Waking Up... {PV}

Une journée, terriblement identiques à des tas d'autres. Et une soirée, qui promettait d'être aussi mortellement ennuyeuse. C'était le lot quotidien de Miya, mais elle ne faisait rien, pour l'instant, pour sortir de ce train train qu'elle s'imposait. Après tout, elle aurait pu trouver un autre travail, ailleurs, mais elle revenait toujours dans ce bar, chaque soir. Le karaoké y était libre, elle était devenue une habituée... Elle qui avait fait fureur, durant de nombreux mois, au bar où elle bossait, était à présent partie chez la concurrence.

Elle était à la recherche d'un nouveau départ, d'une nouvelle vie. Miya n'était pas franchement douée à ce petit jeu. Car finalement, elle répétait les mêmes erreurs. Habitait la même chambre trop petite, qui la rendait à moitié claustrophobe. Folle au point de chercher à en sortir à tout prix, chaque jour.

Ce soir là ne manqua pas à la tradition, d'ailleurs. Après une journée à chercher un travail loin de son ancien boulot de serveuse, où Miya avait fumé des dizaines de ces cigarettes qui ne la tueraient jamais, elle avait rejoint ce même bar, éclairé, en plein centre de Seikusu. Bizarrement, on devrait s'attendre d'un endroit aux enseignes si criardes, qu'il soit bondé de monde, et surtout, un certain bruit. C'était tout le contraire. Une ambiance calme et chaleureuse, où l'on pouvait chanter deux ou trois chansons, seul ou accompagné, avec ou sans instrument... Miya aimait cet endroit où tous les styles se mélangeaient.

Ce soir là, comme tous les soirs, elle s'installa en retrait, parce qu'elle voulait rester seule. Se remettre en question, comme toujours, envier ces couples qui s'embrassaient timidement, qui se regardaient, se dévoraient du regard... Et quand la scène se libérait, en milieu de soirée, elle se lançait, et allait prendre le micro. Là, sa voix s'élevait, puissante et mélancolique, berçant quelques timides danseurs... Et après son tour, elle retournerait s'asseoir, solitaire, une cigarette entre les lèvres, devant un verre de whisky, à observer, comme toujours, ces amoureux avec envie.

~ Petit fond sonore ~


Une journée, terriblement identique à des tas d’autres. Quelques heures passées à tenter en vain d’instruire la nouvelle génération au lycée. Non pas que j’ai réellement la vocation de maître à penser, mais cela me permettait de sustenter à mes besoins, lesquels se résumaient à l’instant présent à la commande de ma troisième pinte de la soirée. Le bar était pour le moins miteux, mais la bière n’en était pas moins fraîche et peu cher. J’étais accompagné d’un couple que j’avais rencontré fortuitement au cours de la soirée. Je ne participais que très peu à leur discussion, passant au-dessus des futilités auxquelles ils ne cessaient de faire allusion. Nan mais c’est vrai, sérieusement quoi, qu’est-ce que je pouvais bien en avoir à foutre que monsieur ait failli se faire virer dans la matinée car son patron l’avait surpris en train de trainer sur un site de jeu en ligne, ou que sa moitié se soit acheté une nouvelle robe il y a quelques heures de cela. J’allais devoir me défiler à leur présence assez rapidement si je ne souhaitais pas que ma soirée tourne au cauchemar..

Mes mains se joignirent, mes paupières se refermèrent. Peu à peu, mon esprit se vida de toute pensée superflue. Du néant, apparue alors un atome, puis un second.. Mentalement, j’assemblais chacune de ces petites particules, suivant une conformation bien particulière. Je retrouvais mes repères sur ce pouvoir qui illuminait ma vie, tout en l’ayant détruit il y a plusieurs années de cela. Cet instant de création, qui dura plusieurs minutes par pensée, mais seulement quelques secondes pour le reste du monde, me permit d’arriver à mon but. L’acétate d’héxadéca-7,11-diène était désormais sous sa bonne forme isomérique. A partir de là, la suite survint d’elle-même. Toutes mes glandes cutanées relâchèrent dans l’environnement cette molécule qui, une fois captée par l’organe voméronasal des autres humains présents, transmettaient un potentiel électrique jusqu’à l’hypothalamus antérieur, induisant un comportement particulier dépendant de chacune de mes créations.
Je vidais ma chope et me relevai en souriant, ne prenant pas la peine de saluer mes compagnons de table. Dans l’ensemble de l’établissement, les voix commencèrent à se hausser, les gestes se faisant plus brusques, les tempéraments s’échauffèrent. Lorsque je me retrouvais dans la rue, fermant la porte derrière moi, une chaise traversa la vitre qui se brisa sur le trottoir. De l’intérieur s’élevaient maintenant des insultes, et à en croire certains bruits, certains en étaient même venus aux mains, que ce soit du à mon intervention ou simplement à leur caractère.

