Cela faisait longtemps que Vian n'avait pas vu d'humains. Ceux-ci se faisaient plus rares, car de fait, les seuls pénétrant dans son bosquet étaient les étrangers, les plus mal informés, ceux qui n'étaient que de passage. Les rares locaux, eux, évitaient depuis longtemps déjà de s’engouffrer dans ces bois défendus par un étrange protecteur. À raison, car ceux qui, par mégarde, s'y perdaient, en ressortaient avec de biens mauvais souvenirs ; s'il en ressortaient... ce qui dépendant essentiellement de l'humeur de la fée forestière.
Mais si l'esprit follet n'avait pas eu l'occasion ces derniers temps de jouer avec un homme, en repérer un tel troupeau, en revanche, l'obligeait à remonter à plusieurs dizaines d'années auparavant s'il voulait trouver une intrusion comparable. Tant de ses semblables étaient alors tombés, tant de terres avaient alors été perdues. La mémoire qu'il gardait de cette époque, où il avait combattu des armées d'humains, était glorieuse, mais guère agréable. Or, les fées n'étaient en général pas très sensibles à la gloire, et bien que Vian, relativement belliqueux, l'était un peu plus que la moyenne, cela ne suffisait pas à lui rendre cette évocation plaisante.
Il avait été avertit assez vite de ce qu'il avait de suite considéré comme une agression par le chant de quelques oiseaux. Aussitôt, adoptant la forme de l'un d'entre-eux, une mésange charbonnière, il s'était rendu sur les lieux. Le trajet ne lui prit qu'une poignée de minutes, qu'il mit à profit pour décider de la meilleure façon de se débarrasser d'autant d'hommes en même temps : c'était une science qu'il n'avait pas pu mettre en pratique depuis tant de temps... Mais s'il y avait un être dans cette forêt capable de combattre une petite armée, c'était bien lui. Peu d'esprits follets avaient son expérience dans le domaine.
Vian n'en montrait rien, cependant, au-delà de l'intense colère qui faisait vibrer ses plumes colorées, il craignait terriblement de ne pas être à la hauteur. Une quarantaine d'humains en armes, même dans un environnement favorable, c'était à l'extrême limite de ses capacités, et il était le dernier rempart du bosquet. Qu'allait-il arriver à tout ces arbres centenaires, toutes ces bêtes à la fourrure précieuse, toute cette nature fragile, s'il ne repoussait pas ces envahisseurs ?
Lorsqu'il arriva, toutefois, il ne fut pas frappé, comme il s'y attendait, par l'organisation implacable, à ses yeux, d'un bataillon de colons, mais par des cris d'agonie. Dans le chaos de la mêlé, il crut d'abord qu'il y avait deux camps distincts, qui s'entre-tuaient. Puis il comprit finalement que tous ces hommes se battaient contre la même créature, une immense masse de muscles et de fer. Vian n'en avait vu qu'une fois. C'était un ork, ou plus probablement, s'il se fiait à ses imposantes mamelles, une ork. Celle-ci, malgré son isolement, parvenait à répandre parmi les créatures méprisables, un indescriptible carnage. L'esprit follet sentit son inquiétude décroître. Peut-être, à l'époque, auraient-ils du songer à s'allier avec de telles forces de la nature.
Cependant, malgré sa fureur, sa force, et les deux dizaines de combattants déjà étendus sur le sol, il était certain que la peau-verte n'allait pas sortir victorieuse de cet affrontement. Ses adversaires étaient trop nombreux, et ils commençaient peu à peu à reprendre le dessus, à l'encercler. Bientôt, ils parviendraient à coup sûr à lui causer une blessure plus sérieuses que celles qui rougissaient déjà son corps olivâtre. Elle avait besoin d'aide... et Vian était tout-à-fait disposé à lui en fournir.
La fée avait songé à faire intervenir certains des plus agressives bêtes de la forêt pour l'assister, dans le cas où il aurait du faire face, seul, à l'armée. Le combat aurait sans doute coûté beaucoup de vies animales. Un tel sacrifice n'était à l'évidence plus nécessaire. La mésange charbonnière, qui regardait jusqu'alors la scène depuis sa branche, commença à prendre une forme bien plus intimidante. Quelques secondes plus tard, c'était un ours gigantesque, aux bois de cerf, qui prenaient ses marques sur le sol terreux.
Après un grondement assourdissant, le plantigrade chargea. Avec un balancement caractéristique, 800 kilogrammes et deux mètres cinquante d'ours brun prirent de la vitesse. Ses bois percutèrent à près de soixante kilomètres heure un des hommes qui, s'étant glissé derrière l'ork, la menaçait de sa pique. L'humain fut soulevé du sol avec violence. Avant qu'il n'ait eu le temps d’atterrir, plusieurs mètres plus loin et avec suffisamment de fractures pour le faire sombrer dans l'inconscience, Vian, profitant de son élan, avait déjà embouti deux autres individus.
Enfin, ayant retrouvé sa stabilité, il se dressa de tout son haut, et fit jouer les muscles colossaux de ses pattes. Ses griffes frappèrent sans subtilité superflue la tête d'un soldat, dans un bruit écœurant, lui brisant à la fois le crâne et la nuque. Une lame vint perforer la fourrure de la fée, ricochant contre une cotte épaisse. Furieux, la gueule de l'ours saisit le porteur du coup à l'épaule, lui plantant dans la chair des crocs de la taille d'une main tendue, puis tira vers l'avant, arrachant le reste du bras. Couvert de sang, Vian constata que la bataille ne durerait pas beaucoup plus longtemps, sous ses assauts combinés à ceux de l'imposante combattante. Les derniers survivants commençaient déjà à fuir.