Rubis se mit à rire bien vite de sa remarque. Il n’en était pas du tout vexé, bien qu’elle se sente forcée de le préciser. Le but avait justement été de la faire rire et, lorsqu’elle lui expliqua la raison de son roucoulement, lui-même se mit à rire, sa poitrine se secouant de spasmes hilares difficilement retenus et la secouant brièvement, avant qu’il ne soupire et ne ramène calme et stabilité à sa délicieuse hôtesse.
« J’aimerais bien voir ce film un jour, » murmura-t-il gaiement.
« Il me fera penser à toi. »Doucement, il posa sa grosse main sur sa tête, et il caressa ses cheveux avec une délicatesse qui tranchait avec cette puissance qu’elle avait pu sentir la posséder un instant plus tôt. De bête à agneau, Jack incarnait une dichotomie rare, un équilibre entre la force physique et la brutalité du désir d’un côté, et la tranquillité et la légèreté de l’affection de l’autre. Il la serra légèrement et l’embrassa sur le haut de la tête après son baiser dans son cou, savouré d’une gorge offerte et d’un léger murmure d’approbation.
« C’était normal, Rubis, » répliqua-t-il.
« C’est toi que je dois remercier. Vraiment. Je te remercie. Du fond du cœur. »Elle ne pouvait s’imaginer à quel point elle lui avait rendu service. Au-delà de la soirée torride qu’ils avaient passé et qui leur avait plu à tous deux, et qui resterait sûrement gravée dans leurs mémoires, elle l’avait tiré d’une errance nocturne souffreteuse et du risque d’être repéré et traqué par les forces spéciales qui surveillaient encore la ville. Demain, il retenterait l’affaire, très tôt. Pour le moment, il devait se reposer un peu. Et elle aussi.
« Tu as un rendez-vous, demain, non ? »Il lui semblait qu’ils en avaient parlé et, à ces mots, Rubis s’agita et s’écarta. Il la laissa aller chercher son téléphone et mettre son réveil avant de la reprendre contre lui, et ils tirèrent cette fois les draps à eux, se blottissant l’un contre l’autre, savourant la chaleur et la douceur de l’autre avec un plaisir non dissimulé. La caressant lentement, Jack ferma les yeux, lui aussi, et, quand elle lui souhaita bonne nuit, il sourit et répéta :
« Bonne nuit. »Quatre ou cinq heures, et debout!C’était ce qu’il se répétait en s’endormant. Il était possible de programmer son corps pour se réveiller sans alarme près d’une heure voulue. Ce n’était pas une science exacte et, si on était trop fatigué, le corps n’obéirait pas. Mais c’était possible. Lorsque Jack rouvrit les yeux, il faisait encore complètement nuit. Seule la lueur de quelques éclairages publics se réverbéraient jusque dans la petite chambre douillette de la Terrienne. La Lune était presque vide. C’était très bon pour lui.
Il se leva avec lenteur et précaution, évitant de réveiller la belle albinos en sortant du lit, ne laissant pas l’air frais de la pièce l’atteindre et la repelotonnant bien dans ses draps. Sur la pointe des pieds, il récupéra les habits civils qu’elle lui avait généreusement donné, et il referma la porte pour allumer une petite lampe du séjour et, à la lumière ténue, se rhabiller. Un curieux sac en nylon translucide et difforme, tout froissé et un peu sale, traînait dans un coin, et il songea que c’était un objet jetable qu’elle avait oublié de débarrasser dans la folie de cette nuit. Il y fourra la tenue qu’il avait en arrivant et un
boum le fut sursauter.
Regardant au sol, il vit ce qui avait fait ce bruit, et il se baissa pour ramasser la petite figurine de bois féline. Il la caressa du pouce et sourit avec émotion en se rappelant de sa provenance. Une mission avait tourné mal, un jour, et une fusillade avait eu lieu en pleine rue. Il y avait, heureusement, peu de civils, mais une mère et son enfant avaient été pris dans le feu croisé. Jack s’était précipité à découvert pour les attraper et les conduire en lieu sûr et le petit, avec la clarté et l’assurance que seuls les petits enfants pouvaient avoir dans ces moments, lui avait tendu la figurine pour le remercier. Elle représentait une sorte de petit canin gracile qu’affectionnaient les locaux comme animaux domestiques. L’animal n’était pas terrien, le bois révélerait ses origines extraterrestres au spectromètre de masse et même une analyse poussée révélerait que le métal ayant servi pour sculpter le petit bout de bois était inconnu sur ce monde. Mais il s’agissait d’un objet qui l’avait remercié pour avoir prêté assistance dans un moment de détresse et d’impuissance. Il l’avait oublié au fond d’une poche et il était tombé ici et maintenant pour se rappeler à lui. Pour lui, le signe était clair.
Il laissa donc la petite figurine de bois clair délicatement vernie et polie au pied de la petite lampe avant de l’éteindre et de quitter les lieux, accordant au séjour un dernier regard, et un dernier sourire désolé. Il aurait pu rester ici, s’il l’avait fallu. Tant pis. Tant mieux. Rubis ne méritait pas le genre d’ennuis qui arriverait dans sa vie s’il était pris avec elle. Un jour se reverraient-ils, peut-être. Mais il en doutait fortement.
Il tirait le rideau sur cet épisode éphémère, mais ô combien précieux, qui méritait d’être protégé par son absence.