Au moins, j’aurais rendu leur soirée moins ennuyeuse..

Au fond de moi, je savais que cela était mauvais, mais je ne pouvais m’empêcher de m’amuser en pensant qu’une chose aussi insignifiante qu’une petite molécule pouvait induire de tels effets.

Apaisé et joyeux après toute l’agitation que je venais d’engendrer et par la nicotine qui embuait mes poumons lorsque j’inspirais sur cette cigarette, mes pas me menèrent jusqu’à un autre établissement dont les néons arboraient de nombreuses couleurs plus flashantes les une que les autres. Par simple curiosité –et parce que mon gosier était devenu bien sec- j’appuyais sur la clenche de la porte d’entrée. Quelle ne fut pas ma surprise, moi qui m’attendait à atterrir dans un club ou autre bordel, d’observer une ambiance des plus paisible, rythmée par instants par des clients qui s’emparaient du micro et poussaient la chansonnette. Par curiosité je m’assis à une table près de l’entrée, commandant un double whisky et allumant une nouvelle cigarette. Cet endroit, bien que définitivement à l’opposé des lieux que j’avais l’occasion de fréquenter, m’intéressait au plus au haut point. Mon regard, toujours amusé et curieux, se posa sur les différentes tables où siégeaient majoritairement des couples. Je les observais avec un certain désir, enviant leur insouciance du simple fait d’avoir trouvé leur moitié, même si je n’étais pas dans cette optique.

Le micro se mit à grésiller. La musique débuta calmement avec les basses. Toujours les basses en premier. Puis d’autres instruments se rajoutèrent peu à peu, me transportant vers un autre lieu. Des souvenirs de Terra me revinrent à l’esprit. Et tout cessa lorsqu’une voix me sortit de cette transe, pour rapidement me faire  plonger dans une autre bien plus profonde. Je n’osais lever mon regard vers la source de ces sons si délicieux pour mon ouïe, à la fois tout en douceur et en puissance. Ces tonalités me transcendaient entièrement..

Puis, ce fut la fin de la chanson, et je retournai difficilement à la réalité, mon regard posé sur ma cigarette, qui s'était consummée d'elle-même.

~ Une chanson... ?


Quand Miya chantait, rien d'autre n'existait que cette sensation grisante de se laisser aller complètement, de pouvoir extérioriser ces sentiments qu'elle gardait si farouchement en elle. Elle hurlait à la face du monde son désespoir et sa solitude. On lui répondait qu'elle avait une superbe voix. Miya désespérait que quelqu'un, un jour, puisse la comprendre. Pour le moment, elle se contentait de chanter, puisque c'est tout ce qu'elle parvenait à faire.

A son désespoir, à cet état second dans lequel elle plongeait toujours sur scène, succédait la fierté de l'effet qu'elle produisait. Car oui, la demi déesse était arrogante. Elle aimait voir les gens sous son charme, mais pas qu'ils croient qu'elle aimerait leur présence. Elle aimait les voir sortir de cet état second dans lequel elle les plongeait...

