu’il se sentait à nu lorsqu’il n’était pas protégé par ses armures.
« Tout est calme, ma Reine. Mon Maître m’a assuré de l’arrivée future de quelques-uns de Ses serviteurs. Il m’a chargé de vous rappeler son bon sentiment et son approbation. »
Le Chevalier avait tout dit sur un ton plutôt mécanique, comme s’il répétait un message appris par cœur. Après tout, Althenos n’avait pas vraiment dit ces mots; une conversation avec une divinité qui ne communiquait que sous forme de sentiments n’était pas aussi simple à traduire qu’une conversation normale. Il savait simplement que le Dieu était satisfait, et lorsqu’il avait demandé de l’aide supplémentaire pour la réalisation de certains projets, il avait démontrer une forte approbation, que le Chevalier assuma comme étant un « oui ».
L’homme en armure jeta soudainement un coup d’œil aux environs et haussa un sourcil.
« Où est la fille? »
***
Un homme cracha à ses pieds en lui adressant une insulte dans un jargon incompréhensible, mais le Roi leva simplement le bras pour empêcher une de ses protectrices de lui faire ravaler son insolence. Malgré leur haine et sa propre animosité envers le peuple habitant Ashnard, il savait que les petites gens n'étaient que les victimes de la guerre, et non pas de vrais ennemis. Beaucoup d'entre eux avaient perdus des amis aux mains des troupes de Meisa, et pour cette raison, il comprenait leur rengaine; dix générations ne suffiraient probablement pas à effacer des siècles de rengaine et d'adversité, même s'il en aurait souhaité autrement. Il regarda doucement l'homme et pencha la tête sans la moindre trace de sarcasme; simplement de la sympathie. L'homme ne lui pardonnerait certainement pas pour ce simple geste, mais cela éviterait les écarts de conduite; il n'était pas là pour déclencher un incident diplomatique. Il venait en paix pour sauver une personne.
Suivi par deux Meisaennes ainsi que deux de ses conseillers (de simples assistants, rien à voir avec le Conseil), il prenait la route vers le Pont menant au château de son homologue. Les Dragons fixaient l’intrus avec un mélange d’intérêt et d’excitation; ils avaient soudainement très envie de jouer avec lui; peut-être que Tywill le leur donnerait après leur entretien. Une fois devant la porte du palais, ses compagnons s’immobilisèrent et se retournèrent pour surveiller la porte pendant que leur seigneur entrait dans le vestibule menant à la salle du trône. Une fois devant le Roi Tywill, le Roi de Meisa s’immobilisa au centre de la pièce et dévisagea son égal sans ciller, avant de mettre lentement un genou en terre, sans détacher son regard du sien.
« Je vous salue, Roi Tywill de Sylvandell de la Lignée d’Erwan Korvander. Je viens ici témoigner mon respect envers votre famille et humblement solliciter votre aide à la recherche d’une criminelle, une sorcière aux pouvoirs dont je ne connais pas les limites. Cette femme a causé grande souffrance à mon peuple, et j’ai des raisons de croire qu’elle serait venue ici pour se préparer à de nouveaux outrages, et je crois qu'elle ne vise pas que Meisa, mais tous les peuples, incluant le vôtre. »
Bien qu’il fut très respectueux, il avait eu vent de la réputation bouillante et impatiente du fougueux monarque de Sylvandell, aussi se montra-t-il bref pour ne pas abuser de son temps. Si Tywill jugeait que cette affaire l’affectait, peut-être qu’il lui offrirait son soutien, et s’il n’y trouvait aucun intérêt, il pourrait au moins lui demander l’autorisation de poursuivre ses recherches seul, mais il espérait également qu’il n’avait pas été manipulé par la Sorcière de façon à devenir l’allié de cette dernière, car avoir une sorcière sur les bras, passe encore, mais un royaume rattaché à l’Empire Ashnardien risquait de devenir un souci, et hormis Kayla, le Roi ne voulait aucunement se battre avec quelqu’un, et la guerre l’intéressait encore moins. Il attendait donc patiemment la réponse de Tywill, bien qu’il eut un bref regard pour les gens qui l’entouraient. Il nota la présence de gardes, évidemment, et quelques ambassadeurs venant des autres contrées Ashnardiennes.