Yves, te rends-tu compte que tu n’es plus toi-même ? Je voudrais juste demander à Dieu une faveur, la seule en contrepartie du temps que j’ai consacré à son rayonnement. Oh oui, Seigneur, fasse que je puisse retourner en arrière, juste à ce moment où je croyais enfin coucher avec la première fille de ma vie. Fasse que j’y renonce, et que cela change entièrement mon avenir. Fasse que, à ce moment, je rencontre celle que tu viens de mettre sur mon chemin, et que je sois libre pour elle. Et alors, je te jurerai, sur la très sainte Bible, que notre vie ne sera qu’Amour, et que je consacrerai ma vie à elle.
Pourtant, cette femme doit porter quelque secret car, même si elle m’assure n’avoir commis nul délit répréhensible, je ne puis croire qu’une telle beauté, d’une telle élégance même, et bien que ses habits soient à l’encontre, se promène ainsi dans les bois. Dans ma bonne vieille France, a priori civilisée, une telle aventure m’aurait néanmoins incité à la plus élémentaire prudence, ne serait-ce que pour chercher le piège sous-jacent. Dans ce Japon que, finalement, je ne connais qu’à peine, je ne sais que penser, a fortiori parce que cette galante compagne d’un instant ne peut être originaire du pays. Mais qu’est donc ce Nexus sont elle parle tant ? Peut-être ferais-je avancer les croyances de la chrétienté, si je lui demandais de m’y mener. Encore faudrait-il qu’elle sache y retourner, ou que je ne m’y fasse pas arrêter parce que me promenant aux côtés d’une dangereuse criminelle. Et, si ce lieu-là existe, qu’est-ce qu’un délit voire un crime là-bas ? Peut-être est-elle criminelle, d’être comme tous ces croyants persécutés de ne pas appartenir à la religion imposée ?
Crime ou délit, tout me paraît si sordide, quand je me mire dans ses prunelles, que le soleil dardant au travers des feuillages pare de couleurs inconnues, avec néanmoins un vert dont je n’avais jamais vu une telle pureté. Cette jeune femme témoigne d’une telle candeur, que me revient en mémoire une expression maltraitée par mes pérégrinations en des pays où la douleur et la misère combattaient à qui serait le plus impitoyable. « Vivre d’amour et d’eau fraîche », quelle pensée rêvée avec un tel être, comme juste issu de la main de Dieu. L’eau de la rivière et le nid de la forêt, l’éloignement de toute civilisation violente, l’amour dans sa pureté originelle comme le vécurent Adam et Eve.
Et, comme Eve, elle semble si naïve, si peu au faîte de notre monde, au point que je me demande à quel degré d’évolution est sa ville de Nexus. Certes, certains éléments trahissent une évolution et une maîtrise, mais ses questions sont parfois si ingénues qu’elles me renvoient à des évidences que seules les lointaines tribus de notre Terre ignorent encore.
« Oui, moi aussi, je suis en quelque sorte un étranger en ces lieux, car mon pays est la France, de l’autre côté du globe en fait. Et c’est là-bas que j’ai pris cette décision de renoncer à connaître l’intimité avec une femme, et à taire toute pulsion en ce sens. »
C’est étrange comme je veux la rassurer, même en modulant légèrement une réalité écornée depuis que j’ai découvert les talents cachés et les appétits sexuels des lycéennes de Mishima. Et, même si je ne peux renier que battent en ce moment à la fois le tendre respect et le troublant désir, je dois maîtriser toute émotion, pour ne pas faire fuir celle qui, en d’autres lieux, aurait témoigné plus de méfiance encore. Et, quand elle parle de confiance jusqu’à me dire « (…) si vous aviez eu le vœu de me faire du mal, ne serait-ce point fait à l’heure actuelle », elle ignore que c’est, au contraire, du bien que je veux lui faire, un bien que je partagerais volontiers, et qui m’apporterait un plaisir physique et mental autrement plus exquis que le seul plaisir charnel partagé avec les lycéennes de Mishima.
« Je suis heureux de vous voir manger d’aussi bonne grâce. J’ai passé trop d’années à ne savoir de quoi serait fait le repas du lendemain pour les miséreux que j’accueillais. Alors, voir qu’un simple morceau de pain apporte une telle joie, c’est une merveilleuse satisfaction pour moi. »
Elle me rappelle ces regards d’enfants, quand nous partagions ensemble une maigre ration de riz. Une enfance où elle me replonge avec ce que je croyais disparu dans les profondeurs du siècle passé, une boîte à musique comme je n’en vis jamais, tant celle-ci est d’une pureté artistique digne du plus compétent artisan qu’on puisse imaginer. Mais son regard ne peut taire que l’enfance s’est enfuie, et que le monde adulte a déjà laissé des traces. Son regard mélancolique, je l’ai aussi vu chez ces adolescents africains qui gardaient, comme seul souvenir de leur père tué dans quelque conflit ethnique, un objet que nos civilisations européennes auraient depuis longtemps mis au rebut. Et là, Yves, au lieu de laisser poindre en toi quelque fantasme purement sexuel envers une jeune femme seule avec toi au creux des bois, c’est avant tout une femme-enfant blessée qui pose sa tête sur ton épaule. Ne vas pas donner cours à des idées perverses, même si tu poses délicatement ta main sur sa joue, avant tout pour la rassurer et l’apaiser ! Pourvu qu’elle n’y voit nulle pensée malsaine…
Fort heureusement, cela lui donne davantage l’envie de se confier, on dirait.
