_Plus arrogants que les Dieux... Je n'aurais jamais cru cela possible, mais bon sang que cette... ce... princesse est d'une insupportable suffisance !
Maugréant entre ses dents, Enora remettait sa cape sur les épaules, sortant de la salle du trône de Castelquisianni. Un nom ridicule, des mœurs ridicules et une ville de la taille d'un pois chiche. Selon la mercenaire il ne fallait pas en chercher la cause très loin : c'était sans doute la taille de la cervelle de ce cul princier.
Toujours ronchonnant, elle traversa le vaste hall puis le très large et ridiculement long pont conduisant audit château. Le royaume, ou la principauté – ces choses géo-politico-économique et autre n'avaient jamais trop intéressées la jeune femme et elle ne faisait souvent aucune différence – était certes une place prospère, infiniment riche, même, et il semblait que ses habitants tentaient de supplanter la taille de leur royaume par ce que la ESP.er jugeait être un faste écrasant, voire démoralisant.
S'il ne lui était pas rare de travailler pour des gens puissants, il était en revanche peu habituel de travailler pour quelqu'un d'aussi puissant que cette princesse Cyriel Raffaëlli. Peu importait, au fond, la seule chose qui comptait était l'argent. Tant que le prix était honorable, Enora ne refusait jamais un contrat et, pour le coup, le prix était bien plus que simplement honorable. Il était scandaleusement honorable. Pas qu'une mercenaire comme notre pulpeuse et récemment blondinette se soucie véritablement de l'argent : pour elle ce n'était qu'un outil. Elle ne visait pas à s'établir en une place forte et devenir une riche dondon entretenue ; mais elle avait conscience que, même dans un monde tel que Terra, l'argent était une valeur – hélas – sans laquelle on ne pouvait compter. L'argent, c'est le pouvoir, et parfois, acheter un ennemi qu'on ne peut vaincre est une bien meilleure solution que de passer au fil de sa lame. Ca, ça, oui, elle l'avait très vite intégré. Si ni son arme, ni son pouvoir, ni ses charmes ne pouvaient amadouer un adversaire, l'argent le pouvait toujours, et c'était sa faculté à ainsi constamment survivre, glisser au travers de toutes les mailles de tous les filets, qui avait participé à sa réputation.
Trouver Enora n'avait pas été une chose très difficile pour les gardes de « Sa Majesté ». Lorsqu'on posait les bonnes questions aux bonnes personnes, on pouvait vite apprendre que la mercenaire se rendait une à deux fois par mois à l'auberge du coucher de lune et que c'était donc l'endroit où il fallait être, si on voulait lui confier un contrat. C'était la marche habituelle, la marche à suivre. Tout cela aurait dû se passer ainsi et la jeune femme n'aurait pas eu à traverser tout le continent pour voir son employeur si ce dernier n'avait pas été un « trou du cul de riche le cul vissé sur son trône ». On avait fait déplacer Enora, on l'avait fait venir jusqu'à Castelquisianni pour un simple contrat. Les soldats qui lui avaient annoncé, dans l'auberge, qu'un éventuel employeur souhaitait la rencontrer chez lui avaient du trembler de peur : l'imprévisibilité de la tueuse n'était plus à démontrer et, si elle se sentait insultée, il ne lui en fallait guère plus pour trancher des têtes. Seulement, elle aimait la nouveauté. Et la nouveauté ici résidait en ce que jamais personne avant Cyriel Raffaëlli ne lui avait demandé de se déplacer pour parler d'un simple contrat. Cette nouveauté avait sauvé la vie de deux soldats, et condamnait une troisième, celle d'Ozvello Di Luccio.
Pour se rendre en ce domaine Enora avait pris soin de modifier son apparence telle que les gens étaient habitués à la voir. Elle n'avait pas subi sa métamorphose pour la rendre obsolète en une simple visite à un royaume, aussi éloigné fusse-t-il. Les soldats, eux, auraient été incapable de dire qui était la jeune femme à qui ils avaient parlé à l'auberge car tout ce qu'ils avaient perçu était ces yeux bleu et vert et une voix douce et caressante quand elle n'était pas cassante. Enora avait appris, Enora avait grandi.