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« Bwaaaaah j’en peux pluuus… Quand est-ce que la relève doit arriver déjà ? »« Z’ont pas dit… »« C’est quoi manière cette histoire de forces spéciales, là ?! »« Z’ont rien dit dessus. »« C’est vrai ça ! On nous dit jamais rien ! On est là à se les peler et à galérer, ils pourraient nous montrer du respect, les patrons ! »« Bwarf… Suis mieux à l’armée qu’au bureau… »« J’te comprends pas, Eichi ! T’avais une bonne situation et t’as décidé de tout plaquer pour… Pour quoi ? Surveiller une ruelle minable au milieu d’un patelin pourri rempli d’dégénérés ?! Hein ? Eichi ? Eichi ?! »Le soldat referma précipitamment les boutons de son pantalon après s’être soulagé, mais il n’eut pas le temps de se retourner. Une main saisit le fusil posé à proximité. Une autre tira le pistolet de son holster. Il glapit de surprise et de terreur avant qu’un bras passe sur sa gorge et qu’une main pousse sur sa tête. Il se sentit soulevé du sol et il s’étrangla, et suffoqua, et il perdit rapidement connaissance.
Jack avait avancé d’un pas rapide, mais il s’était montré plus prudent en approchant. Il savait que, malgré l’heure très tardive, les soldats ne dormiraient sûrement pas. Mais ils seraient en train de s’ennuyer. Ils seraient distraits. Et il avait réussi à leur tomber dessus sans se faire repérer. Par respect, il laissa les hommes inconscients dans un coin sec avant de redescendre de leur point d’observation et de s’engager dans la fameuse ruelle donnant sur l’usine désaffectée.
En y arrivant, il sentit un poids monstrueux lui quitter les épaules et il eut l’impression de ne pas avoir respiré depuis des jours. Rubis avait chassé ses soucis un moment, mais ils étaient revenus dès qu’il était sorti et le voilà face à son vaisseau dissimulé. Ils ne l’avaient pas encore trouvé. Peut-être n’avaient-ils pas les autorisations. Peut-être pensaient-ils, d’après leurs informations, qu’il ne pourrait pas se poser ici. Quoi qu’il en soit, il avait son vaisseau et, maintenant, grâce à sa chère albinos, il savait où le diriger.
Il le dégagea avait de rentrer dedans, de le verrouiller précautionneusement et de lancer la préchauffe. Il repassa ses calculs en revue et les entra dans l’ordinateur de bord, qui vérifia les coordonnées et procéda à quelques changements mineurs dus à la légère inexactitude de certains calculs de distance terriens. Les réglages prirent un instant, puis, après un check-up pré-décollage, il poussa un long soupir, sautilla sur le siège de pilotage, se baffa et engagea les propulseurs.
Tous les soldats alentour furent alertés dès que les turbines commencèrent à rugir et, feux éteints, le Lina leur apparut malgré tout très nettement en se découpant sur le fond lumineux de la petite ville de Seikusu. L’alerte fut donnée tandis qu’il s’élevait dans les cieux et Jack ne tarda pas à entendre une alarme.
« Quoi ? Un traçage laser ? Sérieusement ?! »Il était abasourdi par la témérité des Terriens, qui semblaient déterminés à le faire retomber sur Terre aussi vite que possible.
Le missile Stinger siffla dans les airs et il l’esquiva de peu, activant ses brouilleurs pour en dérouter un autre in extremis, et l’envoyer valdinguer en l’air avant d’exploser non loin.
« Allez ! N’abusons pas de l’hospitalité des locaux ! »Il poussa les propulseurs au maximum malgré le frottement atmosphérique potentiel ; et juste à temps.
Deux F-2 Viper Zero arrivaient rapidement sur sa position, et une nouvelle alarme lui signala un verrouillage radar avant que ses brouilleurs le shunte temporairement.
« Y a pas à dire, ils sont rustiques, mais ils savent buter des gens, ceux-là ! »L’alarme sonna encore une fois, puis deux. Jack ferma les yeux tandis que le Lina chauffait, chauffait et accélérait à grande vitesse, passant soudainement le mur du son pour s’engager dans une accélération folle jusqu’à la stratosphère, puis en orbite. Quelques dizaines de secondes plus tard, il avait déjà dépassé la Lune et l’ordinateur de bord enclencha automatiquement la propulsion PRL. Il disparut pour de bon des écrans terriens.
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A Seikusu, les explosions avaient réveillé quelques habitants, mais c’est le bruit strident des deux avions de chasse, suivi du
BANG! brutal que le passage du mur du son avait provoqué, qui fit sauter les habitants du lit, la plupart ouvrant les yeux pour voir leurs vitres vibrer, puis s’arrêter. Le bruit des avions se dissipa vite, aucune explosion supplémentaire n’arriva, et les gens finiraient invariablement par laisser ce réveil soudain de côté et aller faire leur petit-déjeuner.
Rubis aussi avait été réveillée, seule, quelques minutes avant que ne sonne son réveil. Son bel inconnu avait disparu. Seuls lui restaient son odeur, son souvenir, et la petite figurine de bois mystérieuse qu’elle retrouverait près de sa liseuse plus tard.
Un jour, peut-être, elle le reverrait.
Pour le moment, Jack était parti.