Jadis, la vie de Vian avait été insouciante : lorsque les esprits follets étaient encore nombreux, et la forêt luxuriante, le travail de chaque fées était si minime qu'il était tout-à-fait exceptionnel de les voir à l'ouvrage plus de quelques minutes. Aucune d'entre-elles ne pensait à la planification des tâches. Le labeur était tellement éloigné de leur nature profondément chaotique et joueuse qu'elles n'y songeaient même pas. Faire quelque-chose par devoir leur semblait, à l'exception de quelques rares situations précises, presque inconcevable. Mais depuis, tout avait empiré. L'Homme avait peu à peu envahi les bois, et sa présence avait troublé l'équilibre millénaire… ce qui avait provoqué le retrait de la plupart des esprits follets. La charge de travail avait ainsi augmentée, et le nombre de travailleurs potentiels, drastiquement diminué.
Vian était obligé d'entretenir activement la forêt, et il en avait pris, au fil du temps, un peu l'habitude. Mais lorsqu'il avait du, pendant la journée et une bonne partie de la nuit, effacer les traces du camps d'une quinzaine de bandits, qui avaient convenu de s'installer dans son bosquet, cela l'avait mis d'assez mauvaise humeur. Au final, il en avait tué près d'une dizaine, et mis les autres en fuite. Il fallait toujours laisser des survivants avec des souvenirs horrifiques, il le savait, pour qu'ils aillent ensuite décourager au mieux les curieux de s'aventurer dans la région. Chasser des humains, ça n'était pas le problème en soi. C'était même plutôt distrayant. Cependant, ceux-là avaient en peu de temps réussi à faire assez de dégâts en embrasant plusieurs massifs de plantes à l'aide de substances inflammables. C'en était bien assez pour mettre l'esprit follet dans une mauvaise disposition.
Mais surtout, la fée s'était rendu compte que ce problème l'avait distrait, et qu'il avait du laisser passer une autre menace. Après avoir dépouillé un dernier cadavre de ses objets métalliques, et de les avoir entreposés en bas, en attendant de retrouver la force de les détruire, ce qui était difficile à sa magie, Vian s'autorisa une pause de quelques minutes. Ses informateurs prétendaient que l'intrus s'était endormi. Il n'avait plus tellement le choix. C'était une occasion trop belle de le neutraliser avant qu'il pose des problèmes : il se devait d'aller voir à quoi celui-ci ressemblait. Il était encore en forme humaine, avec sa chevelure rousse et ses cornes de cerf. Il aurait pu se transformer en un quelconque oiseau et s'envoler à tire d'aile. Pour les distances plus longues, cependant, il disposait d'un moyen plus rapide. Il posa délicatement la main sur le tronc d'un gros chêne, puis fut comme aspiré par le bois…
Il réapparut quelques secondes plus tard, sortant de l'écorce d'un autre arbre. Pas n'importe lequel. L'esprit follet leva la tête. Le doute n'était pas possible, il était bien là, le poids supplémentaire dont il avait entendu des échos à l'instant, pendant son voyage végétal. L'intrus. Ou plutôt l'intruse ? Le jour arrivait, les premiers rayons rosés du soleil apparaissaient à l'horizon. On y voyait encore pas très bien, mais c'était suffisant. Du bas ne dépassait qu'un peu de tissu bleu, ce qui faisait penser à une robe. Vian grimpa à son tour, avec une discrétion et une agilité surnaturelle. C'était comme s'il n'y avait eu aucune gravité pour l'empêcher de se hisser dans les branchages, et que son corps ne faisait pas même frémir ceux-ci.
Bien vite, il se trouva au niveau de ce qu'il identifia, à première vue, comme une femelle humaine d'âge pubère. De ce qu'il savait, elle n'était pas encore très âgée, pour un membre de cette race. Cela, en somme, ne lui importait que peu. La raison de sa présence était plus floue. Ce n'était pas la première fois qu'un individu seul et en apparence faible pénétrait sa forêt. En règle général, ces gens là savaient très bien ce qu'ils faisaient : ils venaient lui demander la charité, un remède, un enchantement… Quelques rares fois, il les aidait.
Oui mais voilà, aujourd'hui, il n'était pas d'humeur. En tout cas, pas d'humeur clémente. En revanche, après le travail difficile et harassant qu'il venait de produire, il n'était pas contre un divertissement de plus. Elle était assez belle, il le pensait, selon les canons esthétiques des hommes. Délicate, aussi, habillée d'une étoffe recherchée. Sans doute n'avait-elle jamais connu de situation vraiment dure, songea-t-il en contemplant sa peau pâle. La vie dans les villes était tellement facile pour les dégénérés de son espèces, qui y régnaient en maître, sans jamais craindre aucun prédateur autre qu'eux-même. Il ne lui en fallait pas plus pour repérer une citadine. Le plus surprenant restant qu'elle était parvenue à grimper jusqu'ici. Ça n'avait pas d'importance : son inexpérience ne ferait que rendre ça plus amusant.
L'avantage, quand un humain était encore plongé dans le sommeil, c'était que sa volonté était considérablement réduite… et il fallait être un esprit des bois pour savoir à quel point il est possible d'imposer des choses à des corps sans volonté. Vian soudain plus joyeux, sourit, et se pencha au-dessus de la belle endormie. Il se demanda un instant s'il n'allait pas la transformer en une personne particulièrement laide, peut-être même en un vieux mâle, et la laisser repartir ainsi. Son enchantement n'aurait peut-être pas été permanent en dehors des forêts, mais cela lui aurait sans doute fait une forte impression. Finalement, il y renonça, arguant que cela serait gâcher la marchandise. Non, il ne fallait pas toucher à la structure d'un corps comme celui-là. Il y avait un autre changement qu'il aimait, en revanche, pratiquer : celui d'échelle.
La peau de l'humaine se mit à scintiller, et celle-ci commença à rapetisser. Son anatomie, tout en conservant parfaitement ses proportions, devenait de plus en plus petite. En moins d'une minute, la jeune fille ne faisait plus que trois centimètres de haut. On ne voyait plus d'elle qu'une petite bosse sous sa robe, qui comme le reste de ses habits, ne l'avait nullement suivie, et qui étaient maintenant cinquante fois trop grands. Vian, satisfait, se changea aussitôt en une guêpe verte de taille modeste, et se posta un peu plus en altitude.
Il savait que la jeune fille n'allait pas tarder à se réveiller. Et lorsqu'elle le ferait, cela serait pour voir, dans l'ombre de son vêtement bleu, ce qui lui paraîtrait être un
scolopendre gigantesque. Bien décidé à la tester de la manière la plus classique qui soit pour en mille-pattes : en grimpant sur elle, et peut-être en la mordant un peu. Au cas où elle se mangerait. Heureusement, cette variété de lithobius là, contrairement à beaucoup d'autres, n'était pas venimeuse, et ne faisait, en tout et pour tout, qu'environ trois centimètres de long… Plus de peur que de mal ?