Mais ce que Miya détestait, c'est ce qui se passait, chaque soir, au moins une fois. Assise à sa table, elle eut le temps de fumer, avec lenteur, la moitié de sa cigarette avant que quelqu'un ne vienne s'inviter à sa table. Oh, c'était un bel homme, peut-être trentenaire... Un costume impeccable, un sourire charmeur. Miya continuait à fixer la scène, où une toute jeune fille grattait une guitare et parfois, laissait entendre sa voix angélique. La demi déesse écoutait, d'une oreille distraite, l'homme à côté d'elle, qui énumérait les qualités dont elle avait conscience. Il ne lui apprenait rien. Elle était belle. Elle avait une voix sublime. Miya soupira, amena son verre au bord de ses lèvres, but une lente gorgée. La jeune fille finissait sa chanson. L'homme posa une main sur sa cuisse.

Miya écrasa sa cigarette sur la main de l'homme, qui cria, surpris. Elle sourit lorsqu'il partit en la traitant de garce. Hey, mon beau. La prochaine fois, tu préfèreras la compagnie de ta femme à celle d'une inconnue dans un bar. Elle ralluma une nouvelle cigarette tandis que son regard repartit à la découverte des couples de la salle. Trop de bonheur par ici, ça allait finir par la rendre malade. Miya décida qu'elle devait changer d'endroit avant d'être trop mélancolique.

Pourtant, il y eut quelque chose de nouveau. Une personne, toute aussi seule qu'elle pouvait l'être. Un homme... Ah non, elle n'allait pas être celle qui allait chercher de la compagnie. Pourtant, elle n'eut pas vraiment le choix quand c'est un couple qui vint prendre place à sa table. La fille gloussait quand elle riait. L'apanage des amoureux. Après un soupir, Miya se leva, finit son verre cul sec et se demanda... Quoi faire... Partir, alors que la soirée ne faisait que commencer, ou... Rejoindre cet homme qui l'observait en retour, maintenant ?

Une folie. Elle s'approcha, et s'assit à la table attenant la sienne. Elle commanda un nouveau verre et murmura à l'intention d'Alan :

- Vous aussi, ces couples vous rendent malades ?"

~ Changement de thème, mais dont l'artiste a rythmé mon écriture. ~



Le retour sur la terre ferme avait été d’autant plus rude que cette voix m’avait élevé jusqu’à des strates très éloignées de ce petit bar à l’ambiance chaleureuse. Le rythme restait gravé dans mon esprit, ne pouvant et ne voulant s’en séparer. Je retrouvais peu à peu mes sensations, comme si chaque partie de mon corps se réveillait, semblant bien plus apte à ressentir mon environnement. Mes doigts frémirent une dernière fois, et j’écrasais cette cigarette que je n’avais finalement même pas touchée.

Mon regard balaya la scène, cherchant la source de ces sons enchanteresques. Une jeune femme, qui avait à vue de nez le même âge que moi, quittait la petite estrade pour s’installer à une table non loin. Ses longs cheveux, qu’elle repoussa d’un geste de la main, reposaient sur ses épaules. Sa peau me sembla légèrement hâlé, mais peut-être n’était-ce du qu’à la lumière tamisée de cet établissement. Enfin bref, aucun doute que, physiquement parlant au moins, elle avait tout pour attirer les regards de la foule, et je ne dérogeais pas à la règle.

Elle fut rapidement rejointe par un homme, habillé de façon bien classieuse. Je les observais, n’entendant pas leur discussion qui ne me semblait au fond pas si compliquée à deviner, mon esprit toujours embué en repensant aux tonalités qui étaient sorties de ce corps.
Une nouvelle fois, je fus tiré de mes rêveries par le cri de l’homme, qui se tenait la main, tandis que la jeune femme écrasait les restes de sa cigarette dans un cendrier. La situation m’arracha un sourire malgré moi. C’est à ce moment que nos regards se croisèrent. Un de ces instants qui semblent durer des heures, qui vous rendent mal à l’aise mais qui procurent également satisfaction. Nan mais qu’est-ce qui m’arrive moi ?! Une chanson et j’suis sous le charme ?

Elle se leva, finissant son verre d’une traite et se mettant à marcher vers la sortie. Enfin c’est ce que je pensais. Contre toute attente, elle s’arrêta à coté de ma table, s’asseyant à coté de moi, observant l’ensemble du bar en commandant un nouveau breuvage.

- Vous aussi, ces couples vous rendent malades ?

