«
Alors, comme ça, vous avez défendu Altenberg contre les Ashnardiens ?! -
Si fait, mon gars. C’est là que j’y ai perdu un œil. -
Vraiment ?! J’ai fait mon service militaire, vous savez... Mais on m’a affecté dans un camp reculé... Tout ce que j’ai fait, durant mon service, ça a été l’épluchure de patates, et balancer les eaux sales... Ainsi que le creusement de tranchées... Pas vraiment ce à quoi on s’attend, quand on est un soldat, hein ? »
On le surnommait « Œil-de-Glaise », car l’un de ses yeux avait été crevé. Il l’avait remplacé par un oeil en cristal, et parlait avec le bailli du village, soit le responsable municipal, administratif, et judiciaire. Le bailli était en effet aussi le prévôt, dans la mesure où il s’agissait d’une petite ville. C’était un homme assez âgé, avec un bon embonpoint, et qui avait dans sa maison son armure, du temps où il était soldat. L’armure était en réalité celle de son père, mais il avait gagné bien trop de kilos avec les âges pour pouvoir la porter. Le bailli avait initialement été méfiant quand les Courpaings étaient arrivés, craignant de tomber sur des pillards, mais il avait été rassuré quand Rhadamanthe s’était présenté. Même dans des villages aussi reculés, la légende de Rhadamanthe, ce valeureux guerrier, était connue, et, depuis lors, le bailli s’était rapproché, dans l’espoir de décrocher quelques anecdotes à raconter le soir de l’Auvent, quand son imbécile de beau-frère, qui avait fait fortune dans le commerce de peaux de bêtes, venait se moquer de lui, alors que lui faisait fortune à Nexus.
Œil-de-Glaise aimait avoir de l’attention, et raconta donc le siège d’Altenberg, sous le regard amusé de ses partenaires. Son œil, il ne l’avait pas perdu glorieusement au combat, mais dans une auberge peu recommandable, quand il avait été séduit par la fille de l’aubergiste. Il l’avait culbuté dans sa chambre, et avait ensuite appris, quand l’aubergiste les avait surpris, que sa fille était promise au fils du maçon. Ce dernier voulait sa virginité, et, en échange, le maçon mettrait ses apprentis à son service pour réparer et agrandir l’auberge. Furieux, il avait attaqué Œil-de-Glaise avec une bouteille, le prenant par surprise. Une histoire peu glorieuse, d’autant plus que l’aubergiste aurait pu le poursuivre en justice... Mais, d’un autre côté, il avait estropié un soldat nexusien, alors Rhadamanthe avait estimé juste d’en rester là, refusant d’accorder à l’aubergiste une compensation.*
Avec le temps, Œil-de-Glaise, cet éternel séducteur, avait tourné sa situation à son avantage. Son œil était peu reluisant, mais les femmes étaient attirées par ça... Les cicatrices... Ça les changeait des beaux blondinets vantards. Lui avait souffert, et, à chaque fois qu’il abordait une fille, son histoire sur l’œil de verre changeait. Une fois, il leur racontait qu’il l’avait perdu lors d’une glorieuse bataille en assiégeant un camp ashnardien, l’affrontement se terminant en un duel contre un terrible chevaler maléfique expert en magie noire, ayant invoqué des chiens infernaux pour l’aider... Avec le bailli, il en racontait une nouvelle, se perdant dans son histoire. Une Courpaing,
Soraya, la regardait, en souriant, bras croisés. Rhadamanthe lui avait chargé de veiller sur lui, dans la mesure où Œil-de-Glaise avait bien trop tendance à s’attirer les ennuis.
«
Et là, le bélier avait défoncé l’une des portes... Vous n’avez vu Altenberg ? C’est une immense structure, un fort interminable, avec un mur extérieur immense... Haut d’une bonne dizaine de mètres. Les Ashnardiens avaient bâti d’énormes tours de siège, et je défendais donc ma portion contre des Ashnardiens, en cherchant à incendier la tour de siège en bois, quand j’ai entendu les hurlements des défenseurs... »
Cahir était dans un coin de l’auberge, terminant de manger, écoutant, bien malgré lui, ce discours stupide. Le bailli était captivé, mais Cahir savait qu’Œil-de-Glaise racontait n’importe quoi, délirant totalement. Le soleil se couchait dehors. Cahir aurait bien aimé voir le crépuscule... En pleine montagne, c’était un spectacle fascinant, réellement. Cependant, en voir un le déprimerait. Il penserait à Adelyn, cette romantique jeune femme... Et il préférait ne pas y penser.
