Assis sur un antique tabouret branlant face au comptoir d'un taudis immonde, Damascus leva un regard désabusé et fit l'erreur de contempler son reflet dans le miroir ornant le fond de l'établissement.
Non pas que son apparence fut désagréable, bien au contraire, le corps qu'il s'était modelé pour évoluer au milieu des humains disposait de standards élevés. Son teint albâtre accentuait les arêtes saillantes de son visage tout comme il mettait en valeur les lignes fines de sa bouche, constamment plissée sur un sourire sans chaleur. Ses prunelles grises striées de rouge reflétaient un âge aussi ancien que les mondes. La masse ténébreuse de ses cheveux était nouée à l'arrière de son crâne et battait son dos jusqu'à ses hanches.
Une prostituée, somme toute assez bien faite et totalement nue , le frôla, provoquant chez lui un fourmillement irritant dans le bas-ventre.
Damascus se redressa, fit rouler ses épaules musclées sous son blouson rapiécé et déplia sa haute silhouette . Il massa les muscles secs de son cou et grognant un commentaire désagréable à la catin, se dirigea vers un box vide où il pourrait se tenir à distance des parasites de ce trou miteux. Sa démarche souple et féline indiquait un homme d'action, sa carrure et la précision de ses mouvements, un combattant.
La banquette qu'il occupait maintenant sentait le sperme et la sueur. Il fronça ses sourcils fins et plissa son nez aquilin, avant de s'apercevoir que son apparence convenait tout à fait aux lieux. Un fort sentiment de dégoût le surpris alors qu'il observait son pantalon de cuir défraîchi, ses bottes usées et le haut tâché qu'il portait depuis une semaine. Quelle déchéance ....
C'était l'une de ces nuits que Damascus abhorait le plus. Généralement plus porté sur une consommation de la vie au jour le jour, il avait abordé cette soirée de fort mauvaise humeur. Peut-être était-ce dût au fait qu'un ange venait de l' inviter à se remettre au jugement du Père, offre qu'il avait décliné dans la violence. Ou bien encore qu'il soit frustré de sa dernière performance sexuelle, terminée d'ailleurs dans la douleur pour sa partenaire.
D'humeur généralement narquoise, Damascus présentait ce soir tous les signes d'une profonde lassitude.
Qui eut pensé que des millénaires auparavant, ce démon fut l'un des plus grands piliers de l'Enfer. Commandant des armées infernales, bourreau suprême, pourfendeur d'archanges, terreur des abysses ... autant de surnoms établis selon des vérités fondées. Le passé glorieux de Damascus reposait sur des océans de sang et des monceaux de cadavres.
Bien qu'il eut oublié les origines de sa révélation (sa naissance), il sut que jamais, contrairement à certains anges déchus, il n'appartint d'aucune manière au côté lumineux de l'univers. Le Mal fut toujours sa voie.
Sa cruauté et son sens très aigu de la torture le hissèrent aux plus hauts échelons de la hiérarchie satanique. Il dirigea les légions noires contre les troupes du Saint Père, souvent les vainquit, plus souvent encore les éradiqua. Son nom fut scandé sur les champs de batailles victorieux, son Sombre Maître le récompensa, les Enfers en firent leur héros.
Sa bonne fortune était telle que tout lui était permis. Des temples noirs furent érigés à sa gloire, une antique cité humaine portait même son nom ... crétins d'humains ... La luxure et les combats rythmait ses décades, Damascus était l'un des démons les plus puissants de tous les temps.
En ces temps là, bien entendu, il oeuvrait sous sa forme démoniaque, c'est à dire une créature humanoïde haute de trois mètres dont le rouge royal de sa peau attirait forcement l'attention . Son regard était de braise et des crocs brillants émergeaient de sa bouche en fusion. Les deux cornes massives saillants de son crâne indiquaient son rang. Il n'était que muscle et puissance, ses immenses ailes membranées symbolisant la présence d'un supra-démon.
Bon .... c'était il y a bien longtemps ... Aujourd'hui Damascus ne se présentait que sous l'apparence de cet homme qu'il venait de scruter dans le miroir. Bien qu'il ai conservé une partie de sa force d'antan, qu'il puisse user de télékinésie et même créer et contrôler le feu, il demeure que ses attributs humains lui convenaient tout à fait pour mener l'existence dans laquelle il s'était enfoncé. Cela devait faire des centaines d'années qu'il n'était pas apparu sous sa forme véritable.
De même, il n'avait plus fait usage de son épée démoniaque, Scylla l'épée de feu, depuis belle lurette. Allez savoir pourquoi les humains avaient donné le nom de son épée à un monstre marin qui n'avait même pas existé ....
Il soupira et se remémora le faste de ces temps anciens. L'ennui l'avait dissout. Tout avoir et trop avoir pour l'éternité l'avait achevé.
Petit à petit, il s'était retiré des champs de bataille, des millénaires d'absence avaient effacé son nom de la mémoire collective. Seuls quelques uns aujourd'hui pouvaient encore se souvenir de lui, sans toutefois savoir ce qu'il était devenu.
Ce qu'il était devenu ? Un individu lambda, un parmi tant d'autres à louer ses services pour une soirée de protection, un assassinat, un règlement de comptes. Lambda certes, mais doué dans les faits. L'échec lui était inconnu.
Une autre prostituée, plus raffinée que la première, lui adressa un geste charmant avant de mordiller sa lèvre inférieure.
Damascus soupira une nouvelle fois.
Là était l'une des principales raisons de l'abandon de ses prérogatives démoniaques : la Luxure. Il adorait les Humaines, les utiliser pour son plaisir, pour combler ses monstrueux appétits sexuels ... et ses attributs sexuels également, puisqu'en plus d'un pénis dont il était fier, il possédait quatre tentacules indépendants reliés à ses bourses. Bizarres peut-être mais sacrément utiles.
Bien évidemment, un acte sexuel avec une Humaine lorsqu'il était sous forme démoniaque entraînait certes un plaisir incommensurable mais généralement aussi, la mort de sa partenaire. Il avait donc appris à vivre comme les Humains et ça lui convenait .
Son cercle relationnel se limitait donc à quelques connaissances liées à ses activités non pas professionnelles mais rémunératrices et à des légions de catins, nymphomanes, vieilles perverses et autres femmes ayant goûté la puissance de sa virilité. Certaines mêmes le payait pour ses faveurs. Cette pensée anima son regard un instant. Quelle plaisanterie ... Lui dont la fortune ne se comptait plus, dissimulée dans ses antres secrets mais dont il n'avait aucune utilité.
Ses revenus actuels lui permettaient de louer une chambre dans un hôtel quelconque tous les soirs. Ses affaires tenaient dans un sac même si d'un claquement de doigt, il pouvait se parer de son armure démoniaque comme des vêtements les plus raffinés, qu'ils soient infernaux ou pas.
Son état actuel, peu glorieux, était directement lié à la profonde dépression dans laquelle il s'enfonçait.
Damascus s'ennuyait, il n'était rien qu'il n'ai fait ou exploré, il n'était personne qui lui ai résisté, il ............... il s'enfila son Bourbon d'un trait et se leva, vérifia qu'il disposait de la somme nécessaire puis se dirigea vers la prostituée qui lui sourit.
Il fallait que ça change !