«- Je vais pas me laisser emmerder par une bande de petites bites, hein. »
Non, mais ils se prennent pour qui les bridés ? Je marche tranquille à la recherche d’un endroit où me pieuter pour la nuit, et ils viennent me prendre la tête pour une connerie. Ah, ça, dans tous les pays, c’est pareil, quoi. T’es tranquille, tu demandes rien à personne, et des mecs qui ne se sentent plus débarquent en t’accusant de les insulter. Bon, là, pour le coup, j’ai répondu avec véhémence, mais avant, je n’avais rien dit du tout !
Ils ont l’air surpris de ma réplique. Bon point, ça. Ca veut dire qu’ils ne s’attendaient pas à avoir de la résistance de ma part. Et de la résistance, je vais leur en donner s’ils continuent. L’un d’eux se risque à relancer les débats.
« Comment tu me parles, mec ? Tu veux te battre ?
- Oh non, non, non, pardonnez-moi, mais j’ai toujours entendu dire que les asiatiques avaient des entrecuisses sous-développés. Et ça a l’air d’être votre cas, en plus ! »
Insulte rasoir. Deuxième lame. Et ils la prennent en pleine gueule, vu comment leurs yeux s’écarquillent. J’ai à peine le temps d’ouvrir la bouche pour leur donner la mousse à raser que je sens un contact violent au niveau de ma mâchoire. Ma tête part en arrière sous le coup de poing, et j’en prends plein les dents. Je titube en arrière, en lâchant mon sac de fringues qui tombe sur les pavés, avant de me redresser en fronçant les sourcils. Il a pas l’air de vouloir s’arrêter, le bougre. J’espère qu’il ne va pas péter mes lunettes. Et il m’invective encore en armant son bras.
« Tu vas crever, fils de chien ! »
Effectivement, mon père est un chien. Un immonde salaud. Mais ce n’est pas une raison pour laisser passer l’insulte, d’autant plus qu’elle est suivie par un nouveau coup. Cela dit, je le vois venir, cette fois. Un pas de côté, et les phalanges frôlent mon visage. Le mec ne sait pas bien taper, rater son assaut lui fait perdre l’équilibre. Et j’en profite pour réagir instinctivement, relevant mon bras pour lui asséner un uppercut dans le menton. Mes doigts craquent contre sa peau, et il bascule en arrière avant de s’écraser au sol, sonné pour le compte. Il a pas l’habitude de se frotter à d’anciens taulards, visiblement. J’ai appris à éviter et à donner des coups, en prison. Sans ça, tu survis pas. Toujours est-il qu’ils ne sont plus que deux, et que même s’ils ont l’air surpris de me voir résister, ils sont plutôt en colère. Et c’est un euphémisme.
Ils se jettent sur moi. En même temps. J’évite les coups, j’en encaisse d’autres. À un moment, je pars à droite, mais cet imbécile laisse parler son instinct, et il m’envoie un coup de boule que je ne vois pas venir. Son front s’écrase contre mon visage, et je sens ma lèvre inférieure se fendre. Je grogne de douleur et le sang coule le long de mon menton. Salopard, va ! T’aurais pu foutre en l’air mes lunettes ! En plus, il s’est fait mal en tapant, non mais je te jure ! Regarde-le, en train de mettre ses mains à la tête parce qu’il s’est fait bobo en donnant un coup. Non mais sur qui je suis tombé, franchement ?
J’ai reculé sous le coup, ce qui me laisse un peu de marge. Je prends deux pas d’élan, saute en l’air en tendant les deux pieds, et blam, au niveau du torse. Il est propulsé contre un mur et sa tête frappe le béton avec tant de force qu’un craquement retentit. Il s’effondre comme une poupée de chiffons pour ne pas se relever. Et le troisième est toujours là. Je le regarde avec un sourire, et incline la tête pour le provoquer.