«
Tu es troublé, Ashnardien... »
La voix émanait de Blaumeux. Ses yeux étaient encore normaux, signe qu’elle n’utilisait pas sa magie activement. Elle était face à Cahir, et s’assit devant lui.
«
Si tu le dis..., rétorqua-t-il simplement, en haussant les épaules.
-
C’est toi qui le dis... Tu es le seul homme de cette compagnie qui n’ait pas réellement songé à me sauter dessus... À l’exception de Rhadamanthe... -
Ah oui ? -
Mais ça ne t’a pas empêché de loucher sur mes fesses... Rhadamanthe a privilégié mes seins... »
Cahir poussa un grognement, et but un peu d’hydromel. Une foule était en train de s’amasser autour d’Œil-de-Glaise. Il y avait surtout des jeunes enfants, ce qui amenait Œil-de-Glaise à s’être relevé, et à mimer ses actions, avec de grands gestes théâtraux.
«
Et là, vlan ! Je le pourfends ! J’avais du feu dans les cheveux, une plaie dans la jambe, et je devais encore affronter des archers ennemis qui avaient imbibé leurs flèches d’huile pour enflammer les masures... -
C’était un conteur itinérant, avant... Il lui en reste des traces... Rhadamanthe ne t’a jamais raconté comment Œil-de-Glaise nous a rejoints, n’est-ce pas ? C’est une histoire très intéressante... -
Une autre fois, je te prie..., rétorqua l’apatride.
-
Ton histoire m’intéresse, apatride... J’en connais un bout, mais il me manque la suite... -
Une autre fois, encore ! »
Le ton était un peu plus agacé, et il crut que l’absence de réponse de la magicienne venait de là... Avant de voir que Rhadamanthe venait d’arriver. Le regard de Rhadamanthe croisa celui de Blaumeux, et il hocha la tête. Cahir fronça les sourcils, et, quelques secondes après, la porte de l’auberge s’ouvrit grand. Œil-de-Glaise interrompit son discours, tandis qu’une dizaine de guerriers entraient dans l’auberge.
«
Ils sont là » énonça calmement Rhadamanthe.
Les villageois les plus proches de la porte se reçurent des coups, et les autres entreprirent, si ce n’est de s’enfuir, au moins de se mettre dans les coins. Douze hommes face aux Courpaings. Cahir s’était relevé, la main sur la garde de son épée, mais Rhadamanthe se posta à côté de lui.
«
La Lance, Cahir. Ils ne sont qu’une diversion. Je sens un pouvoir immense dehors... Ta lame en verredragon peut même blesser les Dieux... Retarde-là, et amène la Lance. N’essaie pas de la tuer. »
De qui est-ce qu’il parlait ? Cahir n’y comprenait rien, mais le ton de Rhadamanthe ne souffrait aucune contestation. Cahir se retourna, et courut rapidement vers un escalier. Les yeux de Blaumeux se teintèrent d’une couleur violette luminescente, et elle leva sa main. Des éclairs lumineux en jaillirent, et frappèrent dans tous les sens, se concentrant pour former une boule magique nimbée d’arcs électriques.
«
Je suis Rhadamanthe, guerriers. La Lance de Lugh est désormais propriété de Sa Majesté Royale la Reine Ivory de Nexus. Vous pouvez choisir de retourner chez vous, défendre vos familles... Ou mourir ici. »
Arthas avait brandi son arc, se trouvant en retrait. Magdalena avait sorti ses deux dagues, en position de combat. Les Courpaigns formaient une petite quinzaine d’hommes, soit un groupe supérieur en nombre... Mais ces guerriers étaient de rudes gaillards, Rhadamanthe le sentait.
Cahir, de son côté, avait atteint le dernier étage, et ouvrit rapidement la porte de la chambre de Rhadamanthe. La Lance était toujours là, et il entendit des bruits de combat en contrebas... Ainsi que des hurlements déchirants.
Le sang venait d’être versé.