Elle était épuisée, après avoir quitté Septendora, les miles avalés avaient été nombreux et, toute Déesse qu'elle était, la fatigue avait fini par la gagner. Ce n'était pas tant la fatigue, finalement, davantage la lassitude. Elle se sentait chaque jour un peu plus lasse de sa condition de déesse, chaque jour un peu plus lasse de ces voyages à répétition. Si les dix années qu'elle passait environ dans chaque village paraissaient eh bien... leur temps, c'est-à-dire un long temps, ils ne paraissaient rien à la jeune (d'apparence, du moins) femme, et la dizaine d'années qui pouvait paraître bien longue aux humains, lui semblait finalement bien peu de chose.
Ses pas l'avaient finalement menées dans une auberge, l'auberge du coucher de lune, en plein centre de la ville-Etat de Nexus. Elle n'avait pas pour habitude de se rendre dans les villes. L'agitation qui y régnait, les horreurs trop récurrentes, l'entassement des hommes les uns sur les autres dans des logements, ces appartements, des couches de logements les unes sur les autres, comme si ces hommes n'avaient pas de propriétés à eux... Non, elle n'aimait pas trop cela, mais finalement, y venir de temps en temps lui redonnait foi en ce qu'elle tâchait d'accomplir sur ces terres, et ce soir, ce soir elle avait besoin de compagnie.
Elle avait laissé Satina dans l'hôtel où elle avait posé ses valises, et n'avait pas même pris le temps de se changer, vêtue de sa tenue de voyage, son grand chapeau couvrant une partie de son visage.
Assise à une table à laquelle se bousculaient quelques hommes, elle se laissait offrir des verres. Elle avait fini par apprécier, par ailleurs, la saveur sans pareille et surprenante de l'alcool, en particulier la bière. Elle en appréciait l'amertume, et le goût étrange qu'elle laissait en bouche. En revanche, elle n'appréciait pas renifler l'haleine des soudards à la bière. Ils empestaient.
L'auberge était quelque peu pleine, cette nuit. Dans un coin quelques musiciens folkloriques se disputaient la place avec les clients. La musique entraînante et la bière, ainsi que la compagnie de ces hommes réchauffaient un peu le cœur de la déesse. Elle ne se faisait malgré tout pas d'illusions : ces hommes ne voulaient rien, sinon son corps, la posséder. Cela lui indifférait. Elle était venue chercher la même chose, ce soir. Mais aucun des hommes assis autour d'elle ne lui suscitaient la moindre envie. Finalement, balayant la salle des yeux, elle repéra, isolé, un jeune homme, un vagabond sans doute, comme elle. Il était vêtu comme un rôdeur, et les yeux affûtes d'Ilithye ne manquèrent pas de remarquer qu'il devait également porter un jeu de dagues à son côté, le manteau dans lequel il s'était enveloppé laissant paraître les pointes des lames.
Lorsque leurs regards se croisèrent, elle esquissa un sourire, comme une jeune femme timide, chaste, peut-être... Que voulez-vous, on peut être déesse des accouchements et connaître les tours et les cartes de la séduction...
Au bout d'un quart d'heure à s'observer en chien de faïence, elle se décida à faire le premier pas, puisque ce monsieur, tout séduisant qu'il était, n'y semblait guère disposé. S'excusant auprès de sa cour qu'avaient fini de constituer les piliers de comptoir attablés autour d'elle, la déesse fendit la foule jusqu'à la table de l'inconnu. Désignant sa choppe vide, elle se planta devant lui, de l'autre côté de la table :
_Je n'ai pu m'empêcher de constater que nos deux choppes étaient vides, permettez-moi de vous en offrir une...
Elle n'attendit pas vraiment de réponse, et se saisit de celle du jeune homme qui trônait au milieu de la table. Elle revint quelques minutes plus tard, les deux choppes pleines, et, lui tendant la sienne, s'assit face à l'inconnu.
_Permettez-moi de me joindre à vous, la compagnie de ces soudards a fini par me lasser...