Bref. Près d'un million de couronnes pour la tête du jeune noble et surtout, surtout, pour la restitution d'une épée et d'une paire de bottes.
[Deux semaines plus tard, en la ville de Nexus.]
Au sommet d'un clocher, elle contemplait la ville et sa vaste étendue, le remue-ménage qui y grondait comme un gargouillis rassurant et redondant, le ronron habituel d'une cité. Elle en eut un frisson de dégoût : décidément, non, elle préférait l'air doux des forêts, le roulis de l'eau contre les pierres et son clapotis mélodieux à tous ces braillements urbains incessants.
Une lueur, toutefois, attira son attention : un feu. Un feu avait commencé à se déclarer en contrebas de la citadelle et commençait à ronger sans trop de difficulté le bois vermoulu de la bicoque, le toit de chaume. Il ne tarda pas à s'étendre aux maisons alentour et, bientôt, nul doute qu'il léchera l'ensemble de ces pauvres masures.
Non, Enora n'en eut pas le cœur brisé. Elle eut même un sourire. Non, elle ne prenait pas non plus plaisir à ce spectacle. Enfin pas tout à fait. Ce qui la fit sourire c'est que, au souvenir des paroles de Cyriel Raffaëlli, qui avait décrit sa proie comme intrépide, fougueuse et preste aux secours, elle savait qu'elle ne manquerait pas de trouver cet Ozvello dans le coin.
Fougueuse, elle aussi, elle se contenta de sauter sur un petit muret un peu plus bas du clocher et de se laisser glisser le long du toit d'ardoises jusqu'au mur d'enceinte encerclant la cité-mère. Là, un sursaut sur ses pieds la lança dans une petite course à l'allure soutenue mais assez lente pour qu'elle puisse observer ce qu'il se passait près de l'incendie. Ici, on apportait des seaux remplis d'eau, là, des couvertures humides, un peu plus loin c'était une mère qui serrait son enfant contre elle regardant leur cahute s'embraser.
Songeuse, elle regardait sans intégrer le spectacle, elle cherchait un homme à l'allure riche, aussi riche que la ville d'où il venait, un chapeau grotesque, des bottes épaisses et une lame ravissante. Fronçant les sourcils pour distinguer les silhouettes dans la foule des curieux et des sinistrés, elle porta la main à un médaillon autour de son cou. Cadeau – temporaire – de la princesse. Ordre lui avait été donné de porter ce médaillon, serti d'une pierre à la blancheur laiteuse et aux reflets nacrés. Il n'était pas dans les habitudes de la jeune femme d'accepter les ordres mais, constatant de l'arrogance, de l'hypocrisie et surtout de l'avarice de son interlocuteur, elle n'avait pas eu de mal à comprendre que ce bijou, loin d'être un présent en gage de la future récompense qui lui serait allouée pour ses services, était surtout un objet magique. Elle ignorait absolument quels étaient ses pouvoirs, et même comment ils fonctionnaient, mais il valait sans doute mieux l'arborer que de le laisser. Tout ce qu'elle savait était qu'il fallait porter cette pierre, ne pas poser de questions, et surtout, surtout, le défaire de ses bottes le plus vite possible. Là encore, elle n'avait pas posé de questions, mais les contes et légendes courant sur Terre ne lui étaient pas inconnues – car à la vérité beaucoup de l'imaginaire de Terre se révélait être la réalité sur Terra, preuve s'il en était besoin, de la porosité de ces deux mondes – et elle avait mis peu de temps avant de comprendre qu'il s'agissait des bottes de sept lieues.
Elle finit par s'arrêter au-dessus de l'exacte maison d'où le feu était parti en premier. Une moue agacée vint passer sur son visage.
_Où es-tu saleté... ? Murmura-t-elle en parcourant une nouvelle fois la foule des yeux.
Non, il n'était pas là. Pourtant, il y avait des gens à sauver, ce soir. A moins qu'il ne soit parti en quête d'une pauvre femelle perdue dans les ruelles... ? Non. C'était invraisemblable : le vrai défit, le vrai danger était là, autour de ces maisons de flammes et de cendres. Cela ne ressemblait pas à ce que la princesse ou même les gens qu'elle avait pu interroger, du simple badaud à ses connaissances, lui avaient rapporté. Il devait être ici. C'était plus qu'une certitude, c'était une évidence.