Je me perdais le bleu de ses yeux avant de me tourner vers la salle, où en effet les couples me semblaient d’un coup plus nombreux qu’auparavant. Certains s’enlaçaient devant la scène au rythme de la musique, tandis que d’autres s’embrassaient plus ou moins fougueusement, s’enfonçant plus profondément dans leur fauteuil.

- On peut dire ça oui.. Je laissais quelques secondes s’écouler, réfléchissant à ce que j’allais dire. Enfin j’imagine qu’il faut être à leur place pour ne pas voir les choses de notre façon.

Mes yeux se posèrent sur un couple en particulier, installé dans un coin plus sombre. L’homme était un peu rondouillet, transpirant à lourde gouttes, embrassant de façon totalement horrible sa compagne, une femme d’environ dix ans son aînée, relativement petite, qui se laissait tripoter par ces doigts grassouillets. Je plissais mes yeux face à cette vision, et reprit, me penchant un peu vers la jeune chanteuse, pointant discrètement du doigt le dit-couple :

- Enfin en voyant ça, qu’on ne me dise pas que l’amour est toujours quelque chose de.. beau.

Un sourire s’afficha sur mon visage, observant les réactions de cette muse qui était assise à mes côtés. Même en parlant, sa voix me semblait douce et mélancolique. Son parfum, bien qu’inconnu à mes narines, me troublait malgré moi. Si l’on rajoutait sa beauté, elle parvenait, par sa simple présence, à conquérir trois de mes sens. Je suis faible aussi..

Lorsque le serveur lui ramena son verre, je lui tendu le mien afin de trinquer. A une voix merveilleuse ! lançais-je tout en la regardant dans les yeux.

Avoir été à leur place... Le regard de Miya se voila légèrement, alors qu'elle se tourna vers la salle. Elle avait été heureuse, et amoureuse comme ça. Elle se raccrochait à ce sentiment depuis presque deux ans. Tant de temps passé loin de lui, sans la moindre nouvelle. C'était toujours ainsi que ça finissait : elle vivait, les autres mourraient. Elle n'y pouvait rien. Putain de dieu gitan de mes fesses. Elle but une gorgée de son verre, et le finit même d'un trait.

Alan reprit la parole, montra un couple. Oh, elle était de ces femmes pour qui l'apparence comptait bien plus que n'importe quoi d'autre. Et effectivement, un couple grassouillet était la source de mille plaisanteries. Sa conscience ne lui murmurait même pas : C'est mal. Ou encore : Tant qu'ils sont heureux... Ils n'avaient pas le droit, d'être heureux. Elle était malheureuse, elle ! Tout le monde devait l'être. Elle eut une légère grimace, et un sourire. Ce furent ses seules réponses à ce propos. Le serveur s'approcha, pour remplir à nouveau son verre. du coin de l'oeil, elle vit son compagnon de table lever son verre pour trinquer, ce qu'elle fit - surtout qu'au passage, il lui lança des fleurs. De quoi flatter l'égo de la demi déesse, qui ne se fit pas prier.

- Je vous remercie. (Elle but une gorgée de son verre.) "Je vous ai donc plu ? Sur scène, je veux dire."

Elle avait bien capté qu'elle lui avait tapé dans l'oeil. Il fallait être moine ou gay pour ne pas craquer sur elle, Miya aimait le penser. Elle lui sourit, et après une nouvelle petite gorgée, elle posa son verre sur leur table commune, avant de tendre la main.

- Je m'appelle Miya. Je ne vous avais jamais vu par ici... C'est un bar que j'affectionne particulièrement, pour son ambiance et son calme...

C’est en observant les gens à leur insu qu’on en apprend le plus sur eux, et cela, je l’avais compris depuis bien longtemps. Pour cette raison, je ne cessai de guetter les réactions de la jeune chanteuse assise à mes cotés. Lorsque le sujet de l’amour ressortit à nouveau, son regard se perdit dans le vide, visiblement troublé par une épreuve passée ou présente. Elle semblait avoir ses propres démons à ce sujet, mais je ne comptais me risquer à aller plus loin dans cette discussion.. Et pourtant, je me surpris à avoir un intérêt éveillé à son égard. En général, ces discussions de comptoir me rentrent par une oreille et ressortent par l’autre, toujours accompagné par un hochement de tête compréhensif et une petite moue tout ce qu’il y a de plus simulé.