«- J’espère que t’es mieux membré, hein. Parce que tes potes, à mon avis pour la trouver faut passer par derrière. »
Il jette un oeil presque hagard à ses deux compagnons d’infortune, avant de tourner les talons pour filer à l’anglaise. Comme ça, en les laissant en plan. C’est moi, ou les voyous d’aujourd’hui n’ont plus aucun honneur ? Pourtant, c’est quand même des japonais, quoi !
Enfin. Je vais ramasser mon ballotin de linges. D’ailleurs, c’est à ce moment-là que je remarque quelque chose qui m’inquiète un peu. Il est trempé. Et en levant les yeux, l’adrénaline retombant, je m’aperçois qu’il pleut. Il pleut, nom de dieu. Putain, mais qu’est-ce que j’ai fais pour mériter ça, bordel ? Tu vas pas me dire que le destin s’acharne parce que je me suis évadé de taule et que le karma s’équilibre ou je sais quoi ? Je suis innocent quand même ! Ou presque !
Je soupire, et passe une main dans mes cheveux mouillés, avant de faire passer mon baluchon par-dessus mon épaule. Et je commence à marcher, mon index effleurant ma lèvre. Elle va gonfler... Déjà que ma mâchoire me fait un mal de chien et que je risque l’oeil au beurre noir... Quelle super soirée, franchement. J’en rêve tous les soirs, de vivre ça.
Et je suis perdu dans le quartier de la Toussaint. Manque plus que je me fasse attaquer par des chiens, et c’est le pompon. Je lève la tête, observe les immeubles. Il fait nuit noire, il fait froid, mes vêtements sont détrempés, mes rechanges aussi. Et j’ai froid. Et je n’ai toujours rien trouvé. J’ai pas spécialement envie de squatter chez une personne honnête en entrant par effraction. Et puis, même si je flippe pas, ce quartier est pas spécialement réputé pour son voisinage accueillant, alors dormir dans la rue me paraît un peu dangereux. J’ai paumé mon flingue, en plus.
J’ai bien l’impression que je vais me contenter de marcher, marcher, jusqu’à ce que le jour se lève...
Je soupire, et baisse la tête. Avant de glisser deux doigts sur mes paupières fermés. Je me prends la tête. Littéralement, en fait. J’aimerai bien dormir dans un vrai lit, pour une fois. Neuf ans. Neuf ans que j’ai pas eu de matelas moelleux, de couvertures confortables et chaudes, et de sommeil du juste. Ca commence à faire long, et là, à me voir en train de goutter, les fringues complètements trempes, les cheveux collés au crâne, et la gueule en vrac, je dois dire que ça me manque vraiment.
Je relève la tête, en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Ce bruit, c’est quoi ?
Je tourne la tête, cherchant du regard l’origine du cri. Je vois pas grand chose à travers mes lunettes de soleil, vu qu’en plus il fait noir, mais ça me suffit pour appréhender les choses. Et je tombe des nues lorsque je comprends ce qui arrive. Je ne peux pas m’empêcher de secouer la tête en murmurant.
«- Putain, William, t’aurais pas pu fermer ta gueule, non ? »
Oui, oui. Des chiens. Trois chiens, qui aboient, sortent les babines, claquent des mâchoires en courant vers moi. Je tourne les talons et file sans demander mon reste, mais ils me poursuivent les enfoirés ! Putain, mais je suis aussi mince qu’un mannequin anorexique, j’ai pas de fric, pas de bouffe, juste trois/quatres vêtements, qu’est-ce que vous me voulez nom de dieu ? Tout ce que j’ai c’est du muscle, et je vous assure que c’est dégueulasse !
Penser à des conneries, au moins, ça vide la tête. C’est ce que je me dis en continuant de courir. Je me perds encore plus, d’autant que la peur de me faire bouffer grandit en même temps que j’entends de plus en plus distinctement les aboiements dans mon dos. Quelqu’un, je vous en prie, quelqu’un se bougera-t-il le cul pour me filer un coup de main ?...
Y’a des soirées où je me dis qu’il aurait mieux pas fallu que je me lève.