_Réfléchis Enora, réfléchis...
Fermant les yeux elle tenta de trier les informations qu'elle avait. Soudain, elle ouvrit les yeux et un sourire étira ses lèvres. Bien sûr. Ce n'était qu'un gamin, sûrement sans poil sur le menton – ni même ailleurs – il avait dû se faire repousser par les gardes dès les premières flammes et s'est rendu compte qu'il ne pouvait décemment pas se battre pour une telle chose, surtout pas contre ceux qui tentaient – mollement certes – d'éteindre l'incendie.
_Si tu n'es pas dans la foule, alors tu es sûrement... ses yeux parcoururent les autres parcelles du rempart qu'elle n'avait pas encore arpenté, l'endroit devait être assez éloigné du feu pour ne pas blesser, mais assez proche pour pouvoir secourir quelqu'un si cela lui était possible, ici !
Son sourire s'agrandit tandis qu'elle sautait vers le second mur d'enceinte, plus haut, et qu'elle se balançait à l'une de ses gargouilles,avant d'enfin se hisser dessus. Plus elle avançait et plus elle distinguait convenablement le grand et ridicule chapeau à plume qui ornait la tête de sa proie, ce qui manqua de la faire rire, mais elle s'abstint puisque rire en courant n'a jamais été très conseillé.
A mesure qu'elle progressait elle réalisa qu'il n'était pas si près des flammes qu'elle l'avait cru, une illusion d'optique, sans doute, et songea qu'il avait dû être vexé d'avoir été repoussé, s'était placé là pour observer, déçu peut-être. Parallèlement, sa progression aurait pu devenir très compliquée sans ce feu : le bijou sur sa poitrine commençait à briller d'une étrange façon et, plus elle se rapprochait du jeune garçon, plus il brillait, brillait, brillait... ! D'abord d'une lueur bleu pâle, il était devenu vert pomme, puis bouteille, avant de passer à un violet presque rose. Ces couleurs par trop voyantes ne l'auraient pas aidé dans sa recherche de discrétion si le brasier n'avait pas été d'une telle intensité. Si les maisons précaires de ces gens ne leur avait pas apporté chaleur et protection durant le temps qu'ils avaient vécu à l'intérieur, elles prodiguaient aujourd'hui une protection insoupçonnée à Enora.
Elle n'était plus qu'à une vingtaine de pas du noble, qui était sur le mur d'enceinte sous elle. Un nouveau sourire s'empara de son visage. Tirant de sa sacoche de cuir une longue et étroite corde, elle fit un nœud coulant à l'une des extrémités sans perdre de vue sa victime. Doucement, elle se laissa tomber sur la tour de guet qui jouxtait Ozvello. Toujours avec cette infinie prudence, et en prenant soin de cacher du mieux qu'elle le put, la lueur du collier sous ses boucles blondes et son haut blanc, elle fit glisser le nœud coulant à terre, aux pieds du garçon. Se retenant de rire, face à cette ruse, la plus vieille du monde, elle n'eut qu'à jeter un petit caillou à l'opposé de sa direction. Le geste eut l'effet escompté : le jeune homme ne s'inquiéta pas du bruit, mais un réflexe des plus évidents le fit bifurquer vers ledit bruit, plantant son pied en plein milieu du nœud.
Avec un grand « Han ! » Enora, tenant l'autre bout de la corde autour de ses poignets et serrés dans ses mains, se laissa tomber sur le mur d'enceinte en-dessous. Ozvello décolla et, la corde ayant glissée autour de la torche murale plantée dans la tour de guet, il finit par rebondir mollement sur cette dernière, le corps renversé, son grand chapeau à plume à terre.
Notre mercenaire profita du moment de surprise pour ôter ses bottes au jeune homme. Ricanant, elle se tira une cigarette qu'elle alluma négligemment en s'asseyant sur le bord du rempart.
_Bonsoir Ozvello !
Elle le regardait se débattre comme un petit ver, tendre le bras vers ses effets tombés à terre, et surtout vers cette mystérieuse épée qui avait malencontreusement glissé hors de son fourreau. Cette vision la fit rire de plus belle, sans méchanceté aucune, mais le tableau était tout simplement trop ridicule pour résister.