De la même façon, elle sembla amusée à la vision de ce couple.. hors norme. J’étais malgré moi rassuré : pouvoir rire de tout –et surtout des autres- était en effet l’un de mes passe-temps favori. Oh oui, je vous entends déjà cracher dans mon dos, ’Tu penses peut-être valoir plus qu’eux ? ‘ ou ’Se moquer du physique.. Pitoyable’. Pensez ce que vous voulez, grand bien m’en fasse. J’ai toujours vécu de cette façon, et ce recul m’a permis d’encaisser bien des épreuves. Et puis, même si je me moque ouvertement de quelqu’un, n’êtes-vous pas vous-même en train de juger ma façon d’être ? Y a-t-il vraiment une différence entre vous et moi ?

Je secouai ma tête, chassant ces pensées. Décidément, faut que j’arrête de me parler à moi-même, ça devient triste..

"Je vous ai donc plu ? Sur scène, je veux dire."

Je m’adossais un peu plus fortement contre ma chaise, continuant à observer ce lieu où toutes sortes de personnes se rencontraient, un lieu où des opposés pouvaient se côtoyer dans une bonne humeur générale. Je rallumais une cigarette, soufflant ma fumée à l’opposé de ma compagne de table, afin de ne pas la déranger.

- Ce n’est pas comme si j’avais de grandes référence dans ce milieu, mais oui, on peut dire que vous avez réussi à m’envouter. Joueur, je ne pus m’empêcher de rajouter avec un sourire aux lèvres : "Sur scène, je veux dire"

Je tapotais ma cigarette contre le cendrier, y faisant tomber les cendres devenues froides. C’est alors qu’elle reprit la parole, toujours de sa voix si calme :

- Je m’appelle Miya. Je ne vous avais jamais vu par ici… C’est un bar que j’affectionne particulièrement, pour son ambiance et son calme…"

Je me tournais un peu plus vers elle, tendant à mon tour ma main pour saisir la sienne. Le contact ne dura pas plus de deux secondes, et pourtant sa peau me sembla d’une infinie douceur. Et Biiiiiim, mon quatrième sens venait de tomber sous son charme : le toucher..

- Alan. Je m’appelle Alan. C’est la première fois que je viens ici, une sorte de coup du destin, peut-être.. C’est un peu à l’opposé des endroits que j’ai l’habitude de fréquenter, où l’on s’entend à peine parler et qui sont noirs de monde.. Mais je reconnais que ce bar a quelque chose.. d’apaisant."

Miya resta trop sérieuse. Elle aurait pu rire, elle se contenta de sourire en levant un sourcil à l'attention de la petite phrase qu'il avait reprise de ses propres paroles. Oui, elle s'amusait, un peu au moins. Ca faisait longtemps qu'elle ne l'avait fait, et son rire aurait sans doute été rouillé. Le voyant débarrasser le bout de sa cigarette dans le cendrier, elle sortit à son tour de son sac un paquet encore plein, et avant d'en allumer une, saisit la main de Alan pour la serrer. Nouveau sourire, un peu plus chaleureux, mais faux. Le genre de sourire qu'elle devait garder pour trouver du boulot, pour ne pas paraître trop distante... Au moins, il avait l'air un peu sincère...

La demi déesse croisa les jambes et s'enfonça à son tour dans son siège, la cigarette arrivée entre ses lèvres fines. Sur scène, un jeune homme montrait l'étendue de son talent au piano, soutenant un rythme effréné avant de plonger dans une mélodie plus douce, plus lascive et envoutante. Ignorant un moment le jeune homme à ses côtés, Miya dodelinait de la tête, fredonnait quelque chose sans aucun sens. Après quelques instants de ce manège, elle reporta son attention sur Alan, s'excusa et sourit. Elle vida son verre d'une traite, tira longuement sur sa cigarette avant de l'écraser, et se leva.

- Emmenez moi.

