Identité/Age/Sexe/Race/Sexualité
Qui suis-je?
Mon reflet, dans la fenêtre du train qui m'amène à cette nouvelle ville, a ce visage familier pourtant. Mais son regard me renvoie à l'inconnue.
Je m'appelle Aude, Aude Haern. Ma vie compte toujours vingt-neuf années, mais les dix dernières sont maintenant moins que des souvenirs, plutôt des cendres sur lesquelles tout est à rebâtir.
Je ne suis pas un reflet sur une vitre, avec en arrière-plan le front de mer et le soleil qui s'abaisse dans l'Océan Pacifique. Je ne suis pas une ombre sur un mur. Je suis réelle. Humaine.
Et j'existe. C'est mon reflet qui me le dit, sans un mot.
C'est ce regard aux yeux noirs. Il est curieux, presque surpris. Mais aussi intéressé.
C'est ce regard qui a pris vie le premier.
Il y avait cette femme sur le quai, à attendre à mes côtés l'arrivée du train à Tokyo. Le premier coup d’œil a été usuel, machinal. C'était une japonaise, habillée en costume d'affaires, parlant dans le téléphone collé à sa joue. Comme souvent avec les asiatiques, il aurait été difficile de dire si elle était jeune ou plus âgée que moi. Ma curiosité reste frustrée: ses mots ne s'élèvent guère, et je n'ai pas l'aisance de sa langue qui me permettrait de la comprendre. Alors j'en reviens à l'attente, fixant la lointaine chenille noire qui annonce peut-être notre train.
Et puis son téléphone lui glisse des mains, tinte sur le sol, et je regarde vivement alors qu'elle se penche pour le ramasser.
Et mon regard prend vie alors. En un instant, il m'a échappé lui aussi, plongeant dans l'ouverture de la chemise de la japonaise, longeant les courbes harmonieuses, délicieuses, de ses seins, devinant le soyeux et la plénitude du soutien-gorge.
Un regard d'un instant. Une éternité d'errements fantasmés.
Je me retrouve à regarder sans le voir vraiment le train s'avancer sur le quai, achever sa course ralentie devant moi et au-delà. Le feu a-t-il pris seulement mon esprit, ou mon visage aussi? Ai je été vue, devinée? Je l'ignore.
Je suis restée sur le quai. Emportée par ces rêveries indécentes que j'aurais, jusqu'alors, bien difficilement pensé avoir pour un homme, encore moins pour une femme. Ma vie amoureuse avait été plutôt.. "classique".
J'en ai raté mon train, en fait.
Quelle honte! Une heure de plus à attendre la liaison suivante, une heure marquée par une fébrilité irrationnelle, à faire les cent pas avec mon sac et mes bagages. Et maintenant, assise dans mon wagon, seule face à ce reflet, la fébrilité a changé, s'est faite introspective. Qui suis-je vraiment?
Physique
Ici, au Japon, je suis une étrangère par mon apparence. D'accord, mes yeux sont petits et légèrement plissés, mais mon teint, définitivement blanc-rose, occidental, me désigne comme telle. On pourrait tout au plus m'attribuer une origine eurasienne. A tort, mais j'aime plutôt qu'on pense cela de moi, cela me fait sentir un peu moins.. "gaijin", ici, justement. Ailleurs, je passerais aisément inaperçue, avec mes cheveux noirs qui s'arrêtent aux épaules, mes traits qui seront, selon les goûts, agréables et/ou ordinaires. Mon visage est assez anguleux, plutôt que rond; ma mâchoire a des lignes marquées, nettes, et mon nez est presque droit. Quand je me lève, j'aime à me trouver un peu grande. Cela me donne une carrure élancée, malgré quelques rondeurs. Parlant de courbes, les regards opportunistes s'attarderaient sur mon buste ou mon fessier... Mais j'arbore aussi, non sans regrets, ces croissants qu'on appelle poignées d'amour. Les maillots deux pièces sont, pour cette raison, bannis de ma garde-robe.
Cette dernière consiste surtout en des robes, des chemises pourvues de manches, mélangeant des couleurs profondes (bleu, mauve) ou ternes (brun, gris). Il n'y a guère que les tenues de sport qui privilégient le caractère pratique.
En dehors des occasions spéciales, soirées, ou pièces de théâtre, le maquillage ne me sert guère. Je préfère plutôt me souligner par le parfum, et si les circonstances ne m'avaient pas forcée à me séparer de ma collection, j'aurais large choix de fragrances, qu'elles soient florales, fruitées, musquées ou ambrées. Cela, et quelques bijoux d'argent: point besoin de davantage quand il ne faut pas me mettre en scène.
Caractère:
Mais sortons du superficiel. Car après tout mon reflet me dit tout ce qu'il est nécessaire en la matière.