« J’aime la musique, le théâtre… Et surtout la danse. (…) », voilà un premier pas, et pas n’importe lequel. Lorsque, entre deux missions africaines, je rentrais à Paris, je n’avais qu’une idée en tête, retrouver l’art, dans toutes se expressions ; en une semaine, il me fallait ainsi au moins un soir à l’Opéra, au moins une pièce de boulevard, au moins un ballet nouvellement éclos, comme pour garder quelque lien avec mes racines.
Et, même si cette douce vision se ternit quelque peu, en l’entendant parler avec un certain dédain de « gueux » et de « petit peuple », c’est son « (…)Je ne suis rien. (…) » qui me bouleverse. Comment elle, qui doit osciller entre artiste méconnue et noble déchue, en est-elle arrivée à un tel mépris envers sa propre personne ? J’ai juste envie de lui dire :
« Oh que si, Adelyn ! Accompagnez-moi jusqu’à Seikusu. Je vous promets de renoncer à tout, mon ministère religieux comme mes frasques sexuelles, et de vous demander en mariage, avant que nous rentrions en France où, en compagnie de Madame Adelyn de Lansznernec mon épouse, je restaurerai la demeure familiale, et je vous offrirai une vie digne de vous. »
Une belle idée, Yves, sauf que ce n’est pas la réponse que tu lui fais, tandis qu’elle finit le pain en le faisant croustiller :
« Ne dites jamais que vous n’êtes rien, Adelyn. Vous n’êtes pas sur Terre, enfin sur Terra comme vous dites, par hasard. Vous avez, en effet, à vous acquitter, non d’une dette, mais d’une mission. Et, si nous sommes ici, vous et moi, c’est aussi qu’il y a une raison. »
Un mélange de philosophie et de sermon, tu es toujours aussi doué, Yves, pour tourner les mots, et masquer ton trouble. Reconnais que, si tu l’amenais dans cette vieille bâtisse qu’est le château de tes lointains ancêtres, ce serait aussi pour la mettre dans ton lit ! Alors, quand cette charmante jeune femme parle de « découvrir quelle serait sa place », je ne puis qu’y penser à nouveau.
« (…) Peut-être ce que je recherche n’est pas si loin (…) », elle ne peut savoir combien j’ai envie de lui dire : « l’homme de votre vie est là, tout contre vous, et il jure de vous aimer jusqu’à la mort ». Mais cela pourrait tellement la choquer, alors qu’elle est disposée à venir avec moi à Seikusu, et m’offrir encore le bonheur de sa présence.
J’aurais tellement voulu me noyer dans ses yeux, en lui répondant :
« Oui, Adelyn, ma modeste demeure vous sera ouverte. L’église est fraîche, mais la sacristie est chauffée. Je n’y ai qu’un confort modeste, mais vous pourrez profiter de mon lit et, rassurez-vous, je dormirai sur un fauteuil. »
Ce n’est pas mon profond désir, surtout quand je sens je la sens étreindre mon bras plus encore, mais…
« Et, même si mon ministère m’impose des activités, je prendrai le temps de vous faire découvrir ce que vous semblez vraiment ignorer, à un point qui m’inquiéterait presque. »
Tiens, Yves, tu ne t’es pas encore demandé ce qu’elle ignorait sexuellement. Oh certes, une jeune femme aussi élégante ne doit pas s’abandonner facilement, ni se laisser aller à ces cris dont t’ont gratifié certaines lycéennes. Mais elle paraît si ingénue que c’en est à se demander si elle a connu quelque expérience. Hum, vierge à son âge, ce serait vraiment un cadeau fantastique que Dieu te ferait. Allez, arrête de rêver, et redeviens plus terre à terre !
« Je regrette de vous avouer que je n’ai nulle voiture (Aïe, sait-elle ce que c’est ?) ; je viens ici à pieds, et nous devrions repartir à Seikusu ainsi, également, en espérant que ceci ne meurtrisse pas vos petons. L’église (Euh, là aussi, sait-elle ce que c’est ?) n’est pas loin du bois, il y a juste un parc à traverser, puis vous pourrez vous y reposer. Ah, j’oubliais ; pour nous, une église est sacrée, et toute personne qui y entre, est sous la protection de Dieu, y compris envers la justice humaine. »
Etrange regard qu’elle a soudain ! Elle est poursuivie, injustement si je crois ses propos, mais semble très intéressée de se réfugier dans mon église. Je ne trahirai jamais la charité chrétienne que m’a enseignée Dieu, mais cela m’interpelle.