C'était une proposition démente, Miya s'en rendait compte. Elle voulait casser avec ses habitudes. Alors elle agissait. Elle tendit la main vers Alan.

- Emmenez moi danser. Ici, ou à l'un de ses endroits fous, et bruyants.

Miya voulait se sentir vivante. A défaut de pouvoir se saouler ou se droguer pour oublier, elle devait agir autrement. Elle voulait perdre la tête, perdre pied, le temps d'une soirée. Et elle avait là un homme quine croyait pas en l'amour, juste ce qui lui fallait.

- Emmenez moi danser. Ici, ou à l’un de ses endroits fous, et bruyants.

Mon regard resta plongé dans la salle, à ces couples qui continuaient sans cesse de se bécoter, sans retenue, sans s’arrêter. Les paroles de Miya étaient restées gravées en moi, même si ma réponse ne fut pas immédiate. Tout ça me paraissait tellement surréaliste. Un tableau teinté de folie. Une soirée dans un monde onirique. De toute façon, je connaissais déjà ma réponse, ça ne servait à rien de tergiverser. Je me levai à mon tour, déposant sur la table un billet qui couvrirait bien plus que toutes nos consommations de la soirée. Je bosserai quelques heures en plus demain, tant pis. Dans ce genre de moment où rien ne semble vrai, il vaut mieux agir au plus vite, de peur de se réveiller. De peur de rater le coche. Je saisis sa main, un léger sourire aux lèvres.

- Partons. Partons loin.

Et déjà la porte claqua après notre passage. Nous nous étions dans la rue, un paysage formé de béton aux couleurs étincelantes, ces mêmes couleurs qui cachaient la noirceur des bâtiments derrière elles. Nous marchions rapidement, sa main toujours la mienne, trottinant par moments. Cette cadence de déplacement me soufflait de l’air frais dans le visage. Mon dieu, qu’est-ce que j’aimais ça. Ces moments de pure liberté. Ces moments où l’on avait l’impression que rien ne pourrait nous arrêter. Jamais.

Et déjà nous nous retrouvions devant l’enseigne du Big Shark, une boite de nuit à l’ambiance complètement déjantée, aux antipodes de ce bar paisible que nous venions de quitter. De l’extérieur, le bâtiment ne semblait pas si exceptionnel que cela, mais de la même façon qu’il ne fallait pas juger un livre à sa couverture, ce lieu avait quelque chose d’extraordinaire à l’intérieur. Nous nous rapprochions des bruits étouffés de la musique et des cris de la foule, doublant la longue file d’attente non sans recevoir quelques insultes au passage. Un vigil nous barrait déjà le chemin.

- Hé les jeunes, vous croyez aller où comme ç.. Ah Alan, je t’avais pas reconnu. On commençait à se demander si t’allais venir ce soir aussi. Allez, rentrez, et profitez bien de la soirée !

Je le gratifiai d’une légère tape sur l’épaule qui en disait plus long qu’un simple merci, et montai les quelques marches, sentant toujours la présence de Miya derrière moi, n’osant me retourner de peur qu’elle disparaisse, à l’instar d’Orphée qui perdit ainsi sa muse. Lorsque les portes s’ouvrirent, le son nous submergea, nous happant à l’intérieur où une foule en délire se déhanchait au rythme des basses d’une musique électro. Tout mon corps vibrait.
Finalement, je saisis à nouveau la main de la chanteuse, me tournant face à elle, reculant petit à petit vers cette masse d’humains pour nous y entrainer.

- Bienvenue dans mon monde.. Allons-y !

Partons loin.

Ces paroles agrandirent le sourire de Miya. Elle avait besoin de ça, d'un nouveau départ, de vivre l'instant présent. De ne pas se laisser embourber dans un passé révolu. A trop ressasser, elle finissait par louper des tas de choses. Quand Alan lui prit la main, elle eut une courte hésitation, même si elle ne se montra pas réticente à le suivre. L'air du soir était frais, et de sa main libre, la demi déesse resserra sa veste tout contre elle.