Mon attention n'est jamais plus grande que lorsque mon imagination vient s'y ajouter. Comme cette rambarde de théâtre et cette flûte rêvées qui me donneraient l'image d'une artiste.
J'aimerais tellement en être une, vraie et inspirée par le talent. Le monde peut être si terne! Si seulement je pouvais y trouver davantage de joie, de beau... En cela mon imaginaire est à double tranchant: il m'a donné tant d'envie, d'énergie, de vision... Et parfois, il a amené tant de distance avec la réalité, et les gens qui la peuplaient et dont je me trouvais proches.. La dernière désillusion, en la matière, a été la plus cruelle. Lorsque nous l'avons réalisée, mon compagnon et moi, il ne restait guère qu'une seule issue, presque indolore: la séparation.
Mais n'abordons pas ce sujet de suite. Et même, jamais? Au moins, pas de sitôt.
J'ai une grande faculté d'adaptation. Est-ce parce que je suis née dans un pays où les cultures et les langues se croisaient. Est-ce parce que je suis venue ici, au Japon si différent de mon Europe natale. Ou peut-être s'agit-il de ma nature, tout simplement.
Cela vaut aussi pour les langues qui me viennent facilement. Pour les idées... C'est là que le bât commence à blesser. A chercher les compromis, à suivre les idées nouvelles, j'ai déjà entendu que je manquais de personnalité, voire de concentration... En preuve la liste de mes intérêts, assez éclectiques.
Le sport, la peinture, le théâtre, l'histoire, l'ésotérisme... A trop de sujets, peu de maîtrise!
A l'inverse, les sciences "pures" m'ont toujours tenue à distance. Je sais bien compter, écrire sur un ordinateur... Mais autrement, donnez-moi un interrupteur et je briserais le monde! Ou presque.
Enfin, j'ai un côté impulsif. Je suis mon inspiration. Ce départ au Japon aux côtés d'un amour maintenant fini. Cette volonté de rester alors que rien ne devrait me retenir.
Si, quand l'impulsion et la passion ne sont pas là, l'énergie me fait souvent défaut, sous leurs augures je deviens une force... tranquille mais continue. D'où peut être cette étrange confiance, cette croyance en mon destin qui m'habitent en cet instant, malgré mon histoire récente.
Histoire & Autre:
J'ai vu le jour dans un petit village de montagne, dans les Alpes Suisses. Il n'y a pas grand-chose à en dire, je pense. Les villages peuvent être bien différents, les liens et la vie s'y ressemblent beaucoup. J'y ai été heureuse enfant, parmi les miens. C'est en grandissant que j'ai voulu aller plus loin que ces montagnes, découvrir le vaste monde. Cela semble un lieu commun jusque dans les contes! Mais ma curiosité, mes rêveries m'y ont poussée. Et tout simplement, la vie, le monde, parce que la vie de village comme d’antan est en train de disparaître.
Je suis donc partie avec mon premier amour, pour Genève. Avec en vue, des études d'infirmière que j'ai délaissées au bout d'un an. Sans doute, le corps médical est bien dévoué à soulager ses semblables. En général. Mais côtoyer tant d'horreurs, et parfois, tant de mesquineries, était au-delà de mes forces. Alors, j'ai quitté ces études, et mon amour d'alors, pour vivre un peu de bohème. Passé quelques relations sans lendemain, j'ai rencontré Tremon, entamé un cursus en histoire et en arts... Cela a duré dix ans. Pas le cursus, évidemment! Mais Tremon. Je l'ai suivi à Tokyo, joué la bonne compagne, aidée par ma maîtrise des langues. Grâce aux Dieux! Nous n’étions pas mariés, et les enfants n'étaient pas encore à l'ordre du jour.
Les relations liées étaient surtout les siennes, pour sa carrière, et maintenant, il ne me reste guère... J'ai profité, certes, du confort qu'il pouvait procurer... Et maintenant cette indolence s'est retournée contre moi.
Qu'ai-je donc encore à moi? Quelques savoirs, quelques intérêts ci et là. Mon aisance avec les langages, commençant par ceux de mon pays: Allemand, Français, Italien. Mon japonais à l'occidentale. Mon anglais courant. Après, les langues mortes: latin, grec ancien, égyptien ancien.
J'aime à penser que mon histoire ne fait que commencer, finalement. Je pars pour cette ville côtière, juste assez loin, juste assez près de Tokyo. J'ai pu trouver un studio à bon prix, pour cette année, après que l'étudiant qui devait l'occuper se soit désisté. Dans mes valises, l'essentiel de mes vêtements, mon manuscrit, quelques reliques de mon intérêt pour l'Egypte antique, un ordinateur portable... Dans mon sac, précieusement conservé dans une boîte, un masque vénitien que je poserai sur une étagère, marquant l'habitat de mon caractère.
Combien de temps avant l'arrivée en gare? Une heure? Moins?
Qu'importe, j'ai confiance en mon destin.