Plus loin, elle entendit le remous de la mer, l'appel des vagues... Miya adorait l'eau, à vrai dire. Elle nota, dans un coin de son esprit, qu'elle devrait y aller le lendemain, ou le surlendemain... Pour l'instant, elle suivait Alan. Leurs doigts étaient entremêlés tendrement. C'est de la folie... Quelque chose qu'elle risque de beaucoup penser au cours de la soirée. Pourtant, elle ne fera pas demi tour. Parce que Miya tente de commencer une nouvelle vie, qu'elle n'a toujours aucun repère dans ce monde, et pas vraiment d'amis sur qui compter. Seule, donc. Alors, si elle pouvait se sociabiliser assez pour faire des connaissances d'un soir, peut-être que ça serait un bon entraînement pour appliquer comme il se doit son crédo du "Ne t'attache à personne, ils mourront avant toi."

Le rythme de leurs pas ralentit, et Miya leva les yeux vers l'arrière du crâne de Alan, devant elle, alors qu'elle continuait à marcher dans son sillage. Une décision : "Juste ce soir. Nous ne nous reverrons jamais après cela." Leurs mains se séparèrent, il ouvrit une porte. Le son agressa la demi déesse, qui, surprise, eut un pas de recul, les yeux exorbités. Oh, ça changeait de ce qu'ils venaient de quitter. Le jeune homme se retourna, et lui prit la main, comme pour l'empêcher de fuir. Le sourire de Miya était légèrement crispé, et après une hésitation qui se ressentit quand il lui tira légèrement le bras, elle finit par suivre.

La musique était assourdissante. Il y avait là une masse compacte de danseurs, qui s'agitaient plus ou moins en rythme. Miya avait déjà mal à la tête, mais pas question de partir. Sans même s'en rendre compte, sa main libre battait le rythme contre sa cuisse. Son regard, curieux, s'attardait sur les danseurs. Elle déposa rapidement sa veste au vestiaire, et continua à se laisser entrainer par son compagnon du moment. Ses doigts serraient la main qui la guidait, de peur de perdre son unique repère - Miya aurait été bien incapable de retrouver son chemin jusqu'à la sortie, la lumière n'était pas suffisante ou assez "stable" pour qu'elle puisse se repérer.

Et maintenant ?" avait-elle envie de demander. Car il fallait savoir que Miya ne savait pas danser. Encore moins... Bouger à un rythme aussi fou. Elle profita d'ailleurs d'un "calme" pour se dresser sur la pointe des pieds, et crier près de l'oreille d'Alan :

- Vous pourriez me demander de danser une lambada ou une tango, pas de problème... Mais ça ?!"

Le tenant toujours par la main, nous nous insérions dans la foule en délire, les basses guidant les mouvements des autres danseurs. Une fois que nous étions à un endroit que j'estimais convenable, ni au centre de la piste, où l'on aurait étouffé sur le coup, ni sur les bords où l'on se sentait seuls, je me retournai vers Miya. Elle s'approcha de moi, me glissant à l'oreille afin que cela soit audible :

- Vous pourriez me demander de danser une lambada ou un tango, pas de problème... Mais ça ?! 

Nos visages s'écartèrent. Son regard me paraissait interrogateur. Non mais tu me vois danser comme.. ça? semblait-il vouloir me dire. Un petit sourire dut apparaître à la commissure de mes lèvres sans que je m'en rende compte. J'avais simplement envie de lui répondre Oui, pourquoi pas !? Mais aucun mot ne sortit dans l'immédiat. Je continuais à l'observer. Il est vrai qu'elle ne semblait pas vraiment dans son élément ici, et pourtant ce léger décalage lui rajoutait encore du charme, n'en déplaise à mes sens qui étaient déjà totalement conquis par sa simple présence.

A mon tour, je me rapprochais d'elle, me baissant pour atteindre son oreille gauche et lui répondre :

- Laisse-toi aller. Laisse ton corps te guider, lui saura...

J'étais persuadé qu'elle serait formidable. La plus formidable de la soirée. Et quand bien même elle ne serait pas en adéquation avec la musique, ses mouvements seraient toujours plus gracieux que ceux de la masse qui gesticulait un peu dans tous les sens, ne se gênant parfois pas pour bousculer leur voisin. Bon ça m'était aussi arrivé quand mon taux d'alcoolémie dépassait un certain stade, et que mon corps me contrôlait malgré moi. Mais tout de même ! S'il y a bien une chose que je déteste, c'est qu'on rentre dans mon espace vital sans que j'en donne la permission.
Il m'arrive parfois d'avoir peur de ce qui pourrait se passer si, ne supportant plus cette masse oppressante, mon pouvoir en venait à se manifester contre mon gré, et semait la zizanie. Qu'il est contradictoire d'être en partie misanthrope, et de respecter à ce point la vie humaine. Enfin respecter.. Oui, disons de manière générale en tout cas, car en y pensant bien il m'arrivait de temps à autres de négliger mes principes et de me laisser aller à mes plus bas instincts, comme cela avait été le cas plus tôt dans la soirée.

Alors que mon esprit vagabondait, je ne cessais de remuer au rythme de la musique qui n'était définitivement pas très variée ce soir, non sans observer la jeune chanteuse, qui peu à peu s'adaptait à ce rythme assez saccadé.

J'aurais voulu poser mes mains sur ses hanches ou ses épaules pour l’entraîner encore un peu plus, mais mon corps ne semblait pas vouloir sortir de sa transe musicale, bien trop absorbé dans l'évolution des mouvements de Miya dans l'espace. On aurait dit que ce n'était pas elle qui s'adaptait à la musique, mais que la musique s'était faite dompter par la jeune femme, concordant son tempo avec sa gestuelle. L'instant me parut une nouvelle fois magique. Rien ne semblait vivre à part elle. Je ne remarquais même pas les quelques connaissances qui m'adressaient des signes de la main non loin de nous.

Seule elle comptait ce soir..

Et pourquoi pas ? Semblait lui dire son regard amusé. Miya n'était, effectivement, pas dans son élément du tout. L'ambiance électrique lui donnait un début de migraine, et une certaine langueur étreignit son corps. Pourtant, elle ne fit pas ce qu'elle faisait toujours dans ces cas là : elle ne s'enfuit pas. Son regard bleu dévisagea Alan après qu'il lui ait parlé au creux de l'oreille, puis le reste de la foule. La demi déesse se fit hésitante, car les apparences étaient très importantes pour elle, et il n'était pas question qu'elle se ridiculise. Et si au début, elle n'osait pas trop bouger, qu'elle se contentait d'imiter des mouvements, elle finit pourtant par fermer les yeux.

Son coeur cognait fort dans sa poitrine, au rythme des basses. Plus rien, autour d'elle, n'existait, hormis ce son qui tambourinait follement et faisait danser la jeune femme. Sa tête chavira un moment en arrière, revint se poser sur son épaule. Ses mouvements prenaient peu à peu de l'assurance, alors qu'elle suivait le conseil de son cavalier, quelques instants plus tôt. Laisse ton corps te guider... Et Miya n'avait plus l'impression de le contrôler. Ce n'était pas si mal, finalement... Se laisser aller, obéir à des pulsions inhabituelles, vivre à nouveau... Elle rouvrit les yeux, chercha Alan du regard, et lui sourit après avoir tourné sur elle même, d'un coup de hanche sensuel, pour lui refaire face. La chanteuse l'interroge du regard, comme pour avoir son avis sur sa façon de danser si inhabituelle... A la façon dont il la dévore du regard, il doit apprécier. Son sourire s'agrandit, ses yeux se referment. Miya se laissa entrainer, à nouveau, par la musique assourdissante...

Tant et si bien qu'elle ne fait pas attention à la faiblesse qui l'envahit peu à peu, que la tête lui tourne... Voilà ce qui se passe quand on mange à peine, qu'on se dépense sans compter, comme elle en a si peu l'habitude... Miya n'en prend conscience que lorsqu'elle rouvrit les yeux, que les lumières qui tournent dans tous les sens la font s'arrêter. Elle inspira profondément, vit Alan... Sa tête continuait à la faire souffrir atrocement. Miya tendit la main et effleura la chemise d'Alan avant de s